Depuis la crise de la Covid-19 et la guerre en Ukraine, de nombreux pays du Sud font face à des problèmes d’accès aux financements, au même moment où une crise de la dette écrase certains d’entre eux. Malgré des avancées dans le cadre du G20, notamment sous présidence brésilienne en 2024, concernant la capacité des banques multilatérales de développement à déployer davantage d’intervention à partir du même capital, 2025 est plutôt marquée par l’annonce de baisses massives de l’aide au développement par les bailleurs traditionnels, les États-Unis notamment, mais aussi plusieurs pays européens. Parmi les autres investisseurs dans les pays du Sud, la Chine aussi semble en phase de repli de sa capacité d’intervention. Dans ce contexte, que pourra faire la 4e conférence sur le financement pour le développement de début juillet, face à des ordres de grandeur des besoins de financement qui paraissent désespérément hors de portée des transferts financiers publics du Nord vers le Sud ? Renvoyer vers les autres sources complémentaires de financement, c’est-à-dire la mobilisation du secteur privé ou des ressources nationales, constitue bien une part de la réponse, sans nier la responsabilité des pays du Nord ayant pris des engagements de solidarité internationale. Mais ne faut-il pas réinterroger plus profondément l’orientation des flux d’investissement mondiaux, pour mieux cibler le rôle des transferts financiers publics internationaux ?
L’Iddri pose trois questions à Hubert de Milly, consultant et expert en aide internationale.
Quels sont les ordres de grandeur des flux financiers mondiaux en matière d’investissement, et quels sont les besoins d’investissement au Sud ?
La formation brute annuelle de capital fixe (FBCF) dans le monde est de l’ordre de 25 000 milliards de dollars, soit un quart environ du PIB mondial. Dont la moitié au « sud ». Nous ne sommes pas habitués à manipuler ces ordres de grandeur, car, pendant longtemps, on a évoqué, pour les besoins d’investissement au Sud, de simples centaines de milliards1. C’est avec les premières estimations du « coût des Objectifs de développement durable (ODD) », autour de 2015, que l’on a changé d’échelle, avec des montants de « déficit de financement » (financing gap) de l’ordre de 3 à 6 000 milliards annuels pour les pays du Sud, avec ou sans la Chine selon les études.
Peu importe la vraisemblance ou le bien-fondé de ces estimations, qui se copient les unes les autres. L’essentiel est que ces ordres de grandeurs nous font quitter le domaine de la microéconomie, de l’inventaire des dépenses « additionnelles » nécessaires à tel ou tel objectif dans tel ou tel pays, pour entrer dans le domaine macroéconomique. 5 000 milliards, c’est 20 % de la totalité de l’investissement dans le monde, c’est plus de la moitié de l’investissement des pays du Sud, et c’est 5 à 10 fois la totalité des investissements directs étrangers (IDE), chaque année. Comment pourraient-ils être « additionnels » ? D’où viendraient-ils ?
Il faudrait donc dire les choses un peu différemment : « environ 5 000 milliards de FBCF dans le monde doivent chaque année être réorientés vers des investissements nécessaires aux ODD », vers les géographies qui sont en déficit d’épargne, notamment les pays à faible revenu et les plus vulnérables, mais aussi et surtout une réorientation, dans le monde entier, vers des secteurs et des pratiques favorables aux ODD.
C’est tout le sens de la « mobilisation » des flux existants, dont on parle beaucoup depuis notamment « FfD3 », la troisième conférence sur le financement du développement, tenue en 2015 à Addis-Abeba. Celle-ci avait clairement indiqué que pour traiter du financement des ODD, l’on ne pouvait plus évoquer les seuls flux publics internationaux des pays à revenu élevé vers les autres pays, c’est-à-dire globalement l’aide internationale, mais qu’il fallait « mobiliser » toutes les ressources existantes, domestiques (au Nord et au Sud) et internationales, privées et publiques.
