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La mise en place de politiques environnementales amène inévitablement à se confronter aux problématiques sociales. Cet état de fait ne doit pas nous amener à opposer deux dimensions de la politique publique mais plutôt à mieux comprendre comment elles interagissent afin de trouver des solutions équitables et efficaces.

La difficulté du lien entre politiques environnementale et sociale tient à son ambiguïté. Les politiques de transition énergétique peuvent révéler des inégalités sociales préexistantes. Elles peuvent aussi créer de nouvelles vulnérabilités pendant une phase de transition. À l’inverse, sur le long terme, ces politiques peuvent permettre de limiter les fragilités du système face à des chocs, comme la hausse des prix du pétrole. Et, enfin, ces politiques ne sont pas toutes injustes, certaines permettent même une forme de redistribution.

Les problèmes soulevés par les inégalités sociales dans le cadre de la transition énergétique ne sont pas insurmontables. L’enjeu est d’identifier et de mettre en oeuvre les conditions d’un changement sur différentes échelles de temps, en prenant en compte la diversité des ménages. Tout ne relève pas de la politique environnementale stricto sensu et celle-ci doit être accompagnée par des politiques sociales bien coordonnées.

L’état des lieux de la question des inégalités et de la vulnérabilité dans le domaine de l’énergie nous permet de proposer une grille de lecture du problème et d’identifier deux orientations dans le cadre du débat sur la transition énergétique. La première invite à repenser le concept de précarité énergétique et la seconde à développer des capacités d’adaptation chez les ménages dans le besoin.

  • ÉTAT DES LIEUX

Inégalités, inéquités, précarités, vulnérabilités

L’inégalité, l’inéquité, la précarité, la vulnérabilité sont des notions qui reviennent de manière récurrente dans le débat public et dans le débat sur l’énergie en particulier. Une partie de la complexité du débat provient de la difficulté à définir ces termes, qui se recoupent sans être équivalents. Comme nous allons le voir, ces quatre notions renvoient à trois couples : choix et contrainte, situation présente et situation potentielle, contrainte monétaire et contraintes multiples.

  1. Nous définissons l’inégalité comme une différence entre les hommes dans la jouissance de biens ou de services. L’inéquité est une inégalité jugée injuste ou illégitime. Elle renvoie à une absence de choix ou à une faible capacité à changer une situation subie.
    - Lors du débat sur la taxe carbone, nombreux sont ceux qui ont jugé injuste ou inéquitable le fait que des ménages modestes aient à payer de lourdes charges sans qu’ils aient les moyens de changer leur comportement.
    - Inversement, des inégalités peuvent résulter de choix délibérés : un ménage possédant deux voitures puissantes et fortement consommatrices en énergie sera davantage touché par une hausse des prix de l’énergie mais ces ménages n’étaient pas contraints d’acheter de telles voitures.
  2. La précarité peut se définir comme une inadéquation entre les ressources des ménages (monétaires mais pas seulement) et leur situation contrainte. La précarité énergétique est l’une des composantes de la précarité, parmi beaucoup d’autres (alimentation, accès au logement, à la santé etc.). La vulnérabilité est une situation de précarité potentielle dans laquelle un ménage peut basculer lorsqu’il est confronté à des aléas, comme la hausse des prix de l’énergie.
    - 3,5 millions de français déclarent souffrir de froid dans leur logement ; les ménages précaires sont très sensible à la hausse des prix de l’énergie, sans qu’ils aient pour autant les moyens de s’adapter à ce nouveau contexte.
    - 20 % des ménages de quatre grandes villes françaises, dépensant plus de 1 % de leur budget pour leur mobilité quotidienne, sont qualifiés de vulnérables à la hausse des prix du carburant , on voit ici que ce n’est pas simplement une question de pauvreté, car dans ces 20 % nombres de ménages ont des revenus moyens.

Niveau de consommation d’énergie selon les catégories de revenu

Il s’agit dans un premier temps de présenter les dépenses en énergie des différents groupes de revenu.

Dépenses et effort énergétique des groupes de revenu

Les ménages modestes consomment, en moyenne, moins d’énergie que les ménages aisés. Les dépenses totales en énergie (transport individuel et logement) des 20 % des ménages les plus pauvres s’élevait à 1 800 € par an en 2005 contre 3 100 € pour les 20 % les plus riches. L’écart de dépenses en énergie était alors de 1, alors que l’écart de niveau de vie était de 2,2 : la consommation d’énergie directe augmente moins vite que le revenu.

