Les réunions d’automne de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international – en lien avec une dernière réunion des ministres des Finances du G20 sous présidence indienne – viennent tout juste de se terminer. La réforme de l’architecture financière internationale étant défendue depuis plus d’un an par différentes personnalités, des progrès conséquents étaient attendus à Marrakech. Mais les avancées transformatives qui restent encore à accomplir ont été entravées non pas tant par un défaut d’options faisables d’un point de vue technique, mais par la nécessité de bâtir un leadership politique au niveau des chefs d’État. Qui pourrait prendre en charge ce leadership ? 

Quand on veut, on peut !1

En 2023, des efforts ont été entrepris à Paris, Nairobi et ailleurs pour sortir de l’impasse sur les discussions en matière de réforme des institutions financières internationales : par la Première ministre de la Barbade Mia Mottley, puis par le biais d’une nouvelle impulsion politique portée par le Président français Emmanuel Macron lors du Sommet de Paris pour un nouveau pacte financier mondial de juin 2023 et par le président kényan William Ruto à l’occasion du Sommet africain sur le climat de Nairobi, en septembre 2023 ; la présidence indienne du G20 ainsi que le nouveau président de la Banque mondiale, Ajay Banga, ont contribué à cet élan, et il est attendu de la présidence brésilienne du G21 en 2024 qu’elle œuvre dans le même sens. Bien qu’importants, ces efforts ne se sont pas avérés suffisants, et sont peut-être arrivés trop tard pour générer un soutien de la part d’autres pays et progresser sur tous les fronts lors des réunions de Marrakech.

Toutefois, les Réunions annuelles de la Banque mondiale ont été considérées comme un jalon sur cette route en direction d’un changement systémique. De fait, elles ont montré que, placée sous une pression politique, et dotée d’un nouveau président, la Banque mondiale (BM) a été en mesure d’appuyer des changements substantiels : 50 milliards USD au cours des dix prochaines années (par le biais d’une meilleure utilisation des capitaux) ont été annoncés lors des Réunions de printemps plus tôt cette année ; à Marrakech, la Banque s’est engagée à un accroissement supplémentaire de la capacité de prêt de l’ordre de 157 milliards USD au cours des dix prochaines années. Il s’agit là d’un changement de l’ordre de grandeur, mais qui n’atteint toujours pas l’échelle d’une mobilisation de milliers de milliards de dollars de financements privés et publics par an qui représentent les besoins évalués des pays vulnérables et les plus pauvres. La BM a montré qu’elle peut mieux faire avec les mêmes capitaux, ce qui constituait une condition préalable pour de nombreux pays à l’ouverture également de discussions quant au fait d’injecter une nouvelle fois plus d’argent dans le système. Et même si la Banque continue à l’avenir d’étudier les moyens de devenir une banque plus performante, plus audacieuse et plus importante, il est également attendu d’autres banques multilatérales de développement (BMD) qu’elles contribuent à ce changement.  

Des progrès substantiels mais insuffisants

Pour les pays vulnérables et les plus pauvres, la reconstitution des subventions et des ressources très concessionnelles proposées par l’Association internationale de développement (IDA, composante du groupe de la Banque mondiale) va être cruciale. Le Groupe d’experts indépendants du G20 (IEG)2 insiste sur le fait que les ressources de l’IDA sont extrêmement importantes pour ces pays, mais les montants nécessaires, bien que devant être radicalement augmentés, n'atteignent pas nécessairement des sommes aussi gigantesques que des milliers de milliards : d’ici à 2030, les reconstitutions de l’IDA sur une période de trois ans devraient atteindre 279 milliards USD, requérant environ 0.04% du revenu national brut des donneurs de l’IDA en contributions annuelles. Alors que leur engagement est de viser 0.7% du RNB consacré à l’aide, les donneurs ont récemment réduit dans les faits leurs contributions annoncées (comme c’est le cas pour le Royaume Uni) ou annoncé une réduction (dans les pays nordiques) pour des motifs politiques ou en vue d’une réaffectation vers d’autres budgets, notamment militaires, tandis que les opinions publiques dans les pays occidentaux continuent en règle générale d’apporter leur soutien à une aide adressée aux pays les plus vulnérables3 . Le nouveau président de la Banque mondiale a insisté sur la nécessité de « faire de la prochaine reconstitution de l’IDA la plus importante de l’histoire ». Quels dirigeants au sein des pays les plus riches sont-ils en capacité de défendre un tel effort collectif et de coordonner l’action des donneurs dans cette direction ? 

