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La consommation d’énergie requise pour satisfaire nos besoins ne se limite pas à l’énergie directe, qui correspond à l’énergie que nous payons via nos factures de chauffage, d’électricité et de carburant. Elle comprend aussi toute l’énergie mobilisée pour produire, vendre et transporter les biens ou les services que nous achetons et utilisons : de la voiture au yaourt en passant par nos consultations médicales.

Cette énergie grise, habituellement comptabilisée dans le bilan des entreprises et des producteurs d’énergie, sert à satisfaire les besoins des consommateurs. Rendre visible ces consommations au consommateur nous semble essentiel pour plusieurs raisons. Dans le cadre du débat national sur la transition énergétique, une place importante est accordée à la gestion de la demande et donc aux contenus énergétiques des besoins des consommateurs. Or il n’est pas possible de débattre des besoins en énergie sans en avoir une vision globale et intégrée. L’énergie grise a donc un rôle clé dans le débat, dans la mesure où elle permet notamment d’apprécier les gains d’efficacité énergétique à l’aune des consommations réelles, celles nécessaires pour produire les appareils ou les faire fonctionner. S’intéresser à l’énergie grise soulève également des questions relatives aux modes de consommation, sujet relativement peu abordé dans le débat public.

Mais cette énergie grise est difficilement traçable. Elle est pleinement intégrée au commerce international, elle traverse les frontières et les secteurs industriels. Elle passe de matériau en objet, de service en service, de pays en pays : tantôt importée de l’étranger afin de satisfaire des besoins en France, tantôt exportée pour satisfaire les besoins des consommateurs étrangers.

Reconstruire le chemin parcouru par cette énergie grise, afin de présenter les besoins réels des consommateurs, est une entreprise difficile qui nécessite de prendre des précautions. Mais elle est essentielle dans la mesure où l’énergie grise représente les trois quarts des consommations d’énergie des ménages français, et sa prise en compte favorise une approche systémique de la question énergétique. Intégrer l’énergie grise dans le débat permet de dépasser les questions importantes mais réductrices de la production et de l’efficacité pour interroger plus largement le contenu énergétique de nos modes de vie et leurs évolutions possible.

  • EMPRISE ÉNERGÉTIQUE, ÉNERGIE GRISE ET ÉNERGIE DIRECTE

L’emprise énergétique se définit comme la somme des énergies requises pour satisfaire les besoins en énergie d’un groupe de personnes ou d’un individu. Cette emprise a deux composantes : l’énergie directe, visible sur les factures de gaz, d’électricité ou de carburant ; et l’énergie grise, nécessaire pour satisfaire le reste de nos besoins en biens et services. L’énergie grise comprend donc aussi bien l’énergie utilisée pour produire notre alimentation que celle utilisée pour acheminer et distribuer les aliments et pour les vendre (lumières, chauffage ou ventilation des magasins, etc.).

L’emprise énergétique quotidienne d’un ménage français moyen est de 343 kWh. Les trois quarts de cette emprise sont consommés sous forme d’énergie grise, soit 260 kWh, et seulement un quart sous forme d’énergie directe, soit 83 kWh. L’essentiel de l’énergie que l’on mobilise pour satisfaire nos besoins est donc de l’énergie grise.

S’il est utile de s’intéresser aux émissions de CO2 induites par nos consommations – de nouvelles approches de comptabilité environnementale se développent, notamment sur la question des émissions de CO2 importées –, il nous parait aussi indispensable de raisonner en énergie. L’énergie offre davantage d’informations sur les leviers de changements possibles et permet d’élargir la question de la transition environnementale à celle des modes de vies.

  • ORIGINE INTERNATIONALE DE NOS CONSOMMATIONS D’ÉNERGIE GRISE

Sur une emprise globale de 354 millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep), la France importait en 2004 130 Mtep d’hydrocarbures du reste du monde. Elle importait aussi de l’énergie grise, contenue dans les biens et services achetés à nos partenaires commerciaux à hauteur de 130 Mtep, soit 100 % du montant de la valeur des importations d’hydrocarbures. Ces 130 Mtep comprenaient des téléviseurs conçus au Japon, construits dans le reste de l’Asie et achetés en France par exemple.

Mais la France exporte aussi de l’énergie grise lorsqu’elle vend des voitures à ses voisins européens par exemple, ou lorsqu’une troupe de théâtre répète sur le sol national pour effectuer un spectacle à l’étranger. L’équivalent de la moitié des importations d’énergie grise est exporté vers le reste du monde, le bilan net d’importations d’énergie grise est donc de 65 Mtep, soit 18 % de l’emprise énergétique. Lorsque l’on ajoute aux « importations grises » les importations d’hydrocarbures, on obtient un taux de dépendance de 55 %. Ce chiffre grimpe à 80 % lorsque l’on inclut aux importations l’électricité produite en France à partir d’uranium étranger.