Cependant lorsque l’on rapporte les dépenses en énergie au budget des ménages, on observe que le taux d’effort, c’est-à-dire la part de l’énergie dans le budget total, est d’autant plus élevé que le revenu est faible. Les ménages aisés consomment moins en proportion de leur revenu en général (ils épargnent davantage), et ils dépensent proportionnellement davantage sur d’autres types de postes.

Il en découle que les catégories les plus modestes sont celles qui sont le plus touchées, en proportion de leur revenu, par les hausses des prix de l’énergie. Elles payent aussi davantage, toujours en proportion de leur revenu, de taxes sur la consommation d’énergie (notamment la Taxe sur la valeur ajoutée [TVA], la Taxe intérieure sur les consommations de produits pétroliers [TICPE]).

La dernière décennie a vu s’accroitre les inégalités de revenus, et par conséquent les inégalités d’effort énergétique. Cette tendance est renforcée par le fait que les ménages modestes ont moins de capacités pour investir dans des équipements moins consommateurs.

Des groupes de revenu à la population réelle : les inégalités « intradéciles »

Au-delà de ces « moyennes par quintiles », il existe de grandes disparités qui reflètent de très forts niveaux de consommation chez des ménages situés en bas de l’échelle sociale ou des faibles consommations parmi certains ménages les plus aisés. Le graphique ci-dessous présente la dispersion des taux d’effort énergétique au sein des différentes catégories de revenu. L’explication des dépenses d’énergie ne peut donc se limiter au seul critère revenu, elles résultent de multiples facteurs.

Mise en évidence des contraintes infrastructurelles et des choix individuels

Les déterminants des consommations d’énergie des ménages

Pour le logement, les variabilités de consommation d’énergie peuvent être expliquées par des facteurs tels que l’isolation du bâti et le degré de mitoyenneté, la zone géographique, ou encore la qualité des appareils. Le commissariat général au Développement durable (CGDD), à l’aide de méthodes économétriques, identifie le type de chauffage et le type de logement (mitoyenneté et isolation) comme les principaux facteurs explicatifs des écarts de dépense au mètre carré, entre ménages. Le revenu joue sur les dépenses d’énergie principalement via la surface du logement à chauffer ; les ménages les 20 % les plus aisés disposant de 47 m2 par habitant contre 32 m2 pour les 20 % des ménages les plus modestes.

Cependant, la variabilité des dépenses entre les ménages d’un même groupe social et dans toute la population est plus forte sur les transports que sur le logement. Les différences de consommation d’énergie pour la mobilité sont surtout déterminées par la localisation et la distance domicile-travail, ce type de déplacements représentant 41 % des distances parcourues localement (ENTD, 2008), mais aussi par le niveau d’usage de la voiture suivant les alternatives disponibles, la part de la voiture allant de 80 % des déplacements en zone périurbaine contre 50 % pour une ville-centre de province où les transports en commun sont plus développés. La figure 4 (voir ci-contre version PDF de l'article) montre que la localisation joue sur les dépenses énergétiques au-delà du revenu, de la taille des ménages ou de leur activité. Un ménage qui habite en zone périurbaine dépense en moyenne 440 € de plus par an en carburant qu’un ménage ayant le même niveau de revenu, le même nombre d’habitants et la même activité, mais habitant dans une ville centre de province. Enfin, la fréquence en déplacements longues distances a aussi son importance sur le bilan énergétique du ménage. Si ces déplacements ne représentent qu’1 % de la mobilité totale des Français (en nombre de déplacements), ils représentent 40 % des distances parcourues (ENTD, 2008).

Des situations résultantes de choix et de contraintes

Les facteurs précédents relèvent de choix individuels (température de chauffage, puissance du ou des véhicules) ou de contraintes (absence de réseaux de transport en commun ou mode de chauffage pour les locataires), et parfois des deux (le choix d’une localisation en milieu péri urbain pour accroître sa surface faute d’une offre équivalente dans un centre-ville, achat d’un logement déjà équipé ou construction sur plan, avec le mode de chauffage prédéterminé).

