Les négociations sur le rôle et les modalités de fonctionnement d’une plateforme internationale science/politique « sur les produits chimiques, les déchets et les pollutions » ont commencé en février 2023 (l’Iddri était présent à Bangkok, voir billet de blog associé). Alors qu’il existe déjà plusieurs plateformes équivalentes sur les grandes crises environnementales (le Giec sur le changement climatique, l’IPBES sur la dégradation de la biodiversité, notamment), fallait-il vraiment se lancer dans la création d’une nouvelle institution ? Ce billet de blog met en lumière plusieurs questions spécifiques soulevées par les interactions entre la progression de la connaissance des risques toxicologiques et éco-toxicologiques liés à ces pollutions, d’une part, et l’amélioration du contrôle de ces risques et les politiques de prévention et de réduction à la source, d’autre part. Ces spécificités sont fondamentales pour comprendre la mise en place de cette nouvelle plateforme dédiée.

Le choix d’une plateforme ad hoc parmi plusieurs options

La décision prise à l’Assemblée générale des Nations unies en février 2022 d’instituer une nouvelle plateforme fait suite à un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE)1 qui évaluait différentes options pour renforcer l’interface entre avancées scientifiques et améliorations de la coopération internationale pour contrôler les impacts des produits chimiques et des déchets sur les écosystèmes et la santé humaine. Parmi les trois options envisagées (une plateforme indépendante ; l’institutionnalisation des processus existants des Global Chemicals Outlook et Global Waste Management Outlook ; ou des groupes d’experts thématiques subsidiaires avec des task forces spécialisées), c’est l’option d’une plateforme indépendante sur le modèle du Giec ou de l’IPBES qui a été choisie, et ses spécifications doivent maintenant faire l’objet d’une négociation. Dans le rapport du PNUE, cette option apparaissait notamment préférable parce que les deux autres assuraient moins de visibilité à la question des produits chimiques, moins d’appropriation des enjeux par les gouvernements et moins de capacité à répondre de manière efficace aux demandes adressées à la recherche par les décideurs politiques.

Cette plateforme devra fournir « un appui aux mesures relatives aux produits chimiques, aux déchets et à la prévention de la pollution », ce qui correspond à différentes fonctions (voir billet sur les négociations de Bangkok). La première d’entre elles, « mener un tour d’horizon prospectif », paraît essentielle dans un domaine où l’ampleur de ce qu’on ne connaît pas des impacts potentiels (effets cocktails, effets à long terme, par exemple) paraît immense. Cela distingue cette plateforme des autres interfaces science/politique pour lesquelles, s’il existe bien une fonction d’alerte, la veille prospective n’est pas explicitement mentionnée comme une fonction clé.

De nouveaux défis pour la recherche

La comparaison avec le Giec est aussi utile pour se représenter l’utilité de cette plateforme concernant la deuxième fonction : évaluer les problèmes actuels et les solutions possibles. Son mandat couvre en effet non seulement l’établissement des risques et des alertes sur les impacts des pollutions sur les écosystèmes et la santé humaine (ce qui est l’équivalent des Groupes 1 et 2 du Giec), et qui semble constituer aujourd’hui le cœur des préoccupations (évaluations des risques chimiques), mais aussi la question des solutions (ce qui l’équivalent dans le Giec des Groupe 2 pour l’adaptation et Groupe 3 pour l’atténuation). Derrière ce terme de « solutions » se trouvent donc posées des questions difficiles pour la recherche scientifique, dont il n’est pas certain qu’elles soient aujourd’hui traitées en tant que telles dans les publications existantes. 

