Un article consacré aux conséquences en termes de mouvements de populations (migrations volontaires et déplacements subis) d'une hausse des températures non plus de +2°C mais de 4°C d'ici la d’ici la fin du xxie siècle.

Article :

 

Une hausse non plus de 2°C, mais de 4°C d’ici la fin du siècle : voilà ce que prévoient un nombre croissant de scientifiques1, tant les politiques actuelles de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) demeurent insuffisantes. Or, le réchauffement planétaire a des impacts significatifs (augmentation du nombre et de la force des ca- tastrophes naturelles, élévation du niveau de la mer, désertification, etc.), aggravés par l’augmentation démographique mondiale, et des conséquences majeures sur les moyens d’existence des populations dans les zones particulièrement à risques.

Et l’on connaît encore assez mal quels seront les effets de ce réchauf- fement sur les mobilités des populations. Différentes recherches ont tenté d’évaluer ces flux migratoires et leurs impacts2 : aucune cepen- dant ne s’est jamais projetée dans un scénario à +4°C. Pourtant, l’am- pleur, mais également la nature des mouvements migratoires pour- raient être modifiées : cet article a pour objet d’amorcer la réflexion qui devra nécessairement être menée autour d’un tel scénario, qui apparaît chaque jour plus plausible3.

1. SCÉNARIOS MIGRATOIRES

S’il demeure difficile d’évaluer quantitativement et qualitativement les mouvements de populations consécutifs à ces bouleversements climatiques, il semble certain qu’un réchauffement de 4°C aura un impact extrêmement fort non seulement sur la mobilité des populations en général, mais égale- ment sur la dichotomie entre mouvements volon- taires et mouvements forcés. Un monde plus chaud diminuera sensiblement la marge de manœuvre et d’appréciation subjective des populations tou- chées, autrement dit leur droit au choix entre dif- férentes stratégies d’adaptation – leur droit à par- tir, comme leur droit à rester.

À l’heure actuelle, la migration, souvent sai- sonnière ou temporaire, fait partie intégrante des modes de vie de certaines populations, leur per- mettant de diversifier ou d’accroître leurs revenus et ainsi de s’adapter à des changements environne- mentaux récurrents. Or, de telles stratégies volon- taires de mobilité pourraient se trouver gravement compromises dans un monde à +4°C. Van der Geest, par exemple, montre que les modes de vie nomades traditionnels des bergers au Ghana ont déjà été profondément modifiés sous l’influence de sécheresses de plus en plus fréquentes4. La migration, potentiellement permanente, pour- rait devenir alors la seule option possible, plutôt qu’une solution parmi d’autres. On ne pourrait plus alors décemment parler de stratégie d’adapta- tion, puisqu’au cœur de l’adaptation réside le droit individuel au choix.

Par ailleurs, ces crises environnementales d’une nouvelle ampleur auront des conséquences iné- dites sur les revenus des populations touchées. La diminution subite des ressources lors de séche- resses ou de catastrophes naturelles imposera parfois de consacrer la totalité des ressources à la satisfaction des besoins primaires du ménage. Ain- si, les pertes induites réduiront les possibilités de migration, devenue inabordable pour les popula- tions les plus vulnérables alors « coincées » – ame- nant paradoxalement certains flux migratoires à décroître, principalement au pic de ces crises. Par ailleurs, l’égalité devant le droit à l’information et à la sûreté de sa personne pourrait se voir grave- ment compromise. Déjà lors de l’ouragan Katrina (2005), 60 000 résidents de La Nouvelle-Orléans (États-Unis), issus de populations marginalisées, n’ont pas pu évacuer la ville, faute d’argent, d’in- formation et/ou d’accès à des réseaux sociaux qui auraient facilité leur évacuation5. Ces obstacles à la migration accroîtront la vulnérabilité de popu- lations déjà fragilisées : celles qui se trouveront de fait non mobiles seront bien plus exposées aux risques environnementaux.

Si la relation entre dégradations environne- mentales et flux migratoires ne peut être réduite à une simple et directe relation causale, il apparaît clairement que l’impact le plus significatif d’un ré- chauffement de +4°C pourrait être une limitation importante du libre choix entre rester et partir : tant la contrainte à partir que la contrainte à rester augmenteraient, selon les populations.

