Pourquoi la taxe carbone n’a pas réussi à s’imposer comme un outil légitime d’amélioration des performances économiques, sociales et environnementales de notre société? À dix ans d’intervalle, deux gouvernements de majorité différente, le gouvernement Jospin en 2000 et le gouvernement Fillon en 2010, ont renoncé à l’adoption d’un projet de taxe carbone dont l’exécutif lui-même était l’instigateur. Une taxe carbone est un prélèvement obligatoire effectué sans contrepartie et dont l’assiette est constituée par le contenu carbone des sources d’énergie; son objectif est d’orienter les comportements des acteurs de l’économie vers des modes de production et de consommation plus sobres en carbone par la modification des prix relatifs. Dans sa plus récente version en 2009, la taxe carbone, dont le taux était fixé à 17 euros la tonne de CO2, ciblait la consommation de carburants dans les transports individuels et la consommation d’énergie –hors électricité– dans les secteurs résidentiel et tertiaire, et dans les secteurs industriels non couverts par le système communautaire d’échange de quotas d’émissions (SCEQE). Ses recettes, évaluées à 4,1 milliards d’euros pour 2010, devaient être intégralement redistribuées pour limiter les impacts négatifs de la taxe sur la compétitivité des entreprises et le pouvoir d’achat des ménages: pour les entreprises, la taxe carbone était compensée par les gains liés à la suppression de la taxe professionnelle, tandis que pour les ménages, la taxe carbone s’accompagnait d’un crédit d’impôt sur le revenu ou d’un chèque vert pour les contribuables non imposables. Un revers politique Si la «contribution climat-énergie» a fait l’objet d’un engagement solennel du futur Président de la République en janvier 2007 (rappelons que l’«[instauration d’] une taxe carbone en croissance régulière» constituait la proposition n°2 du Pacte écologique de Nicolas Hulot signé par le candidat Nicolas Sarkozy), sa mise en place est finalement reportée au niveau européen au lendemain des élections régionales, le 23 mars 2010. Cette tribune se propose, par l’analyse de l’échec de cette mesure phare du quinquennat, d’identifier les conditions d’ancrage d’une taxe carbone dans le paysage fiscal français. Les arguments exposés ci-après reposent sur une série d’entretiens menés auprès de 57 hauts fonctionnaires (ministères de l’Écologie, des Finances, de l’Agriculture, et cabinets du Premier ministre et de la Présidence de la République), parlementaires, experts et syndicalistes. Sans aucun doute, le rôle du Conseil constitutionnel, qui a censuré l’article 5 de la loi de finances le 29 décembre 2009, et de l’opposition parlementaire qui l’a saisi quelques jours auparavant, est majeur dans l’abandon de cette mesure en 2010; il met en lumière le cloisonnement des expertises qui participent à l’élaboration des politiques publiques, ainsi que la difficile compatibilité entre principes juridico-constitutionnels et principes économiques liés aux instruments de tarification du carbone. Deux arguments me paraissent néanmoins tout autant fondamentaux dans ce revers politique. Confusion et suspicion de l’opinion Une taxe carbone excelle par sa technicité, et implique par cette caractéristique une certaine déconnexion de la réalité du quotidien des citoyens: cette mesure présentait donc un risque politique substantiel pour le gouvernement. Outre le caractère impalpable de son assiette (le carbone), les modalités de ce nouvel instrument fiscal étaient peu intelligibles du grand public et d’une partie du personnel politique, pour laquelle la fiscalité est traditionnellement associée au rendement et non à l’incitation à un changement de comportements. Par exemple, la compensation pour les ménages a suscité la confusion et la suspicion de l’opinion; de plus, les critères de redistribution retenus –composition des ménages et lieu de résidence– ont fait apparaître des situations incohérentes qui ont suscité des débats insolubles sur l’équité, à l’origine de la saisine du Conseil constitutionnel par les parlementaires socialistes. Si un exercice de concertation et de pédagogie –la conférence d’experts– a permis