La justice climatique se développe de manière exponentielle depuis 2015, l’année 2021 illustrant en la matière une dynamique fructueuse1 , qui fait évoluer le cadre juridique de manière convergente dans plusieurs contextes nationaux, et qui contribue à la mise en cohérence du cadre d'action concret des acteurs publics et privés avec les engagements pris à long terme. Les tribunaux sont de plus en plus exposés aux questions liées à l’urgence climatique, utilisée comme élément central dans des litiges de plus en plus nombreux venant consacrer ce qu’on appelle désormais les « litiges stratégiques »2 . Ce billet de blog analyse le potentiel de ces dynamiques juridiques en termes de prévisibilité pour tous les acteurs (publics et privés, société civile) et de mise en œuvre effective des engagements de lutte contre le changement climatique.

  • 1Grantham Research Institute’s 2021 Global Trends in Climate Change Litigation Policy Report https://www.genevaassociation.org/research-topics/climate-change-and-emerging-environmental-topics/climate-litigation ; Data base Sabin Center for Climate Change Law, Columbia University, NY, NY.M. Torre-Schaub, « Regards comparés sur les litiges climatiques : nouvelles tendances », in Colloque Lausanne 17 et 18 juin 2021 Environnement, climat : quelle justiciabilité ?
  • 2M. Torre-Schaub et B. Lormeteau, « Les contentieux climatiques stratégiques face à l’urgence climatique. Quelles temporalités » in Colloque annuel de la SFDE 2021, n° spécial RJE 2021, en cours de publication.

Les litiges qui semblent aujourd’hui se répandre en Europe ont un triple objectif. Tout d’abord, la plupart tendent à la reconnaissance de l’Accord de Paris sur le climat comme une sorte d’« aiguilleur » susceptible de poser des jalons juridiques en termes d’obligations imposées aux États pour atteindre des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050. Ensuite, au niveau national, les contentieux climatiques ont pour objectif de faire reconnaître soit des « droits » (fondamentaux, constitutionnels, humains), soit un « droit national climatique » contraignant. Souvent, les deux finalités se rejoignent et sont complémentaires : pour mieux réaliser un « droit subjectif à un climat stable, ou un droit à la vie ou à la vie privée », il est nécessaire préalablement de reconnaître l’existence d’un « droit général » susceptible de lutter contre le changement climatique, soit une loi climat ou une stratégie nationale climatique. Cette double dynamique, internationale et nationale, cohabite dans la plupart des recours climatiques3 . Elle conduit au renforcement du droit international du climat et de l’Accord de Paris et à la (re)définition d’un droit du climat au niveau national plus exigent et plus ambitieux. Aux côtés de ce type de recours, on observe une augmentation de la mobilisation du droit privé et du droit des sociétés afin d’assigner en justice des entreprises du secteur des énergies fossiles. 

Les litiges « stratégiques » 

Le modèle prédominant pour les litiges climatiques stratégiques a été de contester soit l’inaction d’un État, soit la prise de décision insuffisante ou erronée d’un gouvernement en vertu d’une législation ou d’une planification territoriale. En termes d'acteurs, si les premiers recours étaient portés uniquement par des ONG, aujourd’hui, la tendance est d’y voir également à leurs côtés des citoyens, des communes, des élus locaux. S’agissant de la juridiction mobilisée, on y voit que même les cours constitutionnelles, les tribunaux civils et les tribunaux des droits de l'homme sont désormais impliqués dans ces litiges. Ces recours peuvent jouer un rôle de « régulateur », dans la mesure où ils peuvent viser à contrôler ou à influencer le comportement des gouvernements, des entreprises et des particuliers. Il s’agit en somme de tendre vers la construction d’une « obligation climatique ». C’est ainsi, comme une sorte de « modèle », que la décision Urgenda II en appel, du 9 octobre 20184 , affirmait l’existence de deux types d’obligations générales climatiques : l’une tenant au devoir de diligence (Duty of Care), l’autre contenue dans les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les deux s’appuyaient en dernier ressort sur l’Accord de Paris. En Irlande, la Cour Suprême a rendu une décision déclarant qu'un droit à un environnement compatible avec la dignité humaine et que le bien-être des citoyens sont une condition essentielle à la réalisation de tous les droits de l'homme5  ; la décision précisait que ce droit deviendrait exécutoire une fois concrétisé par la définition et la démarcation de droits et obligations spécifiques. La Cour a par ailleurs considéré que l’article 15 de la Constitution crée une obligation climatique allant dans la même direction que les objectifs de l’Accord de Paris.