L’ensemble des importations et des exportations mondiales d’énergie doivent s’équilibrer : certaines régions du monde sont exportatrices nettes d’énergie. C’est le cas du Moyen Orient ou de l’ex- URSS, qui exportent de l’énergie directe via les hydrocarbures, mais c’est aussi le cas de la Chine, qui exporte 31 % de son emprise énergétique sous la forme d’énergie grise contenue à l’intérieur de produits manufacturés qu’elle vend au reste du monde.

La Figure 2 (voir version téléchargeable) présente, mises en regard, les emprises énergétiques telles que définies précédemment et les mesures de consommations d’énergie classiques, s’arrêtant aux frontières. La figure met en évidence les régions importatrices et les régions exportatrices d’énergie grise.

  • ORIGINE SECTORIELLE DE NOS CONSOMMATIONS D’ÉNERGIE GRISE

Il est intéressant de regarder dans quels secteurs de la chaîne de production nationale et mondiale l’énergie a été consommée pour satisfaire les demandes des consommateurs en France. Les « secteurs origines » sont les secteurs de l’économie au sein desquels l’énergie a été transformée pour produire les biens et services que nous utilisons.

Il est possible de les regrouper en huit grandes catégories (cf. Figure 3, voir version téléchargeable) et d’ajouter une catégorie « énergie directe », dédiée à l’énergie directement utilisée par les consommateurs finaux.

Près d’un tiers de l’énergie nécessaire à la satisfaction de la consommation des ménages est utilisé pour élaborer, à partir des ressources primaires, l’énergie ensuite utilisée dans les différents secteurs de l’économie (voir barre « secteur énergie », Figure 3, voir version téléchargeable). Concrètement, c’est l’énergie utilisée pour construire les centrales et les faire fonctionner, ainsi que l’énergie perdue lors des processus de conversion de l’énergie (de la chaleur en électricité par exemple). Les deux autres plus importants secteurs consommateurs sont les industries primaires (16 %), parmi lesquelles figurent les industries grosses consommatrices d’énergie telles que les aciéries ou les usines chimiques, et les entreprises de transport des personnes et marchandises (12 %) ; on y retrouve par exemple la SNCF ou les compagnies de transport maritime ; et l’énergie consommée directement par les ménages pour leur mobilité n’apparaît que dans la barre rouge, qui représente 20 % du total au niveau français et 25 % au niveau de la consommation ménages, comme nous allons le voir ci dessous.

  • ÉNERGIE GRISE CONTENUE DANS NOS DÉPENSES QUOTIDIENNES

En utilisant une nomenclature définie au niveau international et en distinguant douze catégories, qui vont de l’alimentation aux transports en passant par les loisirs ou la santé, nous présentons ici le contenu énergétique des dépenses de la moyenne des ménages. Nous distinguons l’énergie grise domestique (l’achat d’un meuble construit en France) et l’énergie grise importée (une voiture de marque étrangère). Les barres en vert sur la droite de la Figure 4 (voir version téléchargeable) correspondent à l’énergie directe du logement et du transport. Les barres violettes associées représentent l’énergie requise en amont pour produire cette énergie directe (c’est principalement l’énergie perdue lors des processus de transformation).

Le transport (40 %) est le premier poste de consommation d’énergie grise, suivi par le poste alimentation (25 %). La construction de voitures requiert beaucoup d’acier, produit par des processus industriels intensifs en énergie ; elle requiert aussi de l’énergie pour transporter ces véhicules et pour les vendre. L’alimentation requiert de l’énergie pour produire, récolter, traiter et assembler les produits alimentaires, mais aussi pour les vendre et les distribuer. On ne sera donc pas étonné par le contenu énergétique élevé de ces dépenses.

Mais il est intéressant de noter que l’on trouve des postes de dépense pour lesquels on ne s’attendrait pas, a priori, à de forts contenus énergétiques. En effet, les postes « loisirs et culture » (25 %) et « santé » (23 %), ainsi que les dépenses pour les logements relatives aux loyers et aux charges (et non pas à la construction) (20 %) arrivent respectivement en troisième, quatrième et cinquième positions. Nos dépenses de loisir comprennent en effet tous les achats de HI-FI ou de micro-informatique, à fort contenu en énergie grise (composants, plastiques, transport). Les dépenses de santé font tourner une industrie pharmaceutique qui est aussi très consommatrice. Ceci invite à relativiser l’idée d’une société dématérialisée qui serait déconnectée des consommations d’énergie du passé. On le voit bien ici, les dépenses que l’on qualifie de tertiaires activent en fait des industries consommatrices en énergie.

