La COP 26 et les réunions du G20 semblent avoir passé avec succès le test de la coopération globale, dans une période où les conflits et les tensions sont sévères en d’autres lieux. Il ne faudrait toutefois pas que les importants progrès réalisés au sein de ces deux dispositifs occultent l’ampleur de la défiance entre les pays les moins avancés et les pays industrialisés, défiance que Glasgow pourrait même avoir exacerbée. Le futur Sommet Union africaine (UA)-Union européenne (UE), qui se tiendra en février prochain, sera le premier test international concernant la capacité à résoudre, du moins en partie, les points les plus critiques à l’origine d’un tel niveau de méfiance. Les déséquilibres et asymétries critiques, qui compromettent toutes les conversations et négociations entre les deux continents, doivent être regardés en face et débattus, ce qui s’avère impossible dans les cadres politiques officiels. C’est dans cette optique que Ukama, la plateforme Afrique-Europe des penseurs de la durabilité, a été lancée le 25 novembre par l‘Iddri, afin d’identifier les questions les plus importantes qui pourraient faire échouer le partenariat UA-UE, et de proposer un espace sûr et indépendant afin de débattre de ces questions et de progresser sur la voie de leur résolution. Il s’agit d’une condition essentielle pour concrétiser le potentiel en matière de synergies et d’apprentissage mutuel entre les deux continents.

La confiance est plus que jamais en péril

L’agenda multilatéral 2021 a culminé avec la réunion des chefs d’États du G20, suivie de la COP 26 : la séquence a apporté la démonstration que la coopération entre grandes puissances économiques était toujours possible en dépit des tensions économiques et géopolitiques, et qu’elles pouvaient s’entendre sur un échéancier accéléré en vue d’une action plus ambitieuse en faveur de l’atténuation du changement climatique. Mais ce moment a également confirmé que les promesses en matière de solidarité faites au Sud par les pays du Nord n’étaient pas tenues, et que les pays moins puissants et comptant parmi les plus vulnérables devaient accepter des accords dans lesquels leurs demandes de plus de redevabilité et de solidarité ne seraient pas honorées au moyen de solutions suffisamment ambitieuses.

Bien qu’ils aient joué le jeu du Pacte de Glasgow, dans lequel ils ont investi du capital politique ainsi que leurs propres efforts en faveur de la décarbonation, de nombreux pays africains sont sortis de cette séquence avec des inquiétudes extrêmes quant à leurs besoins non satisfaits en ce qui concerne le soutien nécessaire à leur adaptation aux changements climatiques et environnementaux, et des capacités extrêmement inégales en matière d’investissement et de reprise après la crise de la Covid-19 accentuées par les inégalités concernant l’accès aux vaccins. La défiance croissante entre pays du Sud et du Nord n’est pas un fait nouveau et elle avait déjà conduit à ce que l’UA réponde à la stratégie de l'UE pour l'Afrique par un silence éloquent. Et à moins qu’un ensemble d’asymétries structurelles critiques soit explicitement identifiées et traitées, la mise en place de tout véritable partenariat (un « partenariat d’égal à égal », ou même un partenariat légèrement plus égalitaire), bien qu’absolument nécessaire à chacune des régions, demeurera hors de portée.

Par ailleurs, l’Union européenne et ses États membres ressortent de cette séquence avec le sentiment d’avoir fait leur travail en faisant preuve du plus haut niveau d’ambition possible, prenant des décisions à propos de politiques ambitieuses pour aller dans le sens de leur engagement à devenir un continent zéro émission nette, tout en rendant le financement climatique public disponible pour les pays du Sud à un niveau proportionnellement bien plus élevé que celui établi par les États-Unis. Ces décisions, qui avaient nécessité de difficiles arbitrages politiques en interne, que ce soit entre les États membres ou au sein de chacun d’eux, ont été annoncées en amont de la COP 26, et ont par conséquent été bien moins visibles que la déclaration commune États-Unis-Chine, par exemple. L’Italie avait également joué un rôle essentiel pour faire progresser les décisions au G20 afin de traiter les questions de la reprise, de l’endettement aussi que celle de la finance climatique, et plus particulièrement la réaffectation des droits de tirage spéciaux aux pays qui en ont le plus besoin, même si les décisions finales ont tout de même été décevantes pour les pays les moins avancés.

