Le surendettement est l’un des obstacles majeurs à la protection de leur biodiversité par les pays en développement. Même si des initiatives de restructuration de la dette ont été menées pour les pays les moins avancés, celles-ci se sont avérées largement insuffisantes. Pour faire face de façon simultanée à la crise de la dette et à celle de la biodiversité, les échanges dette-nature (Debt-for-Nature Swaps, DNS), perçus comme des instruments novateurs pour échanger de la dette souveraine contre des engagements en faveur de la biodiversité, ont récemment suscité l’intérêt des acteurs privés comme publics. Toutefois, reconnaissant le fait que les DNS n’ont pas pour l’instant ciblé les pays à faible revenu et qu’ils ne se sont pas avérés une panacée en termes de résolution de la crise de la dette, quel est leur potentiel concernant le financement de la biodiversité dans les pays en développement ? Sur la base d’une revue de la littérature et de différentes propositions émises pour améliorer les DNS, l’Iddri identifie dans ce billet de blog les principaux défis à affronter et les opportunités offertes pour que cet instrument favorise un changement transformateur en matière de biodiversité

Encourager la crédibilité et la transparence par le biais de la volonté politique

Apparus à l’occasion de la crise de la dette de l’Amérique latine dans les années 1980, les DNS ont opéré un retour sur le devant de la scène en 2016 lorsque les Seychelles ont échangé une partie de leur dette envers le Club de Paris et émis la première obligation bleue au monde1 avec The Nature Conservancy (TNC), une ONG environnementale. Depuis lors, TNC a rendu possibles quatre autres DNS, tous concernant des pays à revenu intermédiaire supérieur ou élevé, pour un montant de 2,8 milliards USD de dettes restructurées2 , si bien que seuls cinq pays ont fait usage de cet outil. Les DNS ont eu par conséquent un impact très limité pour ce qui est de libérer un espace fiscal en faveur de la biodiversité à une échelle mondiale. Indiquer que les DNS constituent des mécanismes complexes, chronophages et, par conséquent, difficiles à étendre, est une explication fréquemment mise en avant pour ce constat.

Souvent absent du débat, le rôle de la volonté politique des créanciers publics dans le développement des DNS. Après que les Seychelles ont mis des années pour négocier avec les créanciers du Club de Paris une restructuration de la dette qui annulait uniquement 1,4 million USD, TNC a vu l’opportunité de se concentrer sur la dette privée pour créer une dynamique plus puissante avec les DNS qui ont suivi. En rachetant leur dette commerciale qui se négociait à un prix réduit sur les marchés des capitaux, le Belize, la Barbade, l’Équateur et le Gabon ont été en mesure de réaliser leur DNS sans avoir à suivre le long processus de négociation d’un accord de restructuration de la dette avec des créanciers publics bilatéraux. En outre, les prêts privés sont plus contraignants que ceux consentis par des créanciers publics, ce qui renforce encore l’argument en faveur d’un ciblage de la dette commerciale. Toutefois, la forte implication du secteur privé dans ces DNS a également augmenté les coûts de transaction et soulevé des inquiétudes au sujet d’un manque de transparence. Afin d’éviter toute spéculation sur les obligations d’État au cours des DNS, ces transactions ont été menées à bien de manière confidentielle, sans implication de la société civile. Par ailleurs, les ententes de financement en matière de conservation des DNS n’ont pas été divulguées et par conséquent ne se sont pas conformées aux Principes volontaires pour la transparence de la dette de l’IIF. La forte implication d’intermédiaires des entreprises dans les DNS s’est également accompagnée de coûts de transaction élevés. Pour ce qui concerne uniquement les conseils juridiques et financiers, le DNS de la Barbade a impliqué huit sociétés établies dans des économies riches. Pour le Belize, le coût des intermédiaires était supérieur de 2 millions USD au montant des fonds recueillis pour la conservation après l’échange.

En définitive, cibler la dette commerciale s’est révélé pertinent parce que les pays ayant eu recours à des DNS sont tous des pays à revenu élevé ou intermédiaire supérieur. Pour combler le déficit de financement en faveur de la biodiversité dans les pays à faible revenu endettés, les DNS devraient être étendus de sorte à inclure les pays éligibles au Cadre commun (pays CC ci-après)3 . Étant donné que la plupart de ces pays n’a pas accès aux marchés des capitaux, la plus grande part de leur dette extérieure est détenue par des créanciers publics. Par conséquent, un dialogue politique incluant les principaux créanciers publics est nécessaire pour que les futurs DNS répondent aux besoins des pays CC. Ensemble, le Club de Paris, la Chine et les banques multilatérales de développement détiennent la plus grande part de la dette de ces pays et, dès lors, l’atteinte d’un consensus politique au niveau international sur la manière d’alléger la charge de la dette de ces pays tout en augmentant leurs investissements dans la biodiversité pourrait avoir un impact transformateur.

