Et si la décarbonation du transport de fret ne reposait pas uniquement sur des camions plus propres, mais aussi sur une réduction du nombre de camions, des distances parcourues et sur une logistique rationnalisée ? Une initiative ambitieuse visant à réduire la demande énergétique dans le secteur des transports de 25 % d'ici 2035, sur le point d'être lancée par le Chili, le Brésil et d'autres pays, indique que pour atteindre la neutralité carbone dans les transports, il ne suffit en effet pas de changer de carburant. Les stratégies « Éviter & Reporter » (« Avoid & Shift »), qui mettent l’accent sur la réduction de la demande de fret, le raccourcissement des chaînes d'approvisionnement et le passage à des modes de transport à faible émissions de carbone, offrent des leviers puissants, souvent négligés, pour modérer la demande énergétique dans le secteur des transports. Ces changements structurels devraient devenir les fondations de systèmes de transport de fret à faible consommation d'énergie et plus durables, neutres en carbone, à l'échelle mondiale. 

Note : ce billet de blog ne traite pas des secteurs maritime et aérien.

Contexte

Pour atteindre l'objectif de neutralité carbone fixé par l'Accord de Paris sur le climat, tous les secteurs doivent réduire leurs émissions autant que possible. À l'heure actuelle, les émissions liées au transport ne sont pas sur la bonne voie, en croissance annuelle continue de 2 % en moyenne depuis 1990, soit une augmentation plus rapide que tout autre secteur de consommation finale d’énergie. Cela s'explique principalement par la croissance de la demande de transport, l'allongement des distances parcourues, un système de transport tributaire de la route et une forte dépendance aux énergies fossiles. Cependant, cette situation peut être inversée si des transformations systémiques articulant des stratégies « Éviter, Reporter, Améliorer » et tenant compte des différentes situations nationales sont mises en œuvre (Iddri, 2024).

Les analyses des politiques nationales actuelles soulignent que le transport de marchandises est négligé, ne faisant l’objet que de mesures très limitées, notamment en comparaison avec le transport de passagers, alors qu'il représente environ 40 % des émissions mondiales du transport et joue un rôle essentiel dans le développement industriel. De plus, même lorsque le fret est pris en compte, la plupart des mesures se concentrent sur des stratégies « Améliorer » qui favorisent la continuité de la demande de fret et des organisations logistiques, et mettent l’accent sur l'amélioration de l'efficacité énergétique et la réduction de la part des carburants à forte intensité carbone via le déploiement de nouvelles technologies pour les véhicules routiers, telles que les biocarburants avancés, les véhicules électriques et les nouvelles technologies numériques. Cette focalisation sur la technologie néglige souvent les stratégies structurelles « Éviter & Reporter » visant à réduire les tonnes transportées et les kilomètres inutiles ou indésirables, et à développer une logistique multimodale fondée davantage sur le transport ferroviaire, les voies navigables intérieures et le transport maritime côtier. Ces deux stratégies sont non seulement essentielles pour réduire la consommation d'énergie et faciliter l'électrification des véhicules routiers, mais elles offrent également des avantages connexes importants pour le bien-être humain, comme par exemple une réduction des besoins en batteries, des embouteillages et des accidents de la route.

Selon les recherches menées par le réseau Deep Decarbonization Pathways (DDP, 2023), ces stratégies « Éviter & Reporter » en matière de fret reposent sur l'articulation et la mise en œuvre de quatre transformations organisationnelles clés liées à : (a) la production et la consommation durables (réduire, réparer, réutiliser, recycler) afin de réduire la demande de transport de fret inutile ; (b) la production de biens à proximité des consommateurs afin de réduire les kilomètres parcourus ; (c) le développement de voies navigables intérieures et côtières plus nombreuses et de meilleure qualité, du fret ferroviaire, du transport de marchandises à vélo, des infrastructures et des services de stockage et de logistique intégrés dans les organisations industrielles ; (d) la modification des modes de consommation, de production et de logistique et des organisations afin de renforcer l'attractivité des services logistiques non routiers en termes de coûts, de temps et de qualité.

Le rôle de la coopération internationale

La coopération internationale en matière de transport de fret reste également largement axée sur les stratégies « Améliorer », en particulier le développement et le déploiement de véhicules zéro émission et d'infrastructures de ravitaillement. Par exemple, l'initiative Road Transport Breakthrough rassemble des gouvernements, des entreprises, des ONG et des chercheurs dans le but d'accélérer les progrès en matière d'électrification et de ses chaînes d'approvisionnement, notamment les batteries, les infrastructures de recharge et les conditions commerciales, tant pour les passagers que pour le fret. Il s'agit là d'un élément essentiel du processus de décarbonation.

Toutefois, si la mise en œuvre effective des quatre transformations organisationnelles clés susmentionnées dépend en partie des actions nationales, elle peut également être déclenchée par une coopération internationale renforcée autour : (i) du partage d'expériences sur les politiques nationales, (ii) des programmes d'assistance technique internationale, (iii) des conditions de financement international et (iv) d'autres instruments juridiques internationaux liés à la production, au commerce ou au transport.