Alors qu’ils sont en quête d’alliés afin de ne pas se retrouver piégés par la rivalité économique et politique opposant États-Unis et Chine, les acteurs européens pourraient avoir le sentiment d’avoir fait de leur mieux à la fois pour garantir la crédibilité du Pacte vert de l’UE comme étant essentiel à la position occupée par l’Union européenne dans la future économie mondiale, ainsi que pour assurer la mise en place d’une base saine pour qu’un partenariat UA-EU puisse s’épanouir. Mais l’UE doit affronter le fait qu’il sera pratiquement impossible de séparer les termes politiques et économiques internes du compromis sur un ambitieux Pacte vert entre les États membres et la perception extérieure qu’en auront les autres pays ou les répercussions que ces derniers subiront, comme l’illustrent les questions non résolues quant aux potentiels impacts négatifs du mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières sur les économies africaines émergentes. 

Deux projets continentaux de transformation économique, avec des synergies mais aussi des asymétries critiques

Comme la stratégie de l’UE relative à son partenariat avec l’UA, publiée en mars 2020, l’a déjà pertinemment précisé, il existe de nombreux points de chevauchement entre l’Agenda 2063, la vision de l’Union africaine en matière de transformation et le Pacte vert de l’UE. Tous deux impliquent une transformation structurelle de l’économie à l’échelle du continent, qui nécessite de profonds changements dans tous les secteurs et toutes les régions et tout un ensemble de mesures de soutien aux politiques : innovation et accès à la technologie, accès aux financements pour les investissements indispensables, soutien social et reconversion, ainsi que politiques macroéconomiques spécifiquement conçues pour accompagner les changements relatifs à la demande et à la production. Même si les bases de départ et les processus sont très différents d’un continent à l’autre et au sein de chaque continent, l’ampleur du défi et de l’effort de mobilisation nécessaire est extrêmement importante dans les deux cas. Cela ouvre de nombreuses possibilités quant à l’apprentissage mutuel sur les politiques à mener dans une optique de transformation.

Les deux continents souscrivent également de manière enthousiaste à l’Agenda 2030 pour le développement durable et à l’Accord de Paris sur le climat qu’ils considèrent comme définissant les objectifs majeurs qu’ils se fixent pour leur propre transformation en vue de la prospérité. Tous deux considèrent aussi la durabilité environnementale comme un élément clé de la viabilité économique de chaque projet, et la réduction de la pauvreté et des inégalités comme une condition nécessaire à la prospérité. Une telle convergence devrait également mener à de possibles processus d’apprentissage mutuel, des échanges d’expérience et des partages en matière d’innovation.

L’UE a par conséquent proposé de mettre l’accent sur les domaines majeurs pour ce qui est des synergies. Compte tenu de l’importance de l’accès à l’électricité en tant que principal facteur limitant en matière d’industrialisation dans nombre de pays africains, l’un des cinq domaines prioritaires identifiés est la transformation verte et l’accès à une énergie propre, qui apparait de manière évidente comme un domaine gagnant-gagnant. 

Mais les potentielles asymétries critiques entre les deux continents sont souvent implicites et non traitées directement, alors que les régions ont toutes deux besoin d’être beaucoup plus claires sur les intérêts économiques de chaque continent en la matière, et d’identifier de manière explicite non seulement les domaines dans lesquels ces intérêts sont synergiques mais également ceux dans lesquels ils sont antagonistes. Par exemple : concernant les conditions pour l’accès à des technologies liées à la production d’énergie renouvelable ainsi qu’aux mini réseaux ou micro réseaux et à leur potentielle interconnexion ; également, alors que l’accès à l’investissement est crucial pour les pays avec une étroite marge budgétaire ou ayant déjà de hauts niveaux d’endettement, les critères d’exclusion liés aux principes de la finance durable pourraient être considérés comme un obstacle à l’accès aux marchés financiers en vue d’investissements considérés comme nécessaires par certains pays africains, avec en particulier l’exemple de la modernisation des infrastructures gazière existantes avant leur suppression progressive. Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pourrait aussi être perçu comme une forme de conditionnalité liée à la lutte contre le changement climatique imposée sur une trajectoire de développement touchant l’industrialisation. Il existe des risques perçus selon lesquels la nouvelle économie mondiale, fondée sur la transformation verte et digitale, pourrait faire bifurquer les trajectoires émergentes d’industrialisation et de diversification économique dans les économies d’Afrique pour les faire de nouveau se diriger vers la désindustrialisation, la respécialisation et l’export de matières premières sans valeur ajoutée locale et sans la création suffisante des emplois décents nécessaires dans les secteurs secondaire et tertiaire.

