Il est aujourd’hui largement admis que la poursuite des tendances actuelles des filières de la viande en France constitue une impasse, avec une fragilisation socio-économique face à la concurrence internationale et, d’un point de vue environnemental, des gains potentiels limités. Ceci invite à se poser deux questions : (1) Quelles trajectoires alternatives peuvent être envisagées ? (2) Comment opérer la sortie du scénario tendanciel, quelle que soit l’option retenue ? Autant de questions à traiter dans le cadre de l’élaboration de la stratégie élevage de la Commission européenne en 2026.
Un consensus sur l’impasse, mais aucune trajectoire partagée
Face aux multiples défis auxquels les filières de la viande en France sont confrontées (maintien de la capacité nourricière, durabilité environnementale, préservation de l’emploi rural et performance économique), un constat fait consensus : la poursuite des tendances actuelles ne peut constituer une trajectoire de transition juste pour ces filières (Iddri, 2024).
Sur le plan environnemental, le scénario tendanciel ne permet d'espérer que des gains marginaux, principalement grâce aux progrès techniques attendus d'ici 2035, mais aussi du fait de la réduction tendancielle des cheptels bovins et porcins. Sur le plan socio-économique, en l’absence d’évolution majeure, la compétitivité des filières françaises continuerait de s’éroder face à celles, croissantes, de concurrents européens et, dans une moindre mesure, extra-européens, dès lors que la viande deviendrait un produit de plus en plus standardisé ou « commodifié ». Ce scénario enfermerait ainsi les acteurs français dans une course à la survie marquée par une érosion du nombre d'actifs agricoles, de fermes d'élevage et d'unités de transformation industrielle, plutôt que dans une dynamique de transition.
Quatre scénarios répondant à différentes priorités pour l’élevage de demain
Pourtant, aucune vision partagée ne s’impose quant aux trajectoires alternatives à envisager. C’est pourquoi l’Iddri propose dans une nouvelle Étude (Iddri, 2025a) quatre scénarios contrastés d’évolution des filières françaises de la viande à l’horizon 2035, analysés au prisme d’une approche multicritères. En mobilisant des outils de modélisation capables d’articuler de manière cohérente les différents maillons du système agricole, l’Étude évalue de façon comparative les forces et les limites de chaque trajectoire envisagée. En plus du scénario tendanciel, le rapport identifie trois autres scénarios pour l’évolution de la production des filières de la viande en France, chacun reflétant des priorités différentes pour l’élevage de demain.
Le scénario Productivisme Efficient mise sur l’amélioration des indices de consommation et l’adoption de technologies visant à réduire les émissions. Il s’accompagne d’une logique d’économies d’échelle, de spécialisation et de poursuite de la concentration territoriale, visant à rendre la production plus efficiente tout en maîtrisant ses impacts environnementaux.
Le scénario Élevage Sobre minimise la compétition entre alimentation animale et alimentation humaine tout en maximisant les services écosystémiques rendus par l’élevage. Il se traduit par une déspécialisation territoriale, une production plus modérée et des systèmes d’élevage plus diversifiés.
Le scénario Renaissance Rurale considère le secteur de l’élevage comme un moteur des dynamiques économiques territoriales. Il articule filières longues et courtes, et favorise la coexistence de systèmes standardisés qui poursuivent la spécialisation, la concentration territoriale et l’agrandissement, tout en gagnant en efficacité, avec des systèmes diversifiés intégrant également des activités non liées à l’élevage.
Ces quatre scénarios sont confrontés à trois évolutions possibles de la demande : une consommation tendancielle (Iddri, 2024) et deux niveaux de consommation plus sobres, caractérisés dans les scénarios TRAMe (Iddri, 2025b) et TYFA (à 2035) (Iddri, 2018). Cette mise en regard permet de tester, pour chaque scénario, la capacité de la production domestique à répondre à une demande intérieure plus ou moins riche en produits carnés, ainsi que les implications environnementales de chaque couple offre-demande.
Pas de solution facile pour « sortir » du scénario tendanciel
Les résultats montrent qu’aucun scénario ne permet de répondre pleinement à l’ensemble des enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Le scénario Productivisme Efficient affiche de très bonnes performances en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), au détriment des autres indicateurs environnementaux. Il permet le taux d’approvisionnement le plus élevé à parité de demande, mais entraîne une réduction significative du nombre d’emplois. Le scénario Élevage Sobre présente de bonnes performances environnementales multicritères, incluant la réduction des émissions, la préservation de la biodiversité, l’autonomie des fermes et la limitation de la pollution des sols et des eaux. Cependant, il se traduit par un repli important de la production. Le scénario Renaissance Rurale a des effets environnementaux mitigés, très proches de ceux du scénario tendanciel, mais se distingue par des impacts positifs sur la démographie agricole et sur la main-d’œuvre industrielle.
Ces scénarios sont aussi très dépendants des hypothèses liées à l’évolution de la demande. Avec une demande tendancielle, le secteur des viandes dans son ensemble ne peut pas suivre une trajectoire compatible avec les objectifs de réduction des émissions de la Stratégie nationale bas-carbone 3 (SNBC 3). En revanche, c’est la demande la plus sobre en viande qui apporte systématiquement les meilleurs résultats en termes de bilan GES (émissions importées incluses) et de taux d’auto-approvisionnement.
Il en ressort que, quelle que soit la trajectoire retenue, tout scénario suppose des compromis entre enjeux et donc, doit faire l’objet d’arbitrages politiques.
À quelles conditions est-il envisageable de sortir les filières de la viande du scénario tendanciel ?
La réalisation des trois scénarios autres que le tendanciel a pour point commun de requérir une modification profonde, d’une part, du cadre de concurrence dans lequel évoluent les filières françaises de la viande et, d’autre part, des instruments politiques de soutien à l'élevage ou des dynamiques d'investissement dans le secteur.
Cependant, l’appel à mettre davantage d’argent public sur la table semble dissonant dans un contexte d’austérité budgétaire valable à l'échelle française comme à celle de l’UE. Et ce d’autant plus que les filières françaises de la viande bénéficient déjà d’un financement important, estimé à environ 6 milliards d’euros