Ces choix contraints sont le fait des individus, mais aussi de politiques publiques passées, voire d’absence de politiques publiques. Certaines ont pu réduire la part des consommations d’énergie dans le budget des ménages modestes. On peut citer notamment le développement des Habitations à loyer modéré (HLM) en centre-ville et des transports en commun subventionnés, permettant aux ménages bénéficiaires d’avoir accès à un éventail de service à un faible coût énergétique.

Dans d’autres cas, les politiques publiques, formulées dans un contexte donné pour répondre aux enjeux de leur temps, mais parfois incapables d’anticiper les évolutions de long terme, ont pu contribuer à accroître le taux d’effort énergétique des ménages. Par exemple le développement d’infrastructures routières et les politiques foncières des zones rurales, combinés à la faiblesse de la production de logement dans les centres, ont incité de nombreux ménages à s’installer loin des zones d’emplois, leur permettant de satisfaire leur envie d’un environnement plus vert et d’une maison individuelle, mais augmentant aussi leur budget énergie.

Certaines politiques publiques passées ont abouti à des situations de contrainte chez des ménages et cela soulève des problèmes d’équité lors de la mise en place d’instruments environnementaux (taxe carbone, péage urbain, etc.). Deux questions centrales se posent alors, comment identifier les ménages « contraints » et comment les accompagner ?

  • DEUX ORIENTATIONS POUR LE DÉBAT

Enrichir la notion de précarité énergétique

Lors de la mise en oeuvre de politiques incitant à l’efficacité et la sobriété énergétique, l’identification des ménages contraints pose des problèmes d’ordre politique (quels critères retenir pour les définir ?), statistiques (disposons nous des données adéquates ?) et en termes d’outils de mise en oeuvre (comment atteindre les populations identifiées ?). Compte tenu des éléments précédemment présentés, la définition de la précarité énergétique retenue par nombre d’acteurs concernés nous apparait incomplète. La loi Grenelle définit en effet la précarité énergétique comme une « difficulté particulière à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat. » Cette définition oublie la précarité ou la vulnérabilité liée au transport.

Un autre critère de définition est parfois utilisé, fondé sur le concept anglais de Fuel Poverty, il définit une situation de précarité énergétique lorsque plus de 10 % du revenu est dépensé pour l’énergie. Il s’agit là d’une vision comptable de la précarité, qui peut contenir certaines incohérences: un ménage aisé qui disposerait d’une piscine chauffée, de plusieurs voitures et d’une grande maison mal isolée pourrait être en situation de « précarité énergétique ». Inversement, la précarité énergétique, selon cette définition, peut diminuer, à mesure que les ménages arrêtent de se chauffer pour des raisons contraintes.

La précarité énergétique est une situation de faible revenu disponible, combinée à des dépenses énergie et transport élevées, dues à un certain nombre de contraintes techniques, territoriales ou infrastructurelles. A minima, un double critère (niveau de vie et effort énergétique global) serait pertinent. La situation de contrainte énergétique pourrait être définie via le débat public, à travers quelques variables clefs.

Développer les capacités d’adaptation davantage que les pansements

L’approche qui prévaut actuellement ne prévient pas les vulnérabilités futures

Les politiques environnementales (réglementation, hausse des taxes, péage, etc.) peuvent toucher plus durement les ménages modestes et contraints, créant des situations d’inéquité. Certaines politiques publiques ont cherché à exonérer les ménages modestes en intégrant directement l’exonération dans l’architecture de la mesure.

À titre d’exemple, le projet de loi Brottes visant à rendre les tarifs de l’énergie progressifs en fonction du volume consommé, définit plusieurs critères (zone géographique, type de chauffage, taille du ménage) pour calculer la consommation théorique d’un logement et éviter de peser injustement sur les ménages modestes et contraints. De tels mécanismes, s’ils sont louables, sont aussi extrêmement difficiles à mettre en oeuvre d’un point de vue technique et statistique, ils ne parviennent pas nécessairement à protéger les ménages vulnérables. La preuve en est que dans le cadre de loi Brottes présenté en janvier 2013, plus de 300 000 ménages locataires et en dessous du revenu médian seraient touchés par le malus. Et au final, l’effet environnemental de ce projet de loi, c’est-à-dire la baisse des consommations d’énergie globales, est extrêmement limité (Ademe, 2013).