L’énergie directe pour le logement (factures de gaz, de fuel ou d’électricité) correspond au premier poste de dépenses énergétiques. La barre violette (Figure 4, voir version téléchargeable) correspond à l’énergie qui a été nécessaire pour produire cette électricité, ce gaz ou ce pétrole. On se rend compte que pour chaque kWh d’électricité consommé par nos télévisions, il aura fallu plusieurs kWh au départ pour produire cette électricité. La Figure 4 nous informe donc sur l’efficacité de notre chaîne de production d’énergie. Ainsi, la part de l’énergie indirecte dans le transport est faible, car il y a peu de perte d’énergie lorsque l’on produit de l’essence, alors qu’elles sont fortes pour la production d’électricité.

Il est frappant de noter que l’on consomme davantage d’énergie grise dans nos dépenses de transport que d’énergie directe, ce qui peut bouleverser les ordres de grandeurs habituels, mais qui ne surprend guère en fait. Dit autrement, nous consommons moins d’énergie pour nous déplacer dans nos véhicules individuels que nous consommons d’énergie nécessaire pour produire, vendre et acheminer les voitures, les trains ou les bus que nous utilisons.

Nous ne nous étions pas intéressés jusqu’ici au contenu des barres, c’est-à-dire à l’origine de l’énergie grise. L’énergie grise que nous consommons peut être issue de la fabrication d’objets qui a eu lieu sur le territoire, mais aussi à l’étranger. Lorsque les biens ou services ont requis de l’énergie consommée en France, par les industries ou le secteur tertiaire, on parle d’énergie grise domestique. Lorsque les biens que l’on consomme ont requis de l’énergie consommée par les industries étrangères, on parle d’énergie grise importée.

La Figure 4 (voir version téléchargeable) montre que nos dépenses d’habillement sont celles qui sont le plus importatrices en énergie grise : les trois quarts sont importées. Ce n’est pas surprenant lorsque l’on considère l’origine géographique de la fabrication de nos achats vestimentaires. Viennent ensuite nos dépenses de transport (hors carburant). On observe que la part d’énergie grise importée représente les deux tiers du total. En effet, les importations d’acier, de composants de voitures et de voitures assemblées ont un fort contenu énergétique. Les achats de meubles ou de produits d’entretien domestiques et les loisirs et la culture importent plus de 60 % d’énergie grise (cf. meubles en kit produits à l’étranger, mais aussi aux importations d’appareils photos ou d’imprimantes qui ne sont pas produits en France).

D’autres postes, comme la santé ou l’agriculture, ont un contenu en énergie grise élevé, mais largement issu des industries qui fonctionnent sur le territoire. On observe ici des dynamiques d’externalisation de nos consommations d’énergie sur certains types de dépenses, qui reflètent le redécoupage des chaînes de valeur du commerce international.

  • PRENDRE EN COMPTE L’ÉNERGIE GRISE

La prise en compte de l’énergie grise dans le débat national sur la transition énergétique nous invite à adopter une vision plus systémique des consommations d’énergie. En effet, avec trois quarts des consommations d’énergie des ménages français, l’énergie grise est présente en filigrane dans toutes les dépenses des ménages. Alors que l’énergie directe tend à décroître (exemple des maisons à énergie positive, qui produisent plus d’énergie qu’elles n’en consomment), une telle représentation est nécessaire pour rendre compte de notre emprise énergétique réelle.

L’analyse des sources d’énergie grises permet également d’identifier l’importance des gains d’efficacité et des efforts à réaliser par les secteurs productifs. Une telle représentation met en évidence des dynamiques d’externalisation, bouleversant les ordres de grandeurs traditionnels. C’est le cas pour les dépenses de transport, qui induisent de forts niveaux d’importation d’énergie grise, mais aussi pour les dépenses de loisirs et culture, qui contiennent les importations de DVD ou chaînes stéréo à relativement fort contenu énergétique.

Cette prise en compte nous invite donc à nous intéresser aux recompositions des chaînes de mise à disposition des biens et services et à interroger les nouveaux canaux de distribution (e-commerce, coopératives de distribution alimentaire locales) à l’aune de leur emprise énergétique globale et de l’énergie grise associée.

La dimension sociale des consommations d’énergie se pose aussi. Alors que les consommations directes d’énergie tendent à plafonner avec le niveau de vie, les consommations d’énergie grise croissent davantage avec le revenu. Plus largement, la prise en compte de l’énergie grise nous incite à réfléchir sur le niveau de nos dépenses, notre mode de vie et nos besoins.

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