La crise de la Covid-19 puis la guerre en Ukraine ont provoqué en France une forte hausse des prix alimentaires1, replaçant la question de l’accès à l’alimentation pour tous au centre du débat public. Et certains facteurs tels que le changement climatique, les prix de l’énergie, les aléas sanitaires et des politiques commerciales protectionnistes pourraient contribuer à la poursuite de ces tendances à la hausse comme à la survenue de chocs sur les prix. L’Iddri publie aujourd’hui une Étude qui met en lumière la situation à risque que dessine cette prise en tenaille – d’un côté des ménages de plus en plus contraints, de l’autre des prix instables et tendanciellement en hausse – et propose comme piste de réponse à ces tensions une évolution des régimes alimentaires comme vecteur de résilience et de flexibilité pour le budget des ménages. 

La « secondarisation » de l’alimentation dans le budget des ménages

Depuis plusieurs décennies, la part de l’alimentation dans le budget des ménages a fortement diminué : à mesure que le revenu croît, la part consacrée à l’alimentation baisse, tandis que les dépenses de logement, de loisirs ou d’épargne augmentent. Cette tendance s’explique aussi par la stabilité des volumes alimentaires consommés et par une évolution des prix proche de l’inflation générale. En 2008, la part du budget dédiée à l’alimentation a ainsi atteint son plus bas historique, à 13,7 % (Insee, comptes nationaux). Depuis quelques années toutefois, la hausse des prix alimentaires et le ralentissement des gains de revenus ont conduit cette part à se stabiliser, voire à légèrement augmenter. 

Parallèlement, la part des dépenses pré-engagées2 (loyer, transport, abonnements) s’est fortement accrue, réduisant la marge de manœuvre pour ajuster le budget alimentaire. De 12,6 % du revenu disponible brut en 1959, elles en représentent aujourd’hui plus de 30 % (Insee, comptes nationaux). Certaines hausses, comme celle des carburants, peuvent même directement entraîner une baisse des dépenses alimentaires par un effet d’ajustement des budgets face à la contrainte. 

La tendance est plutôt au renforcement du poids des dépenses contraintes dans le budget des ménages, et au ralentissement des gains de pouvoir d’achat. En conséquence, la tension sur le budget alimentation va probablement se renforcer. 

Une « externalisation » croissante de la production alimentaire

Mais la « secondarisation » de l’alimentation n’est pas qu’un phénomène subi par les ménages. Elle s’accompagne d’une évolution des préférences d’allocation des ressources budgétaires et de consommation. Ainsi, les dernières décennies ont vu une forte progression continue des dépenses consacrées aux produits transformés, aux plats préparés ou à la restauration3. L’essor des services numériques et de livraison accentue encore cette dynamique qui traduit un transfert graduel des tâches alimentaires de la production domestique vers des acteurs marchands.

Cette externalisation s’explique d’abord par les prix relatifs : les produits transformés, portés par les gains de productivité du secteur agroalimentaire, sont devenus plus compétitifs que les produits bruts. Elle est aussi liée à des facteurs sociaux : la hausse de l’emploi féminin et la valorisation du temps libre sont entrées en concurrence avec le temps dédié aux tâches alimentaires que les ménages cherchent alors à réduire. Ainsi, le temps dédié à la préparation des repas s’est réduit de 25% entre 1986 et 20104.

En conséquence, et alors que les contraintes sur le budget des ménages vont probablement augmenter, ceux-ci ne disposent pas dans leurs modes de vie des marges de manœuvre nécessaires pour s’adapter sans perte importante de bien-être. En effet, d’un côté, le retour massif à la cuisine paraît peu probable, même si certaines innovations technologiques pourraient l’encourager marginalement. De l’autre, il serait hasardeux de parier sur le fait que les ménages consacrent davantage de leur revenu à l’alimentation, et ce même si leurs contraintes budgétaires se desserraient. 

Une segmentation accrue des marchés et le risque d’une alimentation « duale »

L’offre alimentaire se structure autour d’une variété de gammes (de produits, de prix) pour répondre à la diversité des goûts, des valeurs et des revenus. C’est par cette logique de différenciation que des segments comme le bio, le végétal ou la consommation éthique se sont principalement développés, ce qui a pu conduire à réserver ces produits à une part étroite de la population possédant des revenus élevés. 

Cette segmentation peut ainsi conduire à une dualisation du marché : d’un côté, une offre standardisée et accessible, mais de moindre qualité nutritionnelle et environnementale ; de l’autre, une offre haut de gamme et valorisée, mais réservée à une minorité. Cette situation peut donc accroître les tensions autour de l’alimentation en nourrissant un sentiment de relégation sociale pour une part croissante de la population qui se dit insatisfaite de son alimentation. 

L’accentuation des contraintes que nous mettons en évidence intervient donc dans une situation déjà inégalitaire, qui constitue une entaille importante dans le « pacte alimentation » passé entre l’État et la société après la Seconde Guerre mondiale, qui promet l’accès de tous à une alimentation sûre et conforme aux préférences.

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Budget alimentaire sous pression

Tensions à venir sur les prix alimentaires

En parallèle des contraintes susmentionnées, la littérature pointe le risque de prix alimentaires plus instables et en hausse. Les ménages seraient ainsi progressivement pris en tenaille, sans possibilité d’ajustement autre que recourir à des solutions qui dégraderaient la qualité perçue de leur alimentation et leur liberté de choix (baisse en gamme, sauts de repas, aide alimentaire, etc.). 