Au-delà de la question de la conservation, s’attaquer aux causes de la perte de biodiversité

Jusqu’à présent, les DNS se sont concentrés sur des cibles en matière de conservation. Ceci a été réalisé en liant les conditions du nouveau prêt bleu, accordé pour racheter la dette, aux engagements du pays pour ce qui est de mettre en place et de gérer de nouvelles aires protégées. Tout en soulignant le manque de transparence entourant les accords, Standing (2023) a pointé le fait que les DNS peuvent inclure des dispositions en faveur d’un développement conforme au respect de la biodiversité, mais que ne pas respecter lesdites dispositions n’aurait pas pour résultat de dégrader les conditions du prêt. Tous les pays ayant établi un DNS avec TNC ont de solides antécédents en matière de conservation de la biodiversité et une relation préexistante avec TNC, ce qui est indispensable pour garantir la crédibilité des engagements en matière de biodiversité dans des pays disposant souvent de structures de gouvernance faibles (Nedopil, Yue and Hughes, 2023). Cependant, en s’attachant à la conservation d'écosystèmes non protégés mais encore largement intacts, la question de l’additionnalité entre en jeu. Bien que les études montrent que s’intéresser en priorité à la conservation d’écosystèmes qui fonctionnent bien plutôt qu’à la restauration d’une biodiversité dégradée bénéficie d’un meilleur rapport coût-efficacité (Cook-Patton et al., 2021), le scandale lié à la surestimation par Verra de l’additionnalité de ses compensations met en évidence la complexité de l’évaluation du degré de menace auquel est véritablement confronté un écosystème. 
 
Pour que les DNS jouent un rôle réellement transformateur, ils doivent aller au-delà des aires protégées et cibler les causes profondes de la perte de biodiversité. Par exemple, la Banque africaine de développement (BAD) a étudié la possibilité d’échanger une partie de la dette que lui doit la République démocratique du Congo pour financer une alternative durable au charbon de bois utilisé comme combustible de cuisson. Cette action ciblerait l’une des principales causes de la déforestation dans le pays tout en bâtissant également une nouvelle industrie pourvoyeuse d’emplois et contribuant à un développement favorable à la biodiversité pour le pays. Par conséquent, les DNS pourraient détenir le potentiel de financer des transformations sectorielles contribuant aux Stratégies et plans d’action nationaux pour la biodiversité (SPANB) des pays et, dans le même temps, à l’atteinte des cibles en matière de développement durable. Suivant l’exemple de la BAD, les créanciers et les banques publiques de développement qui sont appelés à accroître la part des activités environnementales dans leurs portefeuilles pourraient utiliser les DNS dans ce but. Ici, un important potentiel est détenu par la Chine pour ce qui est de « verdir » ses projets de développement par le biais des DNS en traitant simultanément les questions de conservation4 et de transformation sectorielle ; les Nouvelle Routes de la soie, l’initiative de grande ampleur menée à l’étranger, possède une dette de mille milliards USD, et est susceptible d’être confrontée à un risque d’actifs échoués et a financé des projet d’infrastructure et d’industrie qui ont présenté des risques élevés pour la biodiversité mais également pour les peuples autochtones.

Le V20, groupe des pays les plus vulnérables au changement climatique, et le Projet d’allègement de la dette pour une reprise verte et inclusive (DRGR) ont tous deux souligné l’importance de renoncer aux DNS en tant que transactions individuelles pour se diriger vers une approche rationalisée  de sorte à accroître les DNS à un niveau mondial. Ils identifient le Cadre commun comme le lieu le plus approprié pour mettre au point cette réforme, dans la mesure où il compte en son sein le Club de Paris, des créanciers bilatéraux clés et des membres du G20 tels que la Chine. Néanmoins, tous deux proposent une façon de lier la restructuration de la dette à des engagements climatiques sans indiquer comment la biodiversité pourrait être intégrée dans ce nouveau cadre mondial. Étant donné qu’ils considèrent l’appropriation par les pays comme l’un des piliers de leur proposition, les pays devraient être en mesure de choisir de lier la restructuration de leur dette à leurs SPANB afin d’intégrer la biodiversité dans leurs trajectoires de développement. S’assurer du fait que les DNS font partie intégrante des nouvelles discussions sur la restructuration de la dette et ne sont pas oubliés au nom d’échanges de dette contre des projets climatiques plus transformationnels est essentiel pour faire concorder les stratégies en matière de climat et celles concernant la biodiversité et, à terme, atteindre les cibles du Cadre mondial de la biodiversité.  