En septembre 2023, en amont du processus de préparation à la quatrième conférence sur le financement du développement, dite FfD4, prévue en juillet 2025 à Séville, le rapport du « groupe d’experts indépendants » mandaté par le G20 et les banques multilatérales tentait une articulation intéressante entre ces niveaux micro et macroéconomiques, en recommandant de réaliser cette « mobilisation » à partir d’une forte augmentation des activités des banques multilatérales de développement, d’environ 250 milliards, qui pourrait entraîner dans son sillage le même montant d’autres bailleurs publics internationaux et 500 milliards d’IDE vers les pays du Sud, le reste (2 000 milliards) provenant de la mobilisation des ressources nationales des pays concernés (hors Chine), investisseurs nationaux tant privés que publics.
Mais est-ce la bonne approche ? Ou la seule ? D’une part, un tel ratio d’entraînement de 1 à 6 entre les activités d’institutions financières internationales dans un pays et la FBCF locale n’a jamais été observé. D’autre part, même si elle était réalisée, la réorientation de 20 % seulement de l’investissement serait-elle suffisante à inverser la marche des pays, et à la réorienter vers les ODD ? Ce qui est en jeu, c’est l’équilibre entre les investissements compatibles avec les ODD et ceux qui leur sont néfastes. Nul ne connait ce ratio, dans aucun pays, mais au vu de la stagnation ou de la régression de certains ODD, notamment environnementaux, il ne doit pas être fameux. Que pèserait 20 % de FBCF favorables aux ODD, contre 80 % hostiles ?
Au total, il faut comprendre qu’en annonçant des besoins de financement annuel de plusieurs milliers de milliards de dollars, les travaux d’estimation mettent en réalité surtout l’accent sur le besoin de forte réorientation de l’ensemble de l’économie mondiale vers des modèles compatibles avec l’atteinte des ODD, dans tous les pays. Mais ceci ne semble pas très bien compris ni reçu au sein de la communauté internationale.
Cette idée de réorienter les flux financiers vers les besoins prioritaires n’est pas tout à fait nouvelle. Le problème n’est-il pas que les capacités d’épargne vont s’investir dans l’immobilier ou dans des instruments financiers plutôt que dans des capacités productives ? Ou que les pays industrialisés cherchent à rapatrier ces capacités issues de leur épargne chez eux ? Que pourrait signifier concrètement réorienter ?
Que sait-on de cette formation brute annuelle de capital fixe ?
La plus grande partie est privée, parce que l’économie mondiale, reflétant l’activité humaine, est essentiellement privée. Mais une petite partie, de l’ordre de 20%, est publique. Quel est le rôle du public dans l’économie ? Certainement pas de concurrencer le privé, mais bel et bien de l’orienter. « Le public », ce sont avant tout des politiques gouvernementales et locales, visant à orienter l’économie, et notamment l’épargne, avec des règles et des incitations. Par exemple, favoriser l’investissement dans des capacités productives plutôt que dans l’immobilier ou dans des instruments financiers, tout en imposant des normes sociales et environnementales suffisantes.
L’action publique dispose aussi d’instruments financiers spécifiques, « bras armés » des politiques de développement, avec des institutions financières telles que les banques publiques de développement. Il y en a plus de 500 dans le monde, avec une véritable capacité d’entraînement du reste de l’économie.
Par ailleurs, l’immense majorité des 25 000 milliards de FBCF dans le monde est domestique, qu’elle soit privée ou publique. Près de la moitié s’effectue dans les pays à revenu intermédiaire, notamment en Chine. C’est donc dans les pays que doit se faire l’essentiel de la réorientation, sous l’impulsion des pouvoirs publics locaux.
Mais il y a aussi un peu d’international. La partie privée de cette échelle, ce sont les IDE, dont on parle beaucoup, en les associant à de grands investisseurs tels que BlackRock. On en parle sans doute trop car, encore une fois, il ne s’agit que d’une petite parie de la FCBF mondiale (500 à 1 000 milliards ces dernières années, soit 2 à 4 % environ), infiniment moins que les investissements domestiques. Le rôle des IDE serait important si ceux-ci se concentraient sur les pays les plus pauvres, ou apportaient avec eux des normes et standards qualitatifs élevés pouvant faire boule de neige localement. Mais ce n’est vrai sur aucun de ces deux aspects.
Enfin, la partie publique de ce volet international, ce sont les nombreuses institutions de développement, multilatérales et bilatérales. Leur poids est de l’ordre 400 milliards par an, dont environ la moitié comptabilisable dans l’aide publique au développement (APD). C’est très peu, on le voit, à l’échelle des ressources mondiales totales, mais, s’agissant d’une action de type publique, ses fonctions ne sont pas forcément très onéreuses. Et elles peuvent être décisives, si elles sont resserrées sur certains domaines spécifiques.
