De concept peu connu et mal compris, la sobriété a gagné du terrain ces derniers mois jusqu’à devenir pour certains un « indispensable débat » à mener. S’il a toujours un potentiel clivant, le fait que de plus en plus d’acteurs l’invoquent, y compris au plus haut niveau de l’État, ouvre un nouveau stade de débat politique. Mais de quoi faudrait-il débattre exactement ? Et comment construire les bases politiques d’un projet collectif de sobriété ?

De quoi faut-il débattre ?

Le concept de sobriété renvoie à l’idée de réinterroger les besoins à la source et les manières de les satisfaire afin de réduire notre (sur)consommation d’énergie et de ressources, sans toutefois affecter négativement notre bien-être1 . Il s’agit par exemple de modérer sa température de chauffage l’hiver ou de refroidissement l’été, de privilégier les protéines végétales à la viande, ou de garder ses vêtements plus longtemps. L’ensemble de ces actions, complémentaires des efforts d’efficacité et des innovations technologiques, renforcerait notre capacité à rester dans les limites de la planète.

Mais alors pourquoi une politique de sobriété ne peut-elle se résumer à un appel à l’action individuelle et doit-elle faire l’objet d’un débat ? 

i) Un individu sobre au sein d’infrastructures dispendieuses ? L’individu peut difficilement avoir un mode de vie sobre dans le cadre de systèmes techniques non sobres : on dépend par exemple de nombreux services numériques dont les pratiques en termes de stockage, de définition ou de vidéos publicitaires ne sont pas sobres ; on dépend également de nos infrastructures de mobilité comme du cadre du marché de l’emploi et du logement et de leurs implications en termes d’usage de la voiture. C’est bien la société dans son ensemble, incluant ses systèmes techniques et sa diversité d’acteurs, qui doit évoluer vers la sobriété et non les seuls individus.

ii) Un individu sobre dans une société d’abondance ? Nous sommes des animaux sociaux : nos envies, nos besoins et nos représentations de ce qui est souhaitable et désirable font partie d’une trame qui nous lie les uns aux autres. Et dans nos États modernes, cette trame collective, partagée aussi avec les acteurs économiques, c’est la promesse d’accès à une abondance matérielle2 . Cette logique de modération ne va donc pas de soi et nécessite un vrai débat, même si elle a toujours été présente dans la société, portée par différentes logiques (retrait de la société de consommation, adoption de modes de vie dits alternatifs), différentes croyances (religieuses, spirituelles) et différentes pratiques (anti-gaspillage, ré-usage).

iii) Inégalités et sobriété. Nous ne sommes pas tous égaux face à l’objectif de sobriété. Certains sont davantage contraints par leur situation matérielle ou géographique que d’autres. Les ménages plus aisés ont en moyenne une empreinte écologique plus importante. Et pour une bonne partie des ménages les plus modestes, consommer davantage, c’est accéder au mode de consommation de la classe moyenne, norme de réussite instituée dans notre société. La question du partage des efforts et rythmes de changements, selon les contraintes et les capacités de chacun, nécessite donc d’être organisée. Dans l’alimentation par exemple, ne faudrait-il pas exploiter le potentiel désir et la capacité économique des classes supérieures à être des moteurs de la transition ?

Dans ce contexte la mise en débat démocratique/en politique viserait plusieurs objectifs :

Le 1er objectif serait de l’ordre de la parole de l’État 
Reconnaître la responsabilité collective à agir et éviter la sur-responsabilisation individuelle qui peut décourager, notamment les individus les plus contraints ou ceux qui ont construit leur cheminement de vie sur l’abondance matérielle. L’État doit expliquer comment il peut être exemplaire dans la mise en œuvre de la sobriété. Il s’agit aussi d’aller au-delà d’idées reçus sur les changements impliqués : l’État est-il légitime pour agir sur nos modes de vie ? Est-ce liberticide ? Est-ce possible de faire changer les modes de vie ? (voir article de Mathieu Saujot publié par bonpote.com, « 10 idées reçues sur la sobriété des modes de vie »).

