Présentation :

Cette synthèse rédigée par Damien Conaré constitue un compte-rendu des interventions lors de la conférence internationale « Biodiversité et droits de propriété intellectuelle », organisée par la Fondation d’entreprise Hermès et l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) au Théâtre de la Cité internationale à Paris, le 17 juin 2010, dans le cadre d'un cycle de conférences internationales sur la biodiversité.

Le premier intervenant, Ahmed Abdel Latif (directeur du programme de propriété intellectuelle et technologie au Centre international pour le commerce et le développement durable, ICTSD - Genève, Suisse), a dans un premier temps rappelé les principales étapes du débat entre propriété intellectuelle et biodiversité, montrant ainsi les tenants et les aboutissants d'une controverse aujourd'hui encore d'actualité et aux multiples réponses. Puis Jean-Frédéric Morin (professeur de relations internationales à l'Université libre de Bruxelles, Belgique) a souligné l'utilité des régimes internationaux dans la gestion d'un débat aux inflexions désormais éthiques et équitables pouvant laisser espérer une réconciliation entre les différents acteurs et leurs intérêts divergents.



Article :

 

L'IDDRI et la fondation d'entreprise Hermès ont lancé au début de l'année 2010 un programme de débats sur les questions de biodiversité. L'objectif, exprimé par Laurence Tubiana (fondatrice et directrice de l'Iddri), est de rapprocher des points de vue différents : ceux de la communauté académique et ceux de la décision publique et privée. En effet, l’Iddri et la Fondation d’entreprise Hermès, porteuse des valeurs de l’artisanat de luxe, parta- gent l’idée que la notion de biodiversité est encore trop liée à une communauté spécifique, commu- niquant plus sous l’angle des espèces en danger que sur la dépendance profonde de nos sociétés vis-à-vis des écosystèmes.

La conférence « Biodiversité et droits de propriété intellectuelle » constitue le deuxième volet de cet échange de vues (après la conférence inaugurale « Biodiversité 2010, et après ? », qui s’est tenue en février 2010). L’enjeu de ce sujet est de donner une valeur aux ressources de la biodiversité, c’est- à-dire à la fois intégrer dans l’économie des valeurs aujourd’hui non marchandes et introduire, dans le champ de la biodiversité, la notion de propriété des innovations.

Or, aujourd’hui, la notion de droit de propriété intellectuelle, autrefois intouchable, soulève des doutes : est-elle réellement efficace ? Faut-il pro- téger les ressources d’une appropriation privée jugée parfois excessive, notamment dans le cas de l’industrie pharmaceutique ? Ce débat met claire- ment en évidence des logiques d’acteurs très diffé- rentes. Dès lors, interroge Laurence Tubiana, com- ment parvenir à les réconcilier, tout en protégeant l’environnement ?

Biodiversité et propriété intellectuelle : historique d’une controverse toujours présente

Ahmed Abdel Latif (directeur du programme de propriété intellectuelle et technologie au Centre international pour le commerce et le développe- ment durable, ICTSD – Genève) rappelle dans un premier temps les principales étapes du débat entre propriété intellectuelle et biodiversité. En 1980, la Cour suprême des États-Unis adopte une décision fondamentale autorisant la breveta- bilité des micro-organismes génétiquement modi- fiés (arrêt Diamond contre Chakrabarty). Validée à une courte majorité (5 votes « pour », 4 votes « contre »), cette décision marque un tournant majeur, et prête aujourd’hui encore à controverse. Puis, en 1994, les accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Adpic), adoptés dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), internationalisent la brevetabilité du vivant à travers leurs dispositions sur les brevets. Les États ne peuvent plus exclure les micro-organismes de la brevetabilité.

Le temps écoulé — moins de quinze ans — entre l’application de la brevetabilité du vivant dans les pays développés et l’internationalisation de cette tendance à travers les accords Adpic, est parti- culièrement bref, et explique que la plupart des pays en développement (PED) qui ont signé ces accords, excepté un petit groupe autour de l’Inde et du Brésil, n’ont pas mesuré la portée exacte de ces dispositions.

Parallèlement, la Convention sur la diversité bio- logique (CDB), adoptée en 1992, affirme la préva- lence de la souveraineté des États sur leurs ressour- ces biologiques. La Convention pose les principes d’un consentement préalable en connaissance de cause et d’un partage juste et équitable des avan- tages découlant de l’utilisation des ressources génétiques, et stipule que les droits de propriété intellectuelle ne doivent pas aller à l'encontre de ses objectifs (cf. Article 16). L’industrie américaine des biotechnologies s’oppose à ces principes, et incite les États-Unis à ne pas ratifier la CDB (en 2010, le pays n’a toujours pas ratifié la Conven- tion). Ainsi, selon Ahmed Abdel Latif, des tensions existent entre deux régimes qui répondent à des logiques différentes : celui de la propriété intellec- tuelle, qui autorise la brevetabilité du vivant et des micro-organismes, et celui de la biodiversité, qui prône la souveraineté des États sur leurs ressour- ces biologiques.