2. IMPLICATIONS POLITIQUES

L’adaptation et la gestion des migrations environ- nementales ont mis du temps à s’imposer comme volets essentiels de la lutte contre le changement climatique, car elles étaient considérées comme un double échec : en amont, celui des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre ; en aval, celui de l’adaptation dans les régions d’ori- gine. Par conséquent, les réponses politiques aux migrations climatiques restent largement ancrées au sein d’agendas sécuritaire ou humanitaire. Or, seule une prise en compte des migrations environnementales au sein d’une gouvernance globale mondiale des migrations peut aboutir à l’élaboration de politiques offrant aux populations concernées un choix réel d’adaptation, choix qui demeure la condition sine qua non de l’améliora- tion des capacités d’adaptation.

Ces politiques doivent être non seulement inter- nationales, mais également nationales, régionales, et locales. En effet, et bien que certaines incerti- tudes majeures subsistent à cet égard, un monde à +4°C renforcera probablement le poids des mi- grations internes – la stratégie d’adaptation ayant entre autres pour objectif de trouver un environne- ment capable d’assurer les moyens d’existence du foyer, tout en minimisant la distance entre la desti- nation et le point d’origine. Chaque pays doit donc être prêt à répondre à ce défi par l’adoption et le financement de plans d’adaptation respectueux de la liberté de mouvement, et plus globalement des droits humains.

2.1. Assurer le droit à la mobilité

Un enjeu crucial pour les politiques migratoires sera de favoriser la possibilité de migrer, comme partie intégrante des capacités des populations concernées à s’adapter. Or, le discours sécuritaire qui accompagne souvent la question des migra- tions, a fortiori environnementales6, pourrait ame- ner de nombreux pays à réduire davantage leurs possibilités d’immigration et à renforcer leurs frontières, une tendance déjà largement enclen- chée aujourd’hui. Ces contraintes à la migration, y compris pour les migrations internes, devraient donc être repensées et assouplies.

Dans le cadre de politiques de soutien aux mi- grations, il faudra reconsidérer les déplacements préventifs, déjà largement utilisés par certains gouvernements, comme la Chine et le Mozam- bique. S’il apparaît que de tels déplacements deviendraient vraisemblablement inévitables dans la perspective d’un réchauffement de +4°C, ils soulèvent encore de nombreuses difficultés aujourd’hui. La possibilité pour les déplacés de choisir leur destination est souvent très restreinte, voire inexistante, tandis que les compensations financières sont dérisoires. Les déplacements ne sont plus seulement préventifs mais forcés, ce qui va frontalement à l’encontre du droit internatio- nal7. Il faudra donc que des réponses et cadres politiques soient adoptés en concertation avec les populations concernées – garantissant alors leur droit à l’information et à la participation – dans le respect de leurs droits fondamentaux.

Cependant, favoriser le droit à la mobilité ne tient pas qu’à des considérations juridiques. Les plus vulnérables devront pouvoir bénéficier de subventions financières leur permettant un accès à des options migratoires. Ce transfert de ressources pourrait être pris en charge au titre du financement de l’adaptation, comme semble vouloir l’indiquer le paragraphe 14f du Cadre de Cancún sur l’adaptation, adopté en décembre 2010. Par ailleurs, les moyens mis en œuvre pour l’adaptation devront être dirigés autant vers les régions de destination que les régions d’origine, qui, dans un monde à +4°C, devront faire face à des afflux importants de population. Ces régions seront souvent des zones urbaines dans les pays en développement, dont les capacités d’adapta- tion pourraient être dépassées dans des cas d’af- flux massifs de migrants. L’aide humanitaire ne peut prétendre remplacer de véritables politiques de développement, à même de traiter des ques- tions d’infrastructures urbaines, de propriété des terres, de marché de l’emploi, etc., qui permet- tront l’intégration des migrants dans les commu- nautés d’accueil8.

2.2. Protection et assistance

Toutefois, il ne suffirait pas que les populations vulnérables aient la possibilité légale et maté- rielle de migrer ; il faudrait qu’à chaque étape du processus de migration, leur protection soit assu- rée. Or, les personnes déplacées, volontairement ou involontairement, par le changement clima- tique ne bénéficient pour le moment d’aucun régime de protection ou d’assistance internatio- nales ; elles demeurent toujours juridiquement non qualifiées. Aucune agence des Nations unies ou organisation internationale ne dispose d’un mandat officiel pour gérer les « migrations cli- matiques », même si le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internatio- nale pour les migrations (OIM) interviennent régulièrement, mais au cas par cas, à la suite de catastrophes naturelles pour fournir assistance aux déplacés ; aucune des deux organisations n’a cependant de pouvoir de protection à l’égard de ces populations.