Le 2e objectif est de planifier l’évolution de nos systèmes techniques.
Nos systèmes techniques et de production doivent évoluer pour permettre plus de sobriété. Penser l’évolution conjointe de l’offre (ex. moins de mobilité automobile et un parc de voitures électriques plus petites et légères accessibles à tous ; une offre agricole privilégiant le moins mais mieux et l’agroécologie pour la viande) et de la demande (ex. une valorisation croissante des modes de transport alternatifs ; une alimentation plus durable qui valorise le moins mais mieux) nécessite de délier des nœuds impliquant une diversité d’acteurs privés et publics ainsi que les consommateurs et citoyens. Ces nœuds peuvent être financiers (ex. rendre accessible les véhicules électriques à tous), de l’ordre de la synchronisation (ex. baisse de l’élevage et montée en gamme parallèlement à l’évolution de la demande alimentaire), ou liés à l’invention de nouveaux modèles économiques. La planification, en complément du marché, prend alors tout son sens comme outil de coordination des actions à mener. Et elle devrait se concrétiser par exemple dans la future Stratégie française énergie-climat (SFEC), et dans les feuilles de route des différents ministres. 

Ce travail doit mobiliser le gouvernement et l’administration — pensons notamment au nouveau Secrétariat général à la planification écologique —, mais peut aussi s’appuyer sur la participation citoyenne (par exemple par des états généraux sectoriels). La Convention citoyenne pour le climat (CCC) a bien montré l’utilité de mobiliser les citoyens pour débattre des évolutions de nos systèmes de mobilité, d’agriculture et d’alimentation, pour délibérer sur ce qui est souhaitable, la vitesse de changement, les besoins d’accompagnement, etc., de manière complémentaire au travail des experts. Et nous ne partons donc pas d’une feuille blanche, car la CCC a initié le travail. Notons que le rapport final mentionne le mot « sobriété » à 31 reprises, dans le cadre du numérique, de l’énergie, de la production responsable et du futur du travail. Ce principe est aussi présent dans la proposition de réduire la vitesse sur autoroute à 110 km/h, la proposition de malus pour les véhicules lourds, et les propositions de régulation plus forte de la publicité. 

Le 3e objectif est de poser les bases d’un nouveau contrat social pour mener à bien cette transition. 
Nos vies et notre façon de penser le progrès et la réussite sont cadrés par les termes d’une forme de contrat implicite3 liant accès à l’abondance matérielle, droits politiques, partage des efforts et de la valeur économique et sociale, capacité à s’émanciper au sein de la société. Aujourd’hui, ce contrat fait l’objet d’une double crise : d’une part via des dynamiques sociales d’inégalités, de défiance, d’abstention, mais aussi car l’abondance matérielle n’est plus une source pérenne de progrès humain dans les pays développés (Jackson, 2017) ; d’autre part car faire reposer la paix sociale sur (la promesse de) toujours plus d’abondance matérielle n’est tout simplement plus possible dans les limites planétaires.

Il faut donc de manière urgente réexaminer cet ensemble, ce qui sort largement du seul champ climatique, et nécessiterait un espace plus large de débat. En effet, si cela a en partie été initié par la CCC — la proposition, non retenue à l’issue du vote final, de réduction de nombre d’heures travaillées était présentée dans une logique de sobriété, de justice sociale et de citoyenneté —, le travail n’avait pu être mené à bien du fait de ses ramifications beaucoup plus larges que la feuille de route donnée par le Premier ministre. Les propositions de sécurité sociale alimentaire ou de revenu universel, les expérimentations comme les territoires zéro chômeurs de longue durée ou de réduction du temps de travail seront autant d’éléments concrets pour instruire la discussion. De même que les réflexions qui lient déficit commercial, sobriété et relocalisation. Ces discussions seraient aussi une forme de réponse à la crise démocratique que nous traversons et au sentiment de division au sein de la société, auxquels les enjeux écologiques peuvent constituer une voie de sortie (voir la récente enquête de Destin Commun). Discuter des modalités de partage des efforts de sobriété dans une logique d’équité sera une dimension absolument centrale (nous y reviendrons prochainement dans un second billet de blog sur la sobriété). 

  • 1Voir la définition dans le récent rapport du Giec, AR6 WG3: “avoid demand for energy, materials, land and water while delivering human wellbeing for all within planetary boundaries”.
  • 2Voir pour une analyse approfondie : Abondance et liberté, P. Charbonnier, 2020, La découverte.
  • 3P. Charbonnier, dans Abondance et liberté, retrace la construction conjointe de notre logiciel politique (liberté, égalité, etc.) et de notre système économique basé sur la consommation de ressources matérielles. Si on change radicalement notre rapport à celles-ci pour rester dans les limites planétaires, alors il faut nécessairement faire évoluer notre logiciel politique : « la transformation de nos idées politiques doit avoir une magnitude au moins égale à celle de la transformation géo-écologique ».