À quoi utiliser au mieux ces transferts publics des pays du Nord vers les pays du Sud ? Faut-il aussi réorienter ces ressources rares en changeant les priorités ?
Les transferts publics du Nord vers le Sud, tels que reflétés par la mesure de l’APD, semblent aujourd’hui à un tournant. Après une dizaine d’années de hausse presque continue, amenant l’APD à 220 milliards en équivalents dons pour l’année 2023, les nombreuses réductions annoncées récemment (Iddri, 2025) conduisent à imaginer une baisse de l’ordre de 30 %. C’est violent, et cela amène à bien préciser ce que l’on peut attendre de cette action publique internationale.
Son premier domaine, l’aide « canal historique », c’est à la fois l’aide humanitaire aux situations de crise et l’aide structurelle aux pays les plus pauvres, les PFR (pays à faible revenu ; environ 25 pays aujourd’hui, presque tous situés en Afrique subsaharienne), qui reçoivent environ 30 % de l’APD. En jeu, le difficile décollage économique de pays sans beaucoup d’avantages comparatifs, souvent enclavés, à la gouvernance problématique, souvent instables politiquement. C’est l’aide de la lutte contre la pauvreté, de la sécurité alimentaire, de la santé, de l’école pour tous, etc. Comme les PFR sont très pauvres, l’aide reçue y est importante en proportion. Et comme leur capacité d’absorption est limitante, il s’agit moins d’un problème de volume disponible que d’efficacité de l’aide. Les besoins à court terme sont d’un ordre de grandeur de « seulement » 100 à 150 milliards de dollars par an, à la portée de l’APD mondiale. C’est une réalité assez nouvelle et peu connue : pour la première fois sans doute dans l’histoire, la communauté internationale dispose de moyens financiers d’un ordre de grandeur compatible avec l’élimination de l’extrême pauvreté. N’est-ce pas là une très bonne nouvelle, très mobilisatrice ?
Le deuxième domaine de l’action publique internationale, moins connu et moins intuitif, ce sont les pays à revenu intermédiaire (PRI). Les 4/5 de l’humanité y vivent. Si certains sont encore proches de la pauvreté, la plupart voient une gigantesque classe moyenne émerger, lancée dans une course à la consommation, inspirée du mode de vie des pays à revenu élevé. Or ce mode de vie n’est pas « durable » : au-delà d’un certain seuil, les progrès économiques et sociaux se font aux dépens de l’environnement. Du fait de leur poids démographique déterminant, c’est du mode de développement des PRI que dépendront le climat ou la biodiversité mondiale. Si l’Inde, notamment, prend le même chemin de développement ultra carboné que la Chine des années 2000, nous sommes très mal...
L’APD peut contribuer à réorienter l’économie des PRI vers un développement plus durable. C’est un rôle essentiellement qualitatif, orienté sur les standards, normes et règles. Par des appuis aux politiques publiques et aux grands acteurs, des échanges de bonnes pratiques, des projets expérimentaux, etc. Qu’importe donc que cette aide aux PRI, bien qu’elle représente plus des 2/3 de l’APD mondiale, soit en général insignifiante localement en volume au regard de l’investissement existant. Son rôle est de réorienter cet investissement, aucunement de s’y substituer. C’est donc un rôle tout à fait réaliste financièrement pour l’APD. C’est une deuxième très bonne nouvelle, pour la planète entière.
La troisième corde à l’arc de l’action publique internationale, encore moins connue, c’est de contribuer à l’émergence progressive de normes internationales, pour changer d’échelle et réorienter toute la finance mondiale (les 25 000 milliards/an d’investissement). Les nombreux think tanks et les forums internationaux reliés à l’aide internationale (par exemple à travers les réseaux de banques publiques) sont des lieux d’où peuvent émerger des définitions, universellement acceptées, des flux financiers et catégories d’actifs qui contribuent aux ODD et de ceux qui au contraire nous en éloignent. La généralisation du principe de « do no harm » et la fin de la finance « brune » nécessitent cette norme « IDD », les « investissements du développement durable ».