C’est dans ce contexte qu’apparaissent, dans les années 1990, des cas de « biopiraterie » : aux États- Unis, des substances et plantes en provenance d’Inde et d’Amérique latine sont brevetées, alors que leurs vertus traditionnelles, notamment médi- cinales, sont connues de longue date dans ces pays et régions. Les démarches entreprises par les pays concernés visant à obtenir la révocation de ces bre- vets sont coûteuses et compliquées, c’est pourquoi les cas de biopiraterie se succèdent, et perdurent aujourd’hui encore.

Une controverse, de multiples réponses

Depuis 1999, les PED réclament régulièrement la modification des accords Adpic afin de lutter contre ce phénomène de biopiraterie. Ils deman- dent notamment l’introduction de la divulgation obligatoire de l’origine du matériel génétique uti- lisé dans les demandes de brevets — et des savoirs traditionnels qui y sont associés —, ainsi qu’une indication du consentement préalable et d’un partage juste et équitable des avantages décou- lant de l’utilisation de ces ressources génétiques. Ces demandes sont au cœur des négociations en cours censées aboutir à l’adoption de l’instrument APA (Accès aux ressources génétiques et partage des avantages) lors de la 10e Conférence des Par- ties à la CBD, qui se tient a à Nagoya (Japon) en octobre 2010.

Ces requêtes formulées par les PED se sont dans un premier temps heurtées au refus des pays développés. Puis, progressivement, certains pays comme la Norvège, la Suisse et les pays de l’Union européenne ont commencé à en accepter le prin- cipe, estimant néanmoins que le non-respect de cette disposition devrait entraîner une simple sanction administrative et non la révocation du brevet comme le souhaitent les PED. Un carré d’irréductibles parmi les pays développés (États- Unis et Japon notamment) refuse toujours catégo- riquement que le système des brevets soit modifié, et plaide en faveur de mesures prises au niveau national.

Quant au secteur privé, qui dépend pour une très large part des brevets, il invoque les problèmes pratiques et les implications économiques décou- lant de la mise en œuvre de la divulgation de l’ori- gine des ressources génétiques dans les deman- des de brevets ; une telle décision introduirait en effet une incertitude qui risquerait de dissuader les investissements dans le domaine des biotech- nologies. Les entreprises préfèrent ainsi conclure des contrats d’accès avec les communautés locales détentrices de savoirs traditionnels.

Les populations autochtones et les communautés locales requièrent pour leur part une protection « intégrée » de leurs savoirs traditionnels sur la base de la reconnaissance des droits des peuples autochtones et de leurs droits coutumiers.

Le débat a gagné en complexité avec la multipli- cation des enceintes internationales traitant des questions concernant les ressources génétiques et les savoirs traditionnels. En 2001, un Comité inter- gouvernemental sur les ressources génétiques, les savoirs traditionnels et le folklore a été établi dans le cadre de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), l’agence des Nations unies traitant des questions de propriété intellectuelle. Le comité débat notamment de la possibilité de protéger les savoirs traditionnels par le système de la propriété intellectuelle ou par un système sui generis qui emprunterait certains aspects à ce der- nier. Mais la tâche s’avère difficile. Contrairement aux droits de propriété intellectuelle, ces savoirs sont par leur nature même collectifs et leur protec- tion n’a pas vocation à être limitée dans le temps. Le Comité de l’OMPI poursuit donc des discus- sions laborieuses sur ces questions.

Un point d’équilibre ?

Face à cette cacophonie à l’échelle internationale, comment démêler l’enchevêtrement normatif lors- que plusieurs organisations internationales (OMC, CDB et OMPI) discutent et négocient en parallèle ? Certes, des artifices juridiques et diplomatiques tentent de pallier ce manque de coordination, mais les débats mettent en lumière la fragmentation de la gouvernance mondiale dans ce domaine sous les effets de dynamiques et d’intérêts divergents. La question clé demeure celle de savoir comment parvenir à un système de propriété intellectuelle qui soit à la fois efficace en termes de promotion de l’innovation, mais également soucieux d’équili- bre entre des acteurs et des objectifs de politiques publiques différents, afin de parvenir à un consen- sus qui permettra de faire cohabiter harmonieuse- ment biodiversité et propriété intellectuelle.

