L’Union européenne est l’échelle indispensable à ses États membres pour avoir une chance de peser dans le monde. Pourtant l’UE est apparue comme un acteur faible à l’occasion de deux rencontres au sommet récentes avec les deux superpuissances : l’une a abouti à une déclaration conjointe avec les États-Unis pour apaiser la guerre commerciale, l’autre avec la Chine réaffirme du bout des lèvres le soutien au multilatéralisme et à la coopération en matière de climat, ce qui était mieux que rien en amont de la COP 30. Ces résultats sont inquiétants, ou décevants, tant pour l’avenir de l’Europe qu’en matière de développement durable, mais comment interpréter les causes plus profondes de ces deux échecs et les conséquences pour l’Europe d’un point de vue stratégique ? Si elle assume de n’être plus qu’une puissance moyenne parmi d’autres, quelles options lui reste-t-il ?

Renoncer au pouvoir de faire la norme ?

La taille de son marché intérieur confère à l’UE potentiellement un soft power à travers les normes qu’elle y définit, et qui s’imposeraient ensuite à l’ensemble des chaînes de valeur mondiales. Toutefois, elle semble en risque de devoir renoncer prochainement à ce pouvoir, sous la double pression d’un président américain qui veut détruire cette capacité souveraine, notamment en matière de numérique, et d’une partie des milieux économiques européens qui profitent de la question de la simplification pour remettre en cause le principe même des régulations. Un tel renoncement serait catastrophique à la fois pour l’environnement, la puissance normative de l’Europe en la matière ayant joué un rôle de locomotive mondiale depuis que les États-Unis lui ont cédé cette place après les années 1970, et pour l’économie européenne qui y perdrait sa seule chance de différenciation. Et serait d’autant plus incohérent qu’une partie du chemin a été faite : les entreprises ont investi et innové et sont en ordre de marche pour atteindre les objectifs fixés, notamment sur la décarbonation ; et de grandes puissances économiques, comme le Brésil ou la Chine, ont commencé à préparer de manière très concrète l’interopérabilité de leurs propres normes avec celles de l’UE en matière de finance verte. Enfin, ce serait un désastre pour la démocratie et la confiance des citoyens dans leurs institutions.

L’arme à répétition des droits de douane américains 

La stratégie américaine actuelle vise à utiliser à répétition la menace de droits de douane pour obtenir des concessions successives dans une logique de pur rapport de force. Face à cette arme, céder ne semble apporter aucun bénéfice puisque chaque concession mène à la suivante, encore plus dommageable. Le renoncement européen ne s’explique pas par un manque d’affirmation politique, mais révèle plutôt le dilemme stratégique de la situation actuelle, où en dehors de tractations commerciales qui pourraient être moins asymétriques, l’UE a un besoin majeur du soutien américain en matière de sécurité militaire, au moins à court et moyen terme. Mais céder en matière commerciale en espérant en contrepartie une garantie stable concernant la sécurité semble un pari extrêmement incertain, compte tenu de la volatilité de la stratégie américaine.

Le besoin de stabilité

Face à cette stratégie des États-Unis, la présidente de la Commission européenne avait abordé le sommet avec son homologue chinois sous l’angle de garantir prévisibilité et fiabilité. Cela correspondait bien aux forces et aux besoins de l’Europe : l’UE est une institution lente mais prévisible, et elle a besoin de stabilité vu sa place d’exportateur et d’importateur, ainsi que sa dépendance stratégique en matière de ressources et même de technologies. C’est aussi un pari réaliste : à moyen terme, le réalisme est plutôt du côté de la paix et de la coopération que du conflit et du rapport de forces, pour assurer la stabilité économique nécessaire à une Chine qui doit pouvoir exporter ses surcapacités industrielles, mais aussi aux acteurs américains dont les chaînes de valeur ne pourront se permettre une instabilité permanente tant avec leurs fournisseurs qu’avec leurs marchés. 

Pour la Chine comme pour l’Europe, cet horizon de stabilité et de paix repose sur des coopérations bilatérales et multilatérales, qu’elles ont réaffirmé dans leur déclaration commune. Mais stabilité et paix sont compatibles, pour une Chine en position de force, avec une compétition féroce et une redéfinition des termes de la coopération et des normes, voire éventuellement des valeurs. Au moment où l’administration américaine précise les coupes qu’elle va faire dans les organisations internationales, et qui visent l’Unesco, l’ONU, ou encore l’OCDE — pourtant élément clé d’influence par les normes pour les États-Unis —, le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai à TianJin les 31 août et 1er septembre a rassemblé autour du président chinois 20 dirigeants mondiaux qui ont rappelé leur soutien au système multilatéral, même s’il faut le faire évoluer, et au droit international. Alors qu’elle affirme son opposition à la stratégie d’affrontement des États-Unis, la Chine donne pourtant aussi à voir l’étendue de sa puissance militaire et sa capacité à construire des alliances stratégiques aussi ou plus puissantes que celle des pays occidentaux. Outre ce paradoxe, l’Organisation de coopération de Shanghai illustre aussi la volonté chinoise de définir dans de nouvelles institutions les nouveaux termes de la coopération. Une coopération, une paix et une stabilité indispensables à la prospérité économique et au développement durable auxquels la Chine souligne qu’elle aspire, mais une Pax Sinica — selon les visées de la Chine. 

