L’histoire se déroule en Équateur, dans une zone protégée depuis 1979, lieu de vie de communautés amérindiennes et refuge d’une biodiversité remarquable. Or cette zone abrite un gisement de pétrole représentant 20 % des réserves du pays avec 846 millions de barils. Le gouvernement a proposé un projet – Yasuni ITT – dont la genèse remonte à 2007 et qui consiste à ne pas exploiter le pétrole en échange d’une rente. Cette rente permettrait de compenser une partie des revenus perdus, et se justifierait principalement par la réduction des émissions de gaz à effet de serre, bien que les promoteurs du projet mettent aussi en avant d’autres aspects environnementaux et socio-culturels. Elle devrait s’élever à plus de 3,6 milliards de dollars sur treize ans et donner lieu à l’octroi de certificats ; ce montant étant en partie calculé en référence au prix de marché de la tonne de CO2 – les crédits carbone s’échangent sur plusieurs marchés parallèles dont le marché européen EU-ETS. Les autorités équatoriennes ont créé en 2010 un fonds fiduciaire avec l’appui du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), qui a été abondé à hauteur de plus de 100 millions de dollars en 2011 – condition minimale fixée par le président Correa pour la poursuite du projet. Les contributions sont venues d’Équateur, mais également et surtout du monde entier : remise de dette de l’Italie s’élevant à 51 millions de dollars, donations d’un million d’euros de l’Espagne, de 100 000 dollars de la Turquie et de la Géorgie, de 100 000 euros de la région Ile-de-France, etc. D’autres promesses ont déjà été enregistrées, la région Wallonne (Belgique) s’engageant par exemple lors de la Conférence sur le climat de Durban à verser 1,2 million d’euros au fonds fiduciaire en 2012. Le projet Yasuni ITT prévoit que la rente ainsi rendue disponible soit progressivement investie dans des projets en faveur d’un développement plus durable : réduction des émissions de gaz à effet de serre par le développement des énergies renouvelables, santé, éducation, tourisme durable... Bref, selon une déclaration du président Correa devant les Nations unies, il ne s’agit ni plus ni moins que « d’un exemple extraordinaire d’action collective mondiale, qui permet non seulement de réduire le réchauffement global pour le bénéfice de toute la planète, mais aussi d’inaugurer une nouvelle logique économique pour le xxie siècle ». Pétri de bonnes intentions, ce projet a commencé par emporter une adhésion très large : environnementalistes et altermondialistes à la recherche de modes de développement alternatifs, gouvernements des pays développés ou en développement, agences multilatérales telles que le PNUD. Il surfait sur l’enlisement des négociations climat, la volonté de donner un rôle substantiel aux pays du Sud dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, la recherche de financements innovants et la quête de modes de développement alternatifs. Alors que le doute s’est récemment emparé de plusieurs bailleurs de fonds potentiels, il nous paraît nécessaire de mettre en évidence trois raisons pour lesquelles le projet Yasuni ITT est problématique. 1. Une mauvaise porte d'entrée Pour commencer, l’atténuation du changement climatique est la mauvaise porte d’entrée. Le cas Yasuni est à la croisée de plusieurs problématiques: pétrole, biodiversité, modes de vie indigènes. Pour la biodiversité, les marchés sont peu développés, d’un ordre de grandeur financier très limité et difficiles à mobiliser à l’échelle internationale. Quant aux communautés amérindiennes, leur destin, et donc leur éventuelle protection, relève de décisions domestiques équatoriennes, qui ne sont pas censées être associées au versement d’une quelconque rente (peut-on demander un paiement en échange de la préservation d’une culture ?), et encore moins à un quelconque instrument de marché. Le pétrole est donc la voie d’entrée la plus rentable – et de loin ! – dès lors que l’on souhaite procéder à un «échange» international. Pourtant, c’est aussi la plus discutable du point de vue de sa rationalité et de sa légitimité. En effet, la contribution réelle du projet à l’atténuation du changement climatique relève d’une illusion. Le projet considère l’extraction du pétrole, et non sa consommation, comme la source d’émissions de gaz à effet de serre: c’est là son innovation à contre-courant de tous les engagements issus des négociations climat, mais c’est aussi ce qui le rend inefficace. En effet, de deux choses l’une : soit toutes les réserves mondiales de pétrole sont exploitées à terme. Alors le gisement équatorien le sera également, car la rareté de la ressource le rendra bien trop précieux pour être maintenu dans le sol. soit le monde s’engage dans une trajectoire de développement peu carbonée afin d’éviter de brûler une partie des réserves mondiales. Alors la conservation du gisement équatorien se fera en contrepartie d’un autre gisement exploité à sa place pour satisfaire la demande. C’est inévitable – et c’est bien pour cela que les négociations climatiques se focalisent sur les émissions de gaz à effet de serre, et non sur l’extraction des ressources fossiles. En d’autres termes, c’est la demande d’énergies fossiles qu’il faut réduire, et non pas l’offre. 2. Un coût exponentiel Par ailleurs, pour peser indirectement sur la consommation d’énergies fossiles, le projet demanderait à être répliqué à grande échelle – via des engagements similaires de grands pays producteurs de pétrole, Arabie saoudite et Venezuela en tête. Mais cette réplication aurait un coût exponentiel pour la communauté internationale, puisque la demande croissante en énergies fossiles ferait exploser le coût d’opportunité de la non-exploitation des gisements de pétrole. 3. La crédibilité du montage Enfin, en y regardant de près, la crédibilité du montage pose question dans la mesure où le pays crée un précédent en ne respectant pas ses propres lois : la zone est au cœur d’un parc national, devenu en 1989 une réserve mondiale de biosphère Unesco. En outre, la loi équatorienne accorde aux Amérindiens le droit de refuser l’exploitation de ces terres. Comment dans ces conditions se prémunir contre un futur changement de stratégie des autorités nationales, qui se dédisent à travers le projet Yasuni ITT et dont la crédibilité est ainsi mise à mal quant à leur volonté de respecter leurs propres engagements à l’avenir et dans le cadre de ce projet ? Yasuni ITT réunit finalement toutes les conditions pour enclencher une dynamique de « chantage écologique »[2]. Son pouvoir de séduction est réel : il peut sembler combiner protection de la biodiversité et des populations autochtones, économie verte, transition vers l’après-pétrole et solidarité internationale en un modèle de développement alternatif qui fait plus que jamais cruellement défaut en cette période de crise financière, énergétique et environnementale. Le projet nous semble hélas à ranger dans la catégorie des fausses bonnes idées dont le monde en développement, pas plus que la communauté qui se bat pour la protection de l’environnement, n’a décidément besoin. La conservation de la zone se justifie pour de nombreuses et bonnes raisons, mais la financer ainsi est une mauvaise idée : les effets négatifs à terme risquent d’être bien supérieurs aux effets positifs. Il s’agit principalement d’une justification erronée de l’usage des ressources financières mises à disposition et donc de leur dilution, d’un ratage prévisible qui pourrait nuire à d’autres solutions innovantes mais plus constructives, et d’une possible surenchère au chantage écologique. Écologistes et altermondialistes seraient donc bien inspirés de traiter avec un esprit critique égal le modèle de développement dominant, effectivement problématique, et les coups politiques susceptibles de passer un peu rapidement pour des alternatives crédibles. [...]