Une exigence également partagée par Jean-Frédé- ric Morin (professeur de relations internationales à l'Université libre de Bruxelles), pour qui il s’agit de trouver un point d'équilibre permettant d'évo- luer vers moins de conflits entre acteurs. Il note toutefois que si ce point d’équilibre est atteint, il risque de s’accompagner d’une radicalisation de certaines positions, comme cela s’est produit dans le débat plus ancien sur les régimes de la santé publique et de la propriété intellectuelle : les organisations non gouvernementales (ONG), qui avaient dans un premier temps adopté un discours très technique, ont par la suite formulé des propositions beaucoup plus radicales ; de même, certai- nes entreprises qui avaient exprimé une position très conciliante sont revenues à un discours plus radical face aux PED.

De l’utilité des régimes internationaux

Jean-Frédéric Morin souligne l’utilité de la notion de régime international pour comprendre les raisons de l’association systématique entre les domaines de la biodiversité et de la propriété intellectuelle. Un régime international désigne un ensemble de normes, de principes et de règles autour des- quels convergent les attentes des acteurs dans un domaine donné des relations internationales. Si cette définition reste quelque peu floue, le concept comporte néanmoins une utilité théorique : il rompt avec la notion de gouvernance mondiale, un régime étant limité à un domaine particulier des relations internationales.

Selon Jean-Frédéric Morin, la question n’est plus de savoir quelles sont les conditions essentielles à la création des régimes, mais plutôt d’analyser leur évolution. C’est ainsi que deux régimes qui étaient auparavant distincts ont étendu leur champ d’ap- plication et en arrivent aujourd’hui à se chevau- cher. Ils finissent par constituer des constellations de régimes, qui intègrent plusieurs régimes inter- nationaux. En l’occurrence, en termes de biodiver- sité et de propriété intellectuelle, ce ne sont plus seulement deux régimes qui sont concernés, mais au moins quatre : biodiversité, propriété intellec- tuelle, commerce et agriculture.

Cette constellation de régimes a beaucoup évolue au cours des dix à vingt dernières années, expli- que Jean-Frédéric Morin. Au départ, la réflexion sur le lien entre biodiversité et propriété intel- lectuelle était fondée sur la notion de conflit. Aujourd’hui, cette approche est de moins en moins privilégiée. Progressivement, les ONG les plus revendicatrices ont assoupli leur position. À l’inverse, les firmes de biotechnologie recon- naissent désormais la légitimité du principe de partage des avantages, même si elles demeurent opposées à certaines mesures. Ce positionne- ment est nouveau. Par ailleurs, les États-Unis intègrent désormais progressivement certaines normes issues du régime de la biodiversité dans leurs accords de libre-échange, notamment ceux signés avec les pays d’Amérique du Sud. Des questions émergent ainsi sur la manière dont l’un des régimes pourrait servir l’autre et sur la façon de créer une synergie entre les deux.

Les arguments font de plus en plus référence à l'éthique, à l’équité, voire à l'utilitarisme : la pro- priété intellectuelle n’est plus considérée comme un droit, mais comme un instrument au service des politiques publiques. De même, l’accès aux ressources génétiques apparaît comme un outil permettant de mieux conserver la biodiversité. La discussion et la réconciliation entre régimes sont en conséquence beaucoup plus aisées.

Une convergence normative au cœur du libéralisme

Selon Jean-Frédéric Morin, cette réconciliation s’explique également par le fait que les régimes de la biodiversité, de la propriété intellectuelle, du commerce et de l’agriculture reposent sur une même trame normative, celle du libéralisme. Au départ, associer propriété intellectuelle et libéra- lisme ne relevait pas de l’évidence. Par exemple, au XIXe siècle, les Pays-Bas ont abrogé leur système de brevets, au nom du libéralisme. Il a fallu une recon- figuration, consistant essentiellement à mettre en évidence que la propriété intellectuelle constituait un nouveau marché, un marché de droits, pour qu’elle soit prise en compte par des organisations comme l’OMC. Aujourd’hui, le régime de la pro- priété intellectuelle a donc intégré la méta-norme du libéralisme, comme la plupart des régimes internationaux sur l’environnement.

Jean-Frédéric Morin explique que l’octroi de droits de propriété suppose qu’un marché, placé sous la souveraineté des États, s’organise entre les utilisa- teurs et les fournisseurs (comme pour les droits d’émission de gaz à effet de serre). Alors peut-il se produire une « étincelle » entre biodiversité et propriété intellectuelle, étincelle qui s'inscrit dans un même paradigme, celui du libéralisme.



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