Dans un contexte géopolitique conflictuel, l’Europe devrait chercher à influencer les nouveaux termes de cette stabilité à venir, grâce à son propre pouvoir normatif et la taille de son marché. Mis en cause comme ayant décrété ses normes environnementales (sur la déforestation importée, sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières) de manière unilatérale, ce pouvoir normatif peut cependant être préservé en changeant de méthode, et en faisant plus de place en amont à la préparation avec les pays partenaires, plutôt que de n’aller voir le reste du monde qu’avec un instrument durement négocié entre les 27 dont quasiment plus rien ne peut bouger. Ce changement de méthode n’est pas un renoncement à la souveraineté ; abdiquer devant la pression américaine le serait.

Une puissance moyenne parmi d’autres

Les pays comme la France qui ont connu une puissance impériale coloniale n’ont pu, face à l’évolution historique, conserver une capacité de peser à l’échelle mondiale qu’à travers l’Europe. Aujourd’hui, il n’est pas certain que l’UE puisse garder un statut de puissance mondiale, compte tenu de forces au mieux économiques mais non militaires, malgré les atouts de certains États membres sur ce sujet, mais également des dépendances de ses États membres, de leurs vulnérabilités, et de la faiblesse de la direction politique commune de l’arrangement institutionnel qu’ils constituent. Assumer cela ne veut pas dire baisser les bras, c’est au contraire une invitation à une plus grande profondeur de réflexion stratégique. 

L’UE a commencé à en prendre conscience dès la définition du Pacte vert, avec une Commission qui se voulait déjà géopolitique. La véritable accélération s’est produite avec la crise de la Covid-19 et la guerre russe en Ukraine, mettant en évidence les fragilités stratégiques et les dépendances du continent. Mais cette réflexion stratégique reste encore au milieu du gué, compliquée par les risques de fragmentation de l’unité entre États membres, qui a pourtant plutôt bien résisté à ces premières crises de la décennie. 

De nouvelles sources d’inquiétude : souverainisme et alliances

La période récente est cependant beaucoup plus inquiétante : la dynamique politique interne risque d’obscurcir le raisonnement géopolitique, dans le sens d’un souverainisme strictement centré sur le refus, pourtant irréaliste, des interdépendances, et d’un rejet des régulations environnementales, à l’inverse d’une reconnaissance des limites et des dépendances inévitables de l’Europe et de ses États membres, invitant à nouer des alliances stratégiques dans ce monde instable.

Deux facteurs d’inquiétude en particulier émergent. Le premier concerne les virages et revirements stratégiques de l’Union (sur les normes environnementales comme sur la négociation commerciale) qui semblent n’avoir fait l’objet d’aucune préparation ni d’aucune appropriation par les acteurs politiques et économiques , et sont plutôt des réactions aux pressions américaines ou à des calculs politiques de remise en cause des acquis des grandes coalitions pro-européennes et pro-environnement qui avaient largement dominé les institutions européennes jusqu’à il y a peu. Ces revirements ne sont pas ancrés dans la réalité des investissements déjà consentis par les acteurs économiques et mettent en danger la prévisibilité dont ils ont besoin.

Le second facteur d’inquiétude concerne l’incapacité des États membres et des institutions européennes à traduire en réalité la promesse de nouvelles alliances stratégiques avec d’autres puissances moyennes ou d’autres pays émergents. Il a été reconnu depuis plusieurs mois la nécessité de définir une politique étrangère offensive et renouvelée, transformant en réelles propositions ambitieuses de partenariats équilibrés et durables les promesses et concepts développés autour des enjeux de nouveaux partenariats pour le commerce et l’investissement (CTIP – Clean Trade and Investment Partnerships ; SIFA – Sustainable Investment Facilitation Agreement). L’Afrique du Sud et l’Europe s’étaient déclarés prêtes à non seulement déployer un nouvel instrument agile en matière de commerce et d’investissement, un CTIP, mais d’en faire un modèle de négociation et de partenariat, préservant leurs valeurs communes et réussissant à mettre en place des chaînes de valeur plus justes et le retour des capacités financières d’investissement au service des trajectoires de développement et d’industrialisation verte voulues par les pays. Il serait urgent de donner à voir cette négociation en train d’avoir lieu, même si tout n’a pas besoin d’être dévoilé. L’Inde, fortement attaquée par le président américain, pourrait également constituer un acteur clé de ces nouvelles alliances. Elle s’est ostensiblement rapprochée de la Chine lors du sommet de TianJin, soutenant la refonte de l’ordre international. Mais elle s’est aussi récemment tournée vers l’UE pour mettre en place des coopérations trilatérales UE/Inde pour le développement de pays tiers.

D’autres accords en train d’être discutés, comme avec le Royaume Uni et le Canada sur la sécurité, la défense et le commerce, seraient aussi un très bon point de départ, si la vision de la sécurité et de la défense peut inclure la sécurisation des approvisionnements, la stabilisation économique et financière, et les régulations d’industries clés comme sur le numérique ou la décarbonation. 

Les États membres, l’Europe, comme ses partenaires internationaux d’ailleurs, semblent tétanisés par la menace américaine et la puissance chinoise plutôt que de dédier l’énergie nécessaire à définir ces nouvelles alliances, parcelles de gouvernance et de coopération dans les chaînes de valeur mondiales qui garantiraient à la fois à l’Europe stabilité, sécurité d’approvisionnement, et une certaine continuité dans sa capacité à influencer la définition des normes, et pour le monde, une certaine capacité à maintenir l’ambition en matière d’environnement et de justice sociale.