Des obligations climatiques « spécifiques » 

D’autres contentieux peuvent viser la reconnaissance d’obligations climatiques spécifiques permettant des prescriptions plus sectorielles (entreprises du secteur privé, finance) et la formation d’un droit du climat plus transparent. Par exemple, dans une décision de 20196 , la Cour suprême du Canada a décidé que les entreprises pétrolières et gazières qui font faillite doivent s’acquitter de leurs obligations environnementales provinciales avant de rembourser leurs créanciers. Et le monde des entreprises décline d’autres obligations climatiques donnant lieu à une vague de contentieux pour « défaut d’information » et « fausse comptabilité »7 . Ce mouvement se situe aux confins du droit des affaires et du droit du changement climatique, montrant l’importance de « l’hybridation » des droits dans l’avènement d’un régime juridique pour le climat. 

De nouvelles tendances : les litiges fondés sur les droits

Les plus récentes décisions rendues en Europe ce printemps peuvent être considérées comme la consécration des tendances précédemment ébauchées8

Ainsi, la décision de la Cour constitutionnelle allemande de mars dernier tendait à affirmer les droits et libertés de la jeunesse et des générations futures pour déclarer l’inconstitutionnalité de la loi fédérale sur le climat9 . Ce jugement remarquable, fondé sur les droits individuels et collectifs des plaignants, mais également appuyé sur les objectifs du droit international de l'Accord de Paris, repose également sur des données scientifiques spécifiques ayant conduit les juges à considérer que les générations futures ne pourront jamais vivre avec la même liberté et les mêmes opportunités en termes de qualité de vie, de dignité et de bien-être que les générations présentes, ce qui constitue dès lors une « violation » de leurs droits constitutionnels. L’affaire s’inscrit dans une stratégie juridique à long terme. 

L’affaire jugée le 17 juin 2021 par le tribunal de 1ère instance en Belgique a pour sa part estimé que l’État fédéral belge n’a pas agi de manière suffisamment prudente et diligente concernant la lutte contre le changement climatique et qu’il a dès lors enfreint l’article 1382 du Code civil sur le devoir de diligence responsable10 . Le tribunal a également considéré que les droits à la vie et à la vie privé des plaignants, protégés par les articles 2 et 8 de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), étaient violés. Cependant, et au nom du principe de la séparation de pouvoirs, le tribunal a estimé qu’il n’était pas de sa compétence d’enjoindre le gouvernement à agir de manière concrète. Les avancées en termes de droit sont donc à la fois considérables et limitées. Compte tenu de la haute composante politique de la question climatique, les juges ne peuvent par exemple porter leur pouvoir d’interprétation ou d’injonction au-delà de leur strict domaine de compétence. Cette frontière entre les pouvoirs est pour l’heure l’un de obstacles majeurs pour l’avancée des litiges climatiques. 

Dans une stratégie à moyen terme, le procès contre Shell aux Pays-Bas jugé le 26 mai dernier par le tribunal d'arrondissement de La Haye tendait à faire modifier les activités de l’entreprise sur le fondement du devoir de vigilance et d’un devoir de responsabilité élargie11 . Le tribunal a estimé que la vigilance et le contrôle de l’entreprise sur ses activités devaient être compris dans un champ de « sphère d’influence élargie », comprenant ainsi ses émissions du scope 1, 2 et 312 .

Trois requêtes ont été présentées récemment devant la CEDH. Une plainte régionale déposée par six jeunes plaignants portugais contre 33 pays le 2 septembre 2020. Les plaignants affirment que leur droit à la vie est menacé par les effets du changement climatique (comme les incendies de forêts au Portugal), que leur droit à la vie privée inclut leur bien-être physique et mental et qu'il est menacé par les vagues de chaleur qui les obligent à passer plus de temps à l'intérieur. L’Union des femmes seniors suisses pour la protection du climat a déposé un recours sur des fondements semblables, de même que Greenpeace Norvège, pour violation des droits à la vie des plaignants compte tenu des activités d’exploitation pétrolière que le gouvernement norvégien continue d’autoriser en Mer de Barents. 

L'un des aspects forts des litiges fondés sur les droits est qu'il existe un degré élevé d'homogénéité entre les régimes fondés sur les droits individuels et collectifs. Par conséquent, nonobstant les différences juridictionnelles, le degré de transférabilité de la jurisprudence sur ce sujet à travers le pays et le monde est élevé. Ainsi peut-on voir que le nouveau contentieux stratégique sur le changement climatique est évolutif et innovant. La décision Grande Synthe rendue par le Conseil d’Etat en France ce 1er juillet 2021 en est un exemple13 . On peut ainsi émettre, à ce stade, trois conclusions : 1) aucun pays n'agit seul sur le changement climatique ; cependant, les pays diffèrent dans leur approche de la politique climatique ; 2) ces litiges s’appuient sur un principe de « confiance mutuelle » dans les efforts individuels de chaque pays ; à terme, cela permettra d'augmenter les contributions déterminées au niveau national que les pays se sont engagés à produire dans le cadre de l'Accord de Paris ; 3) s’agissant des impacts de ces contentieux stratégiques, ils sont triples : directs (injonctions), indirects (évolutions législatives) et d’ordre économique et financier14 .