Cibler les bons pays

Un autre point crucial qui devra être pris en considération au moment de mettre au point un cadre mondial pour les échanges de dettes est de déterminer quel groupe de pays en développement devrait être ciblé, dans la mesure où cela aura un impact sur le groupe des créanciers les plus pertinents. Si le groupe plus vaste des marchés émergents et des économies en développement est ciblé, comme vu dans les propositions du V20 et du DRGR, alors les détenteurs d’obligations privés deviendront les plus importants créanciers et le nouveau cadre devra garantir leur participation massive, notamment par le biais d’un mécanisme de garantie dédié établi sous l’autorité de la Banque mondiale et/ou d’autre banques multilatérales de développement (BMD). Ce point serait essentiel pour « dérisquer » de futurs échanges, étant donné que par le passé les DNS ont impliqué un coût élevé pour les pays débiteurs en garanties telles que les assurances contre les risques politiques. D’un autre côté, les études qui examinent le potentiel des DNS pour les pays CC mettent en évidence la capacité d’échange de dette détenue par le public contre des engagements en faveur de la biodiversité, dans la mesure où les détenteurs d’obligations privés possèdent un faible pourcentage de la dette due par les pays CC. Ces pays abritent plus de 22 % de la biodiversité mondiale alors que 17 % seulement de cette nature est protégée (Nedopil, Yue and Hughes, 2023). Au final, le nouveau cadre pourrait accorder une attention particulière aux pays à faible revenu qui ne seront pas en mesure de bénéficier de la restructuration de la dette privée, en ne se contentant pas de garantir une réaction coordonnée de la part des pays créanciers mais aussi des BMD détenant des créances de pays à faible revenu n’ayant pas accès aux marchés des capitaux. 

Un cadre mondial visant à lier la restructuration de la dette à des engagements en faveur du climat et de la biodiversité traiterait directement les problèmes de transparence constatés avec les DNS fondés sur le marché. Les États devraient permettre la consultation préalable et le libre accès aux documents clés, tout particulièrement aux engagements en matière de biodiversité/climat pris par le pays débiteur et aux conditions de la nouvelle obligation dans le cas où l’une d’elles serait émise. Se passer des intermédiaires des entreprises intervenant lors des transactions avec des tiers, tels que rencontrés ces dernières années, ferait également baisser les coûts de transaction. Pour garantir pareil résultat, le V20 demande l’intervention d’un « médiateur indépendant et impartial » dans les cas où les échanges sont facilités par une tierce partie, de préférence encadré par une structure multiétatique, telle que le Fonds fiduciaire multi-donateurs des Nations unies, le Fonds vert pour le climat ou le Fonds pour l’environnement mondial.

  • 1 Une obligation bleue est un instrument financier qui vise à lever des capitaux pour des projets de conservation du milieu marin.
  • 2 Belize : 553 millions USD de dette restructurée, 364 millions USD en obligations bleues (2021) ; la Barbade : accord portant sur 150 millions USD (2022) ; Équateur : conversion d’une dette d’un montant de 1,6 milliard USD en versements annuels de 12 millions USD pour la conservation des îles Galapagos (2023) ; Seychelles : accord portant sur 21,6 millions USD (2016) ; Gabon : accord portant sur 500 millions USD (2023).
  • 3 Le Cadre commun pour les traitements de la dette au-delà de l’ISSD est un accord des pays du G20 et du Club de Paris pour coordonner les traitements de la dette et coopérer à ce sujet pour un maximum de 73 pays à faible revenu éligibles à l’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) : https://www.imf.org/en/About/FAQ/sovereign-debt#Section%205.
  • 4 Par exemple, un document de recherche de 2022 a dessiné plusieurs options concernant un DNS entre l’Équateur et la Chine : https://portalrecerca.uab.cat/en/publications/propuesta-para-un-canje-de-deuda-por-naturaleza-con-china-2