Les annonces de l’administration américaine en matière d’aide au développement, notamment le démantèlement brutal d’USAID, concentrent l’essentiel de l’attention, mais, parallèlement, certains pays membres de l’Union européenne prévoient également de couper dans leurs budgets extérieurs. Pour quelles raisons, et quelles implications sur l’écosystème financier international ?

Quand l’Europe était le premier pourvoyeur multilatéral au monde

Avec un budget global de 67 milliards de dollars, soit environ 1/3 de l’aide globale, les États-Unis étaient, jusqu’en 2023, le premier pourvoyeur bilatéral mondial d’aide publique au développement (APD), en montants absolus. Mais, selon les mêmes données OCDE, collectivement, les institutions de l’Union européenne (UE) et ses États membres disposent d’un budget de 96 milliards d’euros pour 20231, soit un montant global plus important que celui des États-Unis. L’Europe est donc, au sens large, le premier bailleur multilatéral mondial en matière d’APD. Et sa diversité d’acteurs (multilatéral, agences bilatérales de mise en œuvre privé et public), instruments (dons, prêts, garanties, etc.) et ancrages géographiques constitue un atout à mobiliser de manière coordonnée. 

Mais c’est précisément cet appareil qui est aujourd’hui mis à mal par les annonces de coupes budgétaires. Si la rapidité avec laquelle les États-Unis ont démantelé le leur choque, la tendance sur les volumes n’est pas radicalement inverse en Europe, questionnant ainsi le futur de l’aide et le niveau véritable d’ambition des pays en la matière. D’un point de vue institutionnel, si le processus américain est radicalement différent par sa brutalité, des leçons sont néanmoins à tirer de l’expérience britannique, avec la dissolution en 2020 du Department for International Development (DFID) comme agence de développement indépendante et son intégration au sein du, bureau des affaires étrangères (FCDO) ; dans la même veine, certains acteurs allemands songent aussi à supprimer leur agence, tout comme l’UE envisage une fusion de ses instruments

Des coupes budgétaires et une ambition en question

Si certains se sont questionné sur la possibilité que l’UE comble le vide laissé par les États-Unis, celle-ci a déjà indiqué que ce ne serait pas le cas. 

L’UE a déjà annoncé une baisse de 2 milliards d’euros pour son instrument principal de mise en œuvre de l’aide au développement (le Neighbourhood, Development and International Cooperation Instrument, NDICI) pour la période 2025-2027. Et l’Union va également entamer un processus important de négociation pour déterminer son prochain budget (le Cadre financier pluriannuel) pour la période 2028-2034 ; dans ce cadre, une baisse de 35 % du budget alloué à l’aide au développement est déjà évoquée. 

Tableau. Évolutions budgétaires de l’aide au développement en Europe

Image
tableauélise

Source : d'après Devex, 25/03/2025 (adaptation par les auteurs)

Le Commissaire aux partenariats internationaux, Jozef Sikela, a déjà indiqué que l’UE ne serait pas « le bailleur de dernier ressort », mais bien « un partenaire de choix ». À l’instar de la présidente de la Commission Von der Leyen, qui a indiqué vouloir faire de cette Commission une « Commission des investissements », l’UE veut renforcer la dimension stratégique et transactionnelle de son aide au développement. Cette dimension n’est pas entièrement nouvelle puisqu’elle constitue un élément central des origines de l’aide au développement et son renforcement avait déjà été amorcé par la mise en place de Global Gateway. Mais la multiplicité des priorités de la politique extérieure de l’UE rend ses objectifs de plus en plus difficiles à articuler de manière cohérente et ambitieuse. Les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient ont remis l’accent sur la politique sécuritaire de l’Union, portée également par les préoccupations des États membres sous pression de nouveaux équilibres électoraux conservateurs. Et les difficultés économiques pèsent aussi dans ces discussions, à l’heure où les finances publiques ne suffisent plus à couvrir l’ensemble des enjeux, et les bénéfices économiques et enjeux commerciaux sont mis en avant. 

Cette dépriorisation des enjeux de développement s’inscrit dans le cadre des discussions actuelles sur les réformes nécessaires de l’architecture financière internationale qui ne répond pas de manière satisfaisante aux besoins des pays ni aux enjeux globaux, et ne semble de fait pas servir un agenda de rééquilibrage des pouvoirs globaux ou de sortie graduelle de l’aide des pays les plus vulnérables, soulignant au contraire un risque de renforcement des inégalités et un fossé croissant entre l’ambition affichée au niveau international et la mise en œuvre. 

La possibilité d’une vision partagée pour continuer à peser

L’UE a néanmoins démontré sa capacité en temps de crise (comme pendant la pandémie de Covid-19 par exemple) à faire front et à lutter contre le repli national pour préserver des acquis essentiels à l’échelle internationale. Les pays européens, en dépit d’un certain niveau de compétition qui persiste entre eux, font aussi face au constat qu’ils n’ont plus la capacité d’agir isolément. Ce moment de crise invite donc à repenser les opportunités qui peuvent se présenter. Il est par exemple utile de rappeler le poids collectif potentiel des Européens au sein des institutions de gouvernance multilatérales, telles que la Banque Mondiale (les pays membres de l’UE actionnaires disposent de près d’un quart des droits de vote), à l’heure où les Etats-Unis repensent aussi leur rôle dans ces enceintes. La Banque européenne d’Investissement (BEI), dont le volume global d’activités (66,8 milliards d’euros en 2024) est proche de celui de la Banque mondiale (104 milliards d’euros), avec une branche pour l’action hors UE croissante (8,4 milliards d’euros en 2024), doit également mieux peser dans cet ensemble, en intervenant directement en réponse aux besoins des pays ou de manière indirecte en soutien par exemple à d’autres banques nationales de développement potentiellement prêtes à prendre plus de risques. 