Par exemple, la transformation (c) liée au développement des infrastructures et des services non routiers et logistiques pourrait être accélérée par un ensemble d'initiatives de coopération telles que :

  • structurer le partage d'expériences en matière de gouvernance, de planification et d’organisation de processus participatifs afin de concevoir une planification intégrée entre les infrastructures industrielles, logistiques et de transport de marchandises ;

  • renforcer les programmes d'assistance technique afin de soutenir un transfert efficace des connaissances en matière de planification et de construction de ces infrastructures ;

  • adapter les programmes et les conditions de financement internationaux afin de soutenir au mieux les investissements locaux dans ces infrastructures ;

  • renforcer les exigences des accords de transport ferroviaire relatives à l'interconnectivité et l'interopérabilité des systèmes ferroviaires à l’échelle régionale.

Recommandations

Malgré les efforts menés par les Climate Champions, il n'existe pas encore de programme de coopération internationale structuré pour la mise en œuvre de stratégies « Éviter & Reporter » dans le domaine du fret. Cela pourrait changer dans les années à venir, car des opportunités pourront émerger dans le cadre de la Décennie des Nations unies pour le transport durable 2026-2035 et du prochain Bilan mondial de la Convention Climat des nations unies 2026-2028.

Recommandation n° 1 : structurer un programme de coopération internationale autour des stratégies « Éviter & Reporter »

Ce programme pourrait être organisé dans le cadre du Breakthrough Agenda, en complément du programme actuel axé sur les stratégies « Améliorer ». L'accent serait mis sur les politiques publiques structurelles en matière de production, de consommation, de commerce et de transport, ainsi que sur les investissements compatibles avec un développement industriel et du fret durable et à faible consommation d'énergie, compatible avec la neutralité carbone.

Dans cette optique, ce programme de coopération internationale devrait s'articuler autour des quatre transformations organisationnelles clés :

(a) développer la production et la consommation circulaires ;

(b) raccourcir les chaînes d'approvisionnement ;

(c) développer les infrastructures et les services soutenant les modes non routiers et les réorganisations logistiques au sein des organisations industrielles ;

(d) modifier les comportements des industries et des consommateurs vers une moindre dépendance aux services de transport.

Recommandation n° 2 : impliquer divers acteurs et experts dans le programme de coopération « Éviter & Reporter »

Le programme de coopération « Éviter & Reporter » doit prendre en compte les perspectives suivantes : i) les obstacles et les catalyseurs de chaque transformation, ii) les défis et les opportunités des différentes formes de coopération, et iii) les circonstances spécifiques à chaque région ou pays en termes socioculturels, socioéconomiques et politiques. Pour ce faire, les discussions doivent inclure divers acteurs et experts :

- les principaux acteurs de la mise en œuvre, à savoir les représentants des chargeurs et des producteurs, les développeurs d'infrastructures, les prestataires de services logistiques, les transporteurs des modes ferroviaires, des voies navigables intérieures et de transport maritime côtier, ainsi que les ONG de consommateurs ;

- les principaux acteurs de la coopération internationale, à savoir les décideurs politiques locaux et nationaux, les experts des instruments juridiques internationaux liés à la production, au commerce et au transport, les représentants du secteur financier privé, les entités publiques de coopération ;

- un mélange d'experts et de décideurs des pays développés et en développement, capables de transmettre la diversité des perspectives.

Recommandation n° 3 : alimenter le programme de coopération « Éviter & Reporter » avec des analyses ancrées dans les réalités nationales

Afin de dialoguer avec les décideurs politiques nationaux et de s'adapter aux différents contextes nationaux, le programme devrait s'appuyer sur une analyse spécifique à chaque pays des transformations « Éviter & Reporter » vers la neutralité carbone, qui explore les conditions nécessaires pour transformer les systèmes industriels et de transport de fret de manière cohérente avec l'objectif de neutralité carbone et les objectifs de développement nationaux. De cette façon, le programme peut apporter une contribution directe aux processus nationaux actuels en matière de plans de développement à zéro émission nette. Il peut également alimenter les discussions mondiales en tirant des enseignements politiques de portée globale à partir des analyses nationales. Une approche fondée sur les besoins des pays présente l'avantage supplémentaire de permettre à tous les participants de bénéficier directement de ce programme de coopération, qui peut alimenter leurs propres objectifs et programmes, créant ainsi des conditions propices à un engagement continu des participants.

Des recommandations similaires pourraient être formulées pour les stratégies « Éviter Reporter » dans le domaine du transport de passagers. Cependant, les systèmes de mobilité des passagers et des marchandises correspondant à deux systèmes socio-économiques distincts, avec des acteurs différents, mais également des contraintes, des réglementations, des politiques ainsi que des infrastructures différentes, il serait probablement pertinent de distinguer deux segments distincts dans chaque axe de coopération « Éviter & Reporter » et « Améliorer ».