Impasse dans la géopolitique de la recapitalisation et des changements de gouvernance

Les autorités françaises ont annoncé de façon officielle être disposées à discuter de l’augmentation du soutien apporté à la Banque mondiale, ouvrant ainsi le débat de la recapitalisation de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’organe du groupe de la Banque mondiale dédié aux prêts. Ceci signifie une ouverture à davantage de capitaux provenant de donneurs traditionnels, mais aussi de puissances financières telles que la Chine ou les pays du Golfe, et par voie de conséquence le lancement de négociations quant à l’accroissement de leur pouvoir de décision au sein des institutions de Bretton Woods ; cette discussion a déjà débuté, le FMI ayant pour objectif de procéder à un examen de ses quotas d’ici à la mi-décembre. Pour les États-Unis, qui constituent le pouvoir central au sein de ces institutions, le contexte politique intérieur et la rivalité avec la Chine rendent impossible le fait de ne serait-ce qu’entamer cette conversation. Pour les Européens, toutefois, il serait judicieux de se doter dès à présent d’une coordination stratégique de sorte à se préparer pour le scénario inévitable d’une réduction de leur pouvoir de décision au sein de l’architecture financière internationale, et ce pour opérer la transition d’une situation dans laquelle ils disposent d’un certain nombre de sièges et d’environ un tiers des quotas leur conférant un pouvoir de vote (qu’ils n’utilisent pas, bien souvent, de façon suffisamment coordonnée) à une logique d’alliances stratégiques avec d’autres régions, en particulier avec le siège supplémentaire au conseil qui sera attribué à l’Afrique au sein à la fois de la BM et du FMI.

Les discussions à propos de la tant attendue réallocation des droits de tirage spéciaux (DTS) aux pays vulnérables mettent en outre en évidence la question de l’action collective en jeu parmi les donneurs de l’OCDE. Même si l’annonce de l’Espagne concernant une réallocation de 50 % de ses DTS au FMI représente un ajout bienvenu, cela ne règle pas le fait que l’option consistant à opérer une réorientation par le biais du FMI a atteint ses limites. Les solutions techniques proposées par la Banque africaine de développement et la Banque interaméricaine de développement, bien que jugées saines par le FMI lui-même, ont également été laissées en suspens. Mais Marrakech a favorisé l’examen d’une autre option technique basée sur une utilisation ingénieuse des garanties de sorte à impliquer les BMD régionales sans demander aux banques centrales de dérogations aux règles existantes. Cette option, toutefois, nécessite un soutien collectif plus large de la part des parties prenantes, une opportunité que les Européens peuvent saisir pour progresser de façon collective et respecter un engagement attendu de longue date.

Le sentiment d’appartenance à notre humanité commune fait-il défaut ?

Ainsi que le ministre des Finances du Ghana Ken Ofori Atta l’a exprimé, la situation catastrophique des pays endettés et vulnérables représente un risque global pour la stabilité économique et financière, tout comme l’a été la situation de l’Europe pour le monde à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ou celle de la Grèce pour ce qui était de l’UE après 2008. Des solutions techniques ont été étudiées et proposées, mais ce qui manque à présent est le leadership politique des pays riches dans le cadre du G7 et du G21, qui montrerait qu’ils ont compris de manière collective la gravité de la situation pour le monde entier, au-delà de l’argument moral consistant à vouloir aider les victimes de la série de crises politiques, économiques et climatiques, mais empêcherait également que l’Ouest soit une nouvelle fois perçu par les pays du Sud comme n’ayant pas le sentiment qu’ils appartiennent à une humanité commune.

Avec les élections américaines qui se profilent en 2024, tous les regards sont à présent tournés vers les Européens pour que ces derniers fassent des réformes une réalité. Une coalition de l’UE des partenaires disposés en ce sens serait nécessaire pour mettre en œuvre de manière concrète et urgente certaines des actions proposées et rejoindre des coalitions progressistes avec des pays du Sud global.