Les logiques d’exonération relèvent d’une approche statique du problème et, sur le long terme, elles encourent le risque de ne pas créer le changement attendu. En effet, lorsque l’exonération est intégrée à la mesure, ses effets d’incitation sont invalidés pour ces populations, elles bénéficient de l’exonération à court terme mais sont dans une certaine mesure mises de côté de la transition. Il ne peut être uniquement question de panser les effets de l’instrument environnemental. Une telle approche permet de limiter les effets à court terme mais n’empêche pas la création de vulnérabilités futures.

L’enjeu clef de la transition énergétique est bien de déterminer les conditions d’un changement sur différentes temporalités. Certains ménages peuvent amortir les chocs et changer rapidement alors que d’autres, davantage contraints, doivent être accompagnés durant leur transition. La politique publique doit donc aider au développement des capacités d’adaptation de ces ménages.

Les trois piliers d’une politique socio-environnementale

Une autre approche pourrait donc être suivie et repose sur trois piliers permettant de combiner stratégie de long terme et gestion de court terme. Le premier consiste en la mise en place d’une mesure environnementale, à travers des instruments à portée générale, s’appliquant à tous. Ceci permet de garantir la lisibilité et l’efficacité environnementale de la mesure et d’empêcher, dans la durée, l’apparition de situations de vulnérabilité.

Le deuxième pilier relève de l’aide de court terme, au travers d’aides ciblées destinées aux ménages précaires et vulnérables via les outils de la politique sociale. On peut citer ici l’aide budgétaire ou réduction des taux d’imposition des plus modestes. L’important ici est de mettre en place ces compensations de manière coordonnée avec la mesure environnementale et non de manière directement intégrée.

Le troisième pilier est à l’intersection entre politique sociale et environnementale. Il est fondamental en ce qu’il doit permettre aux ménages ne pouvant le faire par leurs propres moyens, de développer des capacités d’adaptation. On peut citer par exemple les subventions au renouvellement technologique, les accompagnements spécifiques pour renforcer les ressources cognitives des ménages (information) ou améliorer leur gestion budgétaire et technique. Il ne faut pas oublier, comme l’a montré la figure 4 (voir ci-contre version PDF de l'article), qu’une politique territoriale consistant à développer les transports en commun et à les subventionner, est aussi une forme de politique socio-environnementale. Le tableau en annexe présente différents outils à disposition des politiques publiques.

Les exemples de taxe carbone au niveau européen ont montré que c’est lorsque la compensation est faite via une réforme globale de la fiscalité, en la rendant globalement plus juste, et qu’elle est combinée à des aides au renouvellement technologique, que celle-ci est efficace et socialement acceptable (cf. Chancel, Sénit, 2013). Enfin, si le débat public sur l’environnement a largement porté sur les injustices des politiques environnementales, il convient aussi de rappeler que certaines mesures (comme la suppression de niches fiscales « énergivores », cf. Chancel, Saujot, 2012), peuvent opérer un transfert des ménages aisés vers les plus modestes.

  • CONCLUSION

Les études statistiques mettent en évidence que le taux d’effort énergétique décroît avec le revenu et que les ménages modestes sont davantage touchés par les hausses de prix de l’énergie. Mais le seul critère revenu est insuffisant pour déterminer les consommations d’énergie et les conséquences de leur hausse sur les niveaux de vie des ménages. La grille d’analyse choix et contraintes, combinée au revenu disponible, semble plus à même de guider les débats sur la transition.

Le concept de précarité énergétique tel qu’il est défini actuellement ne permet pas de traiter correctement les enjeux d’équité dans le cadre du débat sur la transition énergétique. Il conviendrait d’élargir la définition aux transports et de penser le problème dans sa dimension globale.

Enfin, les mesures environnementales n’ont pas vocation à lutter contre la précarité héritée du passée mais à protéger l’environnement et empêcher des vulnérabilités énergétiques futures. Lorsque ces mesures sont construites pour exonérer les ménages contraints, leur efficacité est réduite et elles n’empêchent pas les vulnérabilités futures.

Une véritable politique socio-environnementale doit donc reposer sur trois piliers. Le premier relève de la mesure environnementale, à portée aussi générale que possible. Le second consiste en un volet social, visant à aider budgétairement les ménages contraints. Le troisième volet vise à développer les capacités d’adaptation de ces ménages dans la durée.