d’atteindre un consensus entre les différentes parties prenantes avant le processus législatif, celui-ci n’a pas semblé suffisant pour garantir l’acceptabilité de la mesure. Certains acteurs ont effectivement décrié la brièveté de l’ensemble du processus politique, un laps de temps trop court pour permettre aux services d’études d’analyser les impacts d’une telle mesure sur la compétitivité des entreprises et le pouvoir d’achat des ménages, et aux acteurs de la décision de s’approprier le sujet. « Les exigences environnementales perçues comme une contrainte » Par conséquent, au vu de ces lacunes, le gouvernement n’a pas réussi à mobiliser sa majorité et l’opinion derrière son projet parce qu’il n’a pas usé d’un argument à la fois politiquement convaincant et socialement acceptable pour justifier la mise en œuvre de la taxe carbone. L’intérêt d’une taxe carbone, outre l’atteinte des engagements de réduction d’émissions de CO2 à moindre coût, consiste à basculer l’assiette de notre système fiscal depuis le travail vers la pollution pour un bénéfice global en termes d’activité, de croissance, et d’emploi: la fiscalité environnementale permet donc de capter un double dividende, environnemental et économique. Or, comme les impacts sur l’économie française du recyclage d’une taxe carbone par la baisse d’autres prélèvements obligatoires n’étaient pas pleinement maîtrisés par les acteurs de la décision, la justification par le gouvernement de la mise en place d’une taxe carbone a consisté en la mobilisation de l’unique argument de lutte contre le changement climatique. Malheureusement, cet argument reste peu mobilisateur dans un contexte de crise économique et financière où les exigences environnementales sont encore trop souvent perçues dans l’espace public et politique comme une contrainte sur l’activité et une atteinte à la liberté individuelle. À l’inverse, la mobilisation de l’argument du double dividende aurait sans doute permis au gouvernement d’accroître l’acceptabilité collective de la mesure. « Faille entre l'expertise économique et la décision politique » Finalement, l’échec de la taxe carbone débute, avant même la censure du Conseil Constitutionnel, à sa mise en politique et son introduction dans le débat public, consécutives à la remise des conclusions du rapport de la conférence d’experts sur la contribution climat-énergie le 28 juillet 2009; cet échec est d’abord occasionné par une stratégie de diffusion des connaissances lacunaire. De nombreux acteurs interviewés, chez les députés notamment, regrettent ainsi que le chaînage intellectuel justifiant la mise en place d’une taxe carbone ne leur ait été expliqué à aucun moment au Parlement. Il existe donc une faille entre l’expertise économique et la décision politique, où les connaissances économiques sur lesquelles le personnel politique devrait s’appuyer pour justifier le projet, le porter, et accroître son acceptabilité restent peu accessibles et/ou maîtrisées. S’il existe un consensus théorique relativement large au sein des sphères scientifique et politique sur l’utilité de l’instrument fiscal pour lutter contre le changement climatique, l’échec politique de 2009-2010 montre cependant que la fiscalité carbone n’a pas réussi à s’imposer comme un outil légitime d’amélioration des performances économiques, sociales et environnementales de notre société. « Une taxe carbone reste punitive » Aujourd’hui encore, la fiscalité carbone demeure très peu présente dans le débat public et politique: celle-ci est effectivement absente, ou tout au plus secondaire, des grandes réformes proposées par les fiscalistes (cf. Thomas Piketty, Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Seuil 2011) et par les candidats à l’élection présidentielle (si l’accord PS-EELV la mentionne, sa future mise en œuvre reste, au vu des expériences antérieures, pour le moins incertaine). Pourtant, motivée par la maîtrise d’un endettement toujours plus important, la tendance actuelle de hausse générale des prélèvements obligatoires représente une opportunité pour repenser la fiscalité sur une base plus équitable et plus écologique. La réussite de la fiscalité carbone repose