Développer une vision partagée dans ces espaces multilatéraux pourrait permettre de relever l’ambition en dépit du contexte économique et politique, à l’aune de rééquilibrages à anticiper entre contributions multilatérales et bilatérales. En ce qui concerne les orientations stratégiques, un ciblage plus clair vers les pays et/ou secteurs sur lesquels les États Unis et d’autres bailleurs sont en retrait pourrait être étudié. Les négociations du futur CFP représentent une opportunité clé pour étudier diverses options. Flécher des financements ciblant la lutte contre le changement climatique, la santé ou encore les pays les moins avancés, en particulier en Afrique, pourrait se faire au nom même de la sécurité invoquée par certains États européens. Le Conseil présidentiel du 6 avril 2025 renouvelle par exemple l’engagement de la France à « consacrer au moins 60 % de ses dons aux pays les plus vulnérables », engagement qu’il s’agira de suivre dans sa mise en œuvre effective en réponse aux besoins des pays. 

Tout en répondant à un agenda dit d’efficacité, de telles réorientations permettraient par ailleurs de ne pas renier complètement les accords internationaux collectifs dont nous célébrons les 10 ans cette année, à savoir les l’Agenda 2030 pour le développement durable et l’Accord de Paris sur le climat. S’inscrire dans cette dynamique permettrait enfin de mieux penser des scenarios de sortie de l’aide au développement, les pays n’ayant pas vocation à en dépendre de manière pérenne : de fait, dans un contexte de rareté de l’argent public, la recherche de nouvelles sources de financement venant de mécanismes de taxation internationale ou la mobilisation du secteur privé au service du développement local sont à nouveau évoquées. La reprise des travaux initiés dès 2021 pour la mise en place d’une zone de libre-échange africain s’inspirant du modèle européen pourrait aussi s’inscrire dans cette dynamique. 

Mais les décisions abruptes et unilatérales venant de certains bailleurs ne permettent pas cette période de transition nécessaire pour dessiner les contours d’une vision à plus long terme ne mettant pas en péril les équilibres économiques et planétaires globaux. 

Un futur à définir avec les pays du Sud

Si les annonces américaines et européennes ont le mérite de lever le voile sur leurs objectifs politiques, peu de pays du Sud se sont exprimés publiquement. Ceux qui l’ont fait se concentrent exclusivement sur le retrait américain, révélant en creux une certaine invisibilité de l’action européenne, mais aussi certaines critiques déjà existantes sur l’action menée jusqu’à aujourd’hui. Redessiner les contours futurs de la coopération internationale ne peut en revanche se faire sans que les premiers concernés n’y prennent une part active. 

Parmi les réactions publiques, le président du Ghana a ordonné publiquement à son ministère des Finances d’explorer toutes les sources de financements possibles pour combler le déficit d’environ 149 millions d’euros créé par le retrait d’USAID, avec un impact particulier sur les secteurs de la santé et de l’agriculture. 

Ngozi Okonjo-Iweala, directrice générale de l’Organisation mondiale du commerce et ancienne ministre des Finances du Nigeria, a indiqué que, selon elle, l’aide internationale doit désormais appartenir au passé. L’heure est plus que jamais aux investissements et la mobilisation des ressources domestiques, faisant ainsi écho au discours déjà tenu par un certain nombre de bailleurs. Si ces dimensions permettent en effet de penser une sortie de l’aide, il serait prudent de ne pas remplacer un système de dépendance à l’aide par un autre système de dépendance basé sur une dimension plus commerciale ; ni même, à l’instar du Kenya explorant des accords financiers avec les Émirats arabes unis, de se tourner vers des partenariats dont la contribution aux objectifs globaux est remise en question. 

Enfin, d’autres dirigeants, comme Abdoulaye Diop au Mali, ont à l’inverse accueilli favorablement les coupes américaines, mettant l’accent sur la souveraineté de leurs États, argument déjà mis en avant au Sahel pour dénoncer la présence des Européens dans un contexte sécuritaire délétère – sans que soit pour autant clarifié le modèle alternatif qui assurerait par exemple un accès amélioré des populations aux services publics essentiels. 

Toutefois, au-delà de ces prises de positions individuelles dans l’espace public, la relative absence de débat plus large et porté au niveau régional ou national peut aussi s’expliquer par la volonté de ne pas trop attirer l’attention et susciter des réactions disproportionnées (à l’instar de certains échanges concernant l’imposition de nouveaux tarifs douaniers ayant aussi un impact sur les pays du Sud) et y préférer une diplomatie politique dans des enceintes fermées où la parole peut être plus libre. Il est en tout cas à souhaiter que toute issue de ces repositionnements politiques se fasse avec l’ensemble des pays concernés, sans quoi les mêmes débats pourraient réapparaître, sous d’autres habits. 

  • 1

     Dont 24 milliards d’euros pour les institutions européennes seules, ce qui en fait le 3e bailleur mondial, après les États-Unis et l’Allemagne.