Par ailleurs, la protection des populations des petits États insulaires, menacés par la montée du niveau des océans9, pourra poser un problème inédit en droit international qui doit être envi- sagé sur la scène internationale. Dans l’hypothèse d’un réchauffement de 4°C, la relocalisation de nations entières pourrait en effet devenir la seule option possible. Il faudra alors veiller à ce que les populations alors déplacées continuent à être citoyennes de leurs États d’origine – avec comme points d’ancrage les territoires vidés ou les eaux territoriales en cas de submersion. Cette solution garantirait le maintien de leurs droits politiques et identités collectives, mais modifierait profon- dément la conception classique de la citoyenneté. Un débat doit donc s’ouvrir sur ces éventuels scé- narios afin d’éviter les rhétoriques alarmistes, qui pourraient gravement mettre en péril les efforts d’adaptation10.

Ainsi, le régime international de protection et de gestion des migrations, issu d’un monde post- Seconde Guerre mondiale, se montre aujourd’hui quelque peu obsolète face à des vulnérabilités d’un genre nouveau. La perspective d’un monde à +4°C imposera de mettre en place un système rénové, dont la nécessité est déjà évidente au- jourd’hui. À ce jour, aucune initiative n’a abouti, bien que plusieurs organisations internationales et centres de recherche aient commencé à propo- ser de nouveaux cadres politiques et juridiques11. Toutefois, la gestion de la question migratoire demeure souvent une prérogative régalienne exercée isolément : les États doivent donc saisir l’opportunité que représentent les négociations internationales et autres forums sur le climat pour soulever ces enjeux de protection majeurs et mettre en place des politiques plus coopératives.

CONCLUSION 

Selon la célèbre maxime du physicien danois Niels Bohr, la prévision est un exercice difficile, surtout quand il s’agit du futur. Un monde à +4°C indui- rait des changements de l’environnement tels que l’humanité n’en a jamais connus en un laps de temps aussi bref, susceptibles d’affecter grande- ment la mobilité des populations.

Il subsiste de nombreuses incertitudes quant à la manière dont les sociétés répondront aux im- pacts d’un réchauffement de 4°C. Ces incertitudes dépendent bien sûr de variables climatiques, mais aussi et surtout des politiques qui seront mises en œuvre pour permettre – ou non – aux populations de s’adapter à ces impacts. Si la perspective déter- ministe des migrations associées au changement climatique – perçues comme l’échec des stratégies d’adaptation – sert de fondement aux réponses poli- tiques actuelles, elle ne reflète pas leur réalité empi- rique. Pire, elle ne permet pas l’élaboration de poli- tiques à même de gérer les flux migratoires futurs associés à un réchauffement de 4°C.

Parmi les facteurs qui influenceront la nature et l’ampleur des flux migratoires, les politiques pu- bliques, à la fois migratoires et d’adaptation, sont particulièrement importantes. Dans de nombreux cas, il importera ainsi de ne pas considérer la mi- gration comme une catastrophe humanitaire, mais au contraire également comme une possible solu- tion aux bouleversements environnementaux : la migration permet en effet notamment une relocali- sation possible en des lieux à moindre risque, une réduction de la pression démographique en certains endroits soumis à d’importantes dégradations, et, parallèlement, un transfert de ressources par les migrants favorisant une gestion de l’environnement plus durable et des politiques d’adaptation pérennes. Mais cela ne pourra se faire qu’au prix d’évolutions politiques importantes, dont nous sommes encore très loin aujourd’hui.

 

 