On peut par exemple penser à des solutions d’adaptation, pour que nos sociétés et nos écosystèmes réussissent à coexister, au moins pour des décennies, avec les pollutions chimiques déjà émises dans l’environnement, et dont la persistance peut être très longue, comme c’est le cas des PFAS ou polluants éternels. Autre question à laquelle la recherche s’est encore peu intéressée : celle des trajectoires de transformation de nos modèles économiques et de nos modes de vie pour réduire à la source la prolifération des plastiques, des déchets et des produits chimiques : quels sont les changements de modèles d’affaires dans les différents secteurs concernés (chimie, mais aussi les différents usages de la chimie dans la production des biens ou dans nos modes de consommation) qui seraient compatibles avec le fait de revenir en deçà de la limite planétaire2 sur ces « entités nouvelles », avec une réduction drastique du nombre et des quantités de ces nouvelles entités mises sur le marché ? Quel impact économique et social de ces trajectoires de transition ? Alors que les trajectoires de décarbonation ont fait l’objet de scénarios et travaux scientifiques très nombreux et de plus en plus interdisciplinaires entre économie et sciences humaines et sociales tirés par les rapports d’évaluation successifs du groupe 3 du Giec, la transition en matière de chimie semble à peine posée.

Ces questions illustrent l’intérêt d’une telle interface, qui devra faire usage de sa capacité à poser de nouvelles questions dont les communautés scientifiques pourront s’emparer.

La question critique des capacités de recherche publique, en particulier au Sud

Autre question conceptuellement importante : qu’est-ce qui différencie la situation de la pollution chimique de celle du changement climatique ou de la biodiversité, et qui méritent un design spécifique plutôt que la seule transposition des modalités de fonctionnement du Giec ou de l’IPBES ? Une réponse s’impose : le fait que la production des données et informations sur les risques toxicologiques et éco-toxicologique soit essentiellement exercées par les acteurs privés du secteur, alors que Giec et IPBES reposent essentiellement sur la recherche publique.

Cela entre aussi en résonance forte avec la quatrième fonction envisagée, celle sur les échanges d’informations entre pays du Nord et pays du Sud. On ne peut que se réjouir que soit posée d’emblée, comme cela a été le cas pour la conception de l’IPBES et comme cela est apparu un enjeu clé dans le Giec, la question de l’équilibrage de l’expertise entre scientifiques du Sud et du Nord. On pourrait même souligner, par analogie avec l’IPBES sur la place des connaissances traditionnelles, que cette plateforme devra étudier la question des différents types de connaissances qui pourraient légitimement alimenter cette interface : celles produites par les entreprises privées, celles produites par la société civile, comment garantir leur crédibilité et leur intégration dans cette interface lorsque c’est pertinent, et à quelles conditions ?

C’est aussi particulièrement important dans un domaine où les capacités de recherche sont largement détenues par des grandes entreprises privées multinationales établies dans les pays du Nord ou les émergents, et face auxquelles les capacités publiques d’évaluation des risques dans les contextes spécifiques des pays du Sud sont dans de nombreux cas beaucoup trop faibles. Or une forme de symétrie ou d’équilibre entre capacité publique et privée semble une condition nécessaire à la crédibilité des résultats des expertises. Même dans l’Union européenne où les capacités publiques de recherche en toxicologie et éco-toxicologie sont importantes par rapport à d’autres régions du monde, l’expérience de la réglementation Reach3 a montré les difficultés rencontrées pour assurer une évaluation des risques chimiques permettant la mise en place des politiques et réglementations suffisantes vu le nombre et la diversité des produits concernés. 

Anticiper et organiser les articulations avec les autres plateformes et avec les divers accords internationaux concernés

Enfin, il faudra aussi organiser les modalités selon lesquelles cette plateforme s’articulera avec d’autres plateformes, et notamment l’IPBES avec laquelle des recouvrements de compétences pourraient émerger (sur l’impact des produits chimiques sur la biodiversité, par exemple). Plus largement, elle devra aussi s’assurer que ses évaluations sont pertinentes et bien reçues par la diversité des conventions compétentes (CBD sur la biodiversité, et conventions chimiques Bâle, Rotterdam, Stockholm), mais aussi plus largement des instances comme l’OMC. Certes, cette interface ne définira jamais elle-même des normes qui s’appliqueraient directement dans un pays ou dans une enceinte comme l’OMC, vis-à-vis de laquelle elle n’a aucun mandat, mais elle devra nécessairement agir en conscience du rôle clé de travail prénormatif qu’elle va être amenée à jouer.