Qu’attendre alors d’une conférence comme FfD4 à ce sujet ?
A Addis-Abeba, FfD3 avait marqué son temps en dépassant les seuls transferts publics internationaux et en incluant la mobilisation des ressources domestiques et privées. On attendrait de FfD4 qu’elle continue sur ce chemin, en clarifiant les rôles et responsabilités de tous ces acteurs autour de la mise en cohérence de l’ensemble de l’économie avec le développement durable.
Le premier document de communication de UNDESA sur la conférence de 2025 comportait bien quelques phrases en ce sens : « Le monde est plein d’argent, [mais] trop d’argent va aux mauvais endroits. […]. Notre avenir commun dépend de l’alignement de tout l’argent sur un développement durable qui profite aux populations et à la planète. La plupart des financements actuels ne répondent pas à ce critère »2.
Mais le dernier draft dont nous disposons aujourd’hui est en recul sur ces questions d’alignement de la finance, notamment privée, vers les ODD. Il est même en retrait sur ces sujets par rapport à FfD3. Les mots « réorientation » et « redirection » ont disparu. Le niveau domestique est peu valorisé, au profit surtout de la finance privée internationale, parée de toutes les vertus. Les aspects de normes internationales, l’interopérabilité des taxonomies, le coût des externalités négatives, sont réduits ou ont disparu.
En revanche, le financing gap est bien présent. Fixé à 4 000 milliards annuels, sans définition mais « à couvrir de toute urgence », on comprend qu’il concerne « les pays en développement », sans autre précision. Ce montant gigantesque, à mobiliser de façon « innovante et additionnelle », a pour objet le développement durable, mais n’est aucunement relié à la notion d’alignement de l’ensemble de l’économie. Il est reconnu des « avantages comparatifs » respectifs aux finances publiques et privées qui doivent le composer, mais sans spécification du rôle d’orientation du privé par le public.
On s’oriente donc apparemment vers une déclaration surtout axée sur l’architecture financière publique internationale avec, en plus d’une nouvelle réaffirmation de l’objectif de 0,7 % pour l’APD3, un objectif de triplement de la capacité annuelle de prêts des banques multilatérales de développement, et de meilleure coopération entre elles et les autres banques publiques, dans les pays, ce qui est une bonne chose.
Ce serait donc une déclaration utile, dans le contexte actuel de réductions des budgets de l’action publique internationale, mais loin de concrétiser les espoirs de FfD3 en matière de changements systémiques de l’économie et d’approches transformationnelles.
Pourquoi le narratif du déficit de financement et de la mobilisation directe reste-t-il dominant ? Pourquoi celui de la réorientation de la finance n’accroche-t-il pas ? Comment proposer un programme de travail pour commencer à éliminer le « brun » au lieu de ne faire qu’un peu de vert « additionnel » ?
Il est évident que les tenants de l’économie brune sont puissants, et qu’il est plus facile pour les dirigeants du monde de parler d’investissements nouveaux, qui seront d’autant moins réalisés que leurs coûts sont additionnels et vertigineux, que de s’attaquer à réorienter l’existant, avec toutes les oppositions que cela implique. La communauté des bailleurs alimente cette fausse route, se croyant sans doute sécurisée par le renouvellement de la notion de déficit, sans se rendre compte que l’énormité de celui-ci rend son concept même caduc. Aujourd’hui, avec 25 000 milliards annuels de FBCF, dont la moitié dans les PRI, il n’y a pas véritablement de déficit de financement à l’échelle mondiale. Il y a un besoin de politiques publiques, domestiques et internationales, pour réorienter ces flux et les rendre favorables au développement durable. Ces politiques publiques ont un coût, qui n’est pas forcément très élevé, et dont une partie est du ressort de la communauté internationale, et des ses institutions financières et de développement. Ce sont ces politiques qu’il faut participer à définir, et ce sont ces coûts dont il faut assurer la couverture.
- 1
En 2005, le « Millenium Project » de Jeffrey Sachs chiffrait les besoins pour l’atteinte des Objectifs du Millénaire pour le développement (« ancêtres » des ODD) à 300 milliards de dollars annuels, soit le montant d’une aide publique au développement à 0,7 % du PIB des pays de l’OCDE.
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https://www.un.org/sustainabledevelopment/financing-for-development/
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