1. Les chercheurs de Climate Action Tracker estiment qu’en l’état actuel des en- gagements des différents pays en termes de réduction des émissions de gaz à ef- fet de serre, l’augmentation moyenne de la température terrestre serait de 3,2°C d’ici la fin du xxie siècle, avec une marge d’incertitude allant jusqu’à +4°C. Voir le site www.climateactiontracker.org, ainsi que Rogelj et al. (2010), “Copenha- gen Accord pledges are paltry”, Nature 464, 1126-1128. Selon une étude du Met Office (services météorologiques officiels du Royaume-Uni), cette augmenta- tion de température de 4°C pourrait même se produire d’ici 2060 si les émissions de GES se poursuivent au rythme actuel. Voir Betts R., Collins M., Hemming D., Jones C., Lowe J., Sanderson M. (2011), “When could global warming reach 4°C?” Phil. Trans. R. Soc. A. 369 (1934): 67-84.
2. Voir par exemple Jäger, Jill, Johannes Frühmann, Sigrid Grünberger, and An- dras Vag (2009). ”EACH-FOR Synthesis Report.” Budapest: EACH-FOR.
3. Une conférence tenue à l’université d’Oxford en septembre 2009 a examiné de manière globale, pour la première fois, quels seraient les impacts associés à un changement climatique de l’ordre de 4°C. Un compte rendu de la conférence est disponible à l’adresse suivante : http://www.eci.ox.ac.uk/4degrees/pro- gramme.php
4. Van Der Geest, K (2008), “North-South Migration in Ghana: What Role for the Environment?”, présenté à la conférence “Environment, Forced Migration and Social Vulnerability”, Bonn (Allemagne), 9-11 octobre 2008.
5. Gemenne, F. (2010), ”What’s in a name: Social vulner- abilities and the refugee controversy in the wake of Hur- ricane Katrina”, in Afifi, T. and J. Jaeger (Eds), Environ- ment, Forced Migration and Social Vulnerability. Berlin: Springer.
6. Les prédictions en terme de flux migratoires consécutifs aux dégradations environnementales et aux change- ments climatiques sont le plus souvent alarmistes et, en ce sens, critiquées par la communauté scientifique. Ces estimations vont de 150 millions (Myers, 2002) à 300 millions (Christian Aid, 2007) de personnes en 2050. Les prédictions les plus récentes, prenant en compte un scénario d’augmentation des températures à +4°C, indiquent en revanche 187 millions de déplacés envi- ronnementaux en 2100.
7. Les déplacements forcés de populations ne sont formel- lement interdits qu’en droit international humanitaire (4e Convention de Genève, articles 45 et 49 ; Protocole additionnel I, article 73 ; Protocole additionnel II aux conventions de Genève, article 17). En matière de droits de l’homme, le déplacement forcé de populations en- traîne la violation de différents droits et se trouve par là- même indirectement interdit – voir notamment le droit à la liberté et à la sureté de sa personne (DUDH, article 3 ; PIDCP article 9), le droit à la liberté de mouvement et de son choix de résidence (DUDH, article 13 ; PIDCP, article 12), le droit au respect de son domicile et de sa vie privée (DUDH article 12 ; PIDCP article 17), le droit à un niveau de vie adéquat (DUDH article 25, PIDESC, article 11).
8. De Sherbinin, Castro, Gemenne et al. (2011), “Preparing for Resettlement associated with climate change”, in Sci- ence, Vol. 334, Octobre 2011.
9. En effet, l’augmentation moyenne du niveau des mers pourrait atteindre deux mètres d’ici 2100. Sur les 38 petits États insulaires, six pourraient voir leur existence directe- ment menacée, en raison de leur très faible élévation: il s’agit des Maldives (avec un point culminant à 2 mètres), de Tuvalu (5 mètres), des Îles Marshall (10 mètres), et même potentiellement des Bahamas (63 mètres), de Nauru (71 mètres) et de Kiribati (81 mètres). Un mil- lion de personnes, au total, seraient concernées. Voir Nicholls R., Marinova N., Lowe J., Brown S., Vellinga P., de Gusmao D., Hinkel J., Tol R. (2011), “Sea-level rise and its possible impacts given a ‘beyond 4°C world’ in the twenty-first century”, Phil. Trans. R. Soc. A. 369 (1934): 161-181.
10. Voir Farbotko, C. (2010), “Wishful sinking: Disappearing islands, climate refugees and cosmopolitan experimen- tation”, Asia Pacific Viewpoint 51 (1):47-60.
11. Voir notamment Biermann, F., and Boas I. (2010), “Preparing for a Warmer World. Towards a Global Governance System to Protect Climate Refugees.” Global Environmental Politics 10 (1):60-88 et Prieur, M., Marguénaud J.-P., Monédiaire G., Bétaille J., Drobenko B., Gouguet J.-J., Lavieille J.-M., Nadaud S., and Roets D. (2008), « Projet de convention relative au statut international des déplacés environnementaux », Revue européenne de droit de l’environnement 4:381-93.

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