avant tout sur son acceptabilité par les parties prenantes. Or, l’expérience de 2009-2010 nous l’a montré, une taxe carbone, bien qu’incitative, reste punitive et injuste pour les agents économiques, et ce d’autant plus lorsque les alternatives à la consommation d’énergie fossile sont encore peu disponibles ou accessibles. Au lendemain du report de la taxe carbone au niveau européen, un sondage Ipsos estimait que près de sept Français sur dix approuvaient sa suppression. L’acceptabilité économique et sociale d’une taxe carbone passe donc par son intégration au sein d’une réforme globale du système fiscal, dont la mise en œuvre doit s’inscrire dans la durée pour donner aux acteurs la stabilité et la prévisibilité nécessaires à la réalisation d’investissements leur permettant de tendre vers des comportements plus sobres en carbone. L’acceptabilité collective de la fiscalité carbone passe également par le développement de politiques publiques d’accompagnement ambitieuses, et particulièrement par des investissements vigoureux dans les transports, les énergies renouvelables et la recherche et développement, permettant de développer des modes de production et de consommation innovants et moins énergivores et de favoriser leur accessibilité. Exemple de la Suède L’exemple de la Suède est particulièrement éloquent. La modification de la structure de la fiscalité suédoise en 1991, par l’introduction d’une taxe carbone couplée à la diminution de moitié de la fiscalité existante sur l’énergie, et par la baisse de la fiscalité sur le travail et de l’impôt sur le revenu, a permis d’améliorer la situation économique à court terme, sans impacter outre mesure le pouvoir d’achat des ménages les plus vulnérables ni la compétitivité des entreprises. Entre 1990 et 2007, alors que les émissions de CO2 diminuaient de 9 %, la Suède connaissait une croissance annuelle moyenne de plus de 3 %. Dans le contexte actuel de récession, l’enjeu est ainsi de démontrer que l’introduction d’une taxe carbone au sein d’une réforme fiscale équitable permettrait de recréer rapidement de la valeur économique et de la cohésion sociale. « La taxe carbone comme catalyseur d'un concept de développement durable » L’acceptabilité d’une taxe carbone, et sa mise en œuvre effective, reposent également sur une diffusion plus large et plus lisible du savoir produit par les experts économistes auprès du personnel politique, des juristes et de l’ensemble des acteurs socio-économiques. En amont, les services d’études de l’administration doivent se donner le temps d’étudier les impacts sectoriels et territoriaux d’une réforme fiscale verte sur la compétitivité et l’emploi, en s’appuyant à la fois sur les simulations par secteur et par territoire des modèles de prévision macroéconomiques, sur une analyse exhaustive des expériences réussies dans d’autres pays européens, et sur des processus de concertation élargis. En aval, lors de la mise en politique de l’instrument, les ministères responsables du projet doivent désigner des médiateurs, des communicants, maîtrisant parfaitement les tenants et aboutissants socio-économiques et juridiques de la fiscalité carbone, et capables d’identifier, de mobiliser et de diffuser les arguments clés de son acceptabilité. À l’heure où les coupes claires dans le budget de l’État se multiplient, reléguant l’enjeu climatique au second rang des priorités de l’action publique, une réforme fiscale équitable et écologique permettrait de contribuer à la fois à la lutte contre le changement climatique et à la maîtrise de notre endettement. Instrument d’incitation et de répartition, la fiscalité carbone permettrait ainsi de bousculer le dogme selon lequel une politique d’atténuation se ferait au détriment de notre économie et de notre lien social. La taxe carbone, comprise dans une réforme fiscale globale, pourrait finalement devenir le catalyseur d’un concept de développement durable qui s’essouffle. Carole-Anne Sénit est chargée d'études Gouvernance au sein de l'Iddri. Elle a notamment publié "Compromising on a climate regime: on the importance of perceptions", Idées pour le débat / Working Papers, n°9, Iddri, 2011. [...]