Les promesses liées à la transition verte peuvent-elles véritablement être rendues plus symétriques ? Que peut l’UE à ce sujet ?

En plus de la question de la mise en œuvre de la solidarité, celle des déséquilibres économiques structurels compte également

En raison des inégalités économiques existant entre les pays, la solidarité a été promise aux pays du Sud en raison de la responsabilité historique du Nord, ou en se fondant sur des motifs éthiques, ou simplement à cause d’un intérêt personnel bien compris (comme ce devrait en fait être le cas concernant la pandémie mondiale). Mais les promesses ne sont pas tenues, ce qui est extrêmement problématique. L’UE et ses États membres, qui représentent au total le premier donneur à l’échelle mondiale, tentent déjà d’avoir un dialogue sain à ce sujet avec les pays les plus vulnérables et les pays africains en particulier, afin non seulement de promettre plus de flux financiers, mais également de garantir des progrès pragmatiques en direction d’un accès effectif à ces flux. Mais cela ne suffit pas à affronter le problème principal qui est bien plus profondément enraciné dans la structure inégalitaire du système économique global.

Ce qui est en cause est non seulement l’héritage historique qui conduit à des déséquilibres critiques dans le système économique structuré, mais également les inégalités en matière de pouvoir décisionnel dans la façon dont le système est régi à la fois au sein des dispositifs de réglementation intergouvernementaux mondiaux et dans la gouvernance des entreprises, ce qui conduit à des déséquilibres persistants dans la façon dont le pouvoir et la valeur sont répartis tout au long des chaînes d’approvisionnement mondiales. Des préoccupations semblables concernent l’asymétrie existant au sein des flux financiers, notamment les flux financiers illicites unidirectionnels. Ceci génère l’inégalité des potentiels des marchés du travail : en pareille situation, gérer les migrations uniquement par le biais du contrôle des flux entrants vers l’Europe est largement insuffisant et clairement partial, car existe également le besoin d’envisager la mobilité intracontinentale et intercontinentale comme un facteur de développement et de prospérité, tant que cela ne conduit pas uniquement à un exode des cerveaux dans une seule direction.

Correction des asymétries : existe-t-il une logique stratégique ?

Globalement, ce qui doit être rééquilibré est également qui établit l’agenda du partenariat entre les continents, ainsi que le narratif au sujet de l’Afrique elle-même, et qui le définit. L’importance économique du marché africain devient une réalité et n’est plus désormais une simple hypothèse à propos d’un potentiel futur. Le pouvoir économique croissant de ses économies émergentes rend également les pays africains plus confiants au moment d’affirmer que préparer un rééquilibrage au sein du système économique n’est pas uniquement nécessaire pour des raisons éthiques de justice, mais aussi car cela va se produire dans tous les cas. 

La rivalité entre puissances mondiales peut également être utilisée par les pays africains comme un moyen de réaffirmer leur souveraineté en jouant de manière stratégique de la concurrence entre ces puissances pour accéder à leurs marchés. Dans un tel contexte, l’UE n’a par conséquent pas simplement un impératif moral, mais également un intérêt stratégique à travailler activement au rééquilibrage des asymétries entre les deux continents. Une autre option serait de concurrencer d'autres acteurs mondiaux en Afrique en affaiblissant ou en diluant ses principes et ses valeurs, par exemple en ce qui concerne les droits politiques de la société civile : un tel nivellement par le bas en termes d'ambition sociale et environnementale ne serait probablement pas une stratégie gagnante. L’UE défendrait mieux ses propres intérêts en cherchant à se différencier dans la façon dont elle détermine les conditions de la confiance en ciblant de manière sincère et explicite une réaffectation du pouvoir et de la valeur dans les chaînes d’approvisionnement et les liens financiers qui matérialisent le partenariat entre les continents.