La flambée des prix de l’énergie depuis 2021 a révélé la dépendance du système alimentaire aux coûts énergétiques. L’augmentation des coûts de production, du transport et de la transformation s’est directement répercutée sur les prix alimentaires. À l’avenir, la transition énergétique ou des chocs géopolitiques pourraient entraîner une volatilité durable des prix, avec des effets différenciés selon les filières.

Le changement climatique constitue une autre source majeure de pression sur les rendements agricoles, à la fois par des chocs (e.g. aléas météorologiques) et par l’évolution de la donne climatique (e.g. températures, sécheresses). Ces coûts additionnels pèseront durablement sur les prix alimentaires. 

Enfin, les aléas sanitaires ou les politiques de souveraineté alimentaire visant à protéger les producteurs domestiques ou à restreindre les échanges risquent aussi d’entretenir cette hausse.

Certes, des gains de productivité ou des économies d’échelle pourraient compenser partiellement ces tensions, mais l’équilibre reste incertain. Dans l’ensemble, les prix alimentaires pourraient connaître à la fois une hausse structurelle et une plus grande volatilité à l’avenir.

Choix alimentaires sous tension : des pistes pour répondre à la prise en tenaille 

Les politiques publiques doivent intégrer cette tension croissante entre hausse des prix et budgets contraints. Mais elles ne peuvent le faire si elles s’intéressent uniquement aux leviers sur l’offre, qui viseraient à assurer des prix les plus bas possible aux consommateurs français en libéralisant davantage ou en maximisant la compétitivité-prix domestique. En effet, une telle stratégie a au moins trois limites majeures : (a) elle ne parviendrait sans doute pas à générer des baisses de prix suffisantes pour compenser les facteurs à la hausse ; (b) n’apporterait aucune garantie face aux chocs, ni de gain de résilience pour le système alimentaire ; (c) aurait des implications sociales et politiques majeures, notamment pour le maillon agricole (e.g. baisse du nombre d’agriculteurs, agrandissement des exploitations) et industriel (e.g. incitation à la concentration et réduction du nombre de PME), ou pour la consommation (e.g. hausse de la part des importations). 

Face à ces limites, l’amélioration des environnements alimentaires dans lesquels les ménages prennent leurs décisions alimentaires quotidiennes, visant à promouvoir une évolution de leurs pratiques, constitue l’enjeu prioritaire. En effet, une hausse des prix n’implique pas nécessairement une hausse proportionnelle des dépenses : la diminution du gaspillage ou la substitution entre produits peuvent en limiter l’impact, tout en apportant de la flexibilité dans les préférences des ménages. Dans cette optique, l’évolution des régimes alimentaires vers une réduction de la part de la viande, de l’alcool, des produis sucrés et une hausse des produits végétaux, serait gage de résilience vis-à-vis de l’instabilité des prix. Dans le cas où cette évolution des régimes se ferait à grande échelle – ce qui est souhaitable –, cela aurait en outre des co-bénéfices notables en termes de santé et d’environnement. Pour autant, en vertu du jeu entre l’offre et la demande, une telle évolution des régimes aurait aussi des répercussions sur les prix des produits animaux (à la baisse) et végétaux (à la hausse). Dans ce cas, les études disponibles concluent que, même si les dépenses alimentaires augmentaient légèrement, elles resteraient compatibles avec la croissance des revenus à moyen terme5. En somme, l’évolution des régimes alimentaires peut être considérée comme un facteur de stabilité et de résilience pour le budget alimentaire des ménages dans un contexte de plus en plus incertain, tout en apportant des bénéfices en matière de santé et d’environnement. 

Le second enjeu est celui du risque d’accroissement des inégalités entre ménages. Les ménages à bas revenus font aujourd’hui l’objet d’un niveau de contrainte plus élevé et d’obstacles spécifiques à l’accès à une alimentation saine et conforme à leurs préférences : les dépenses contraintes pèsent plus lourd (relativement) dans leur budget, l’alimentation faisant déjà office de variable d’ajustement. Ainsi les chocs sur les prix (e.g. inflation) ou les revenus (e.g. perte d’un emploi) sont-ils d’autant plus à risque pour ces populations. Qui peuvent en outre d’ores et déjà éprouver un sentiment d’insatisfaction lié à leur incapacité à accéder aux produits valorisants, sains ou durables. Sur ce plan, l’amélioration des environnements alimentaires doit aller de concert avec le renforcement de politiques sociales ciblées.

  • 2

    Kamyabi, N., & Fekrazad, A. (2023). The impact of gasoline price changes on food expenditures. Applied Economics Letters32(2), 174-178. https://doi.org/10.1080/13504851.2023.2259591 

  • 3

     Pour ne donner qu’un exemple, les dépenses de restauration et de cantine pèsent aujourd’hui 30 % des dépenses alimentaires totales, contre 14 % en 1960 (Insee, comptes nationaux).

  • 4

     Larochette, B., Sanchez-Gonzalez, J. (2015). Cinquante ans de consommation alimentaire : une croissance modérée, mais de profonds changements. Insee Première. N°1568. 

  • 5

     Voir notamment Guyomard, H., Soler, L. G., Détang-Dessendre, C., & Réquillart, V. (2023). The European Green Deal improves the sustainability of food systems but has uneven economic impacts on consumers and farmers. Communications Earth & Environment4(1), 358 ; ou le recent rapport EAT-Lancet qui aboutit à la même conclusion : Rockström, J. et al. (2025). The Lancet Commissions The EAT – Lancet Commission on healthy , sustainable , and just food systems. The Lancet6736(25). https://doi.org/10.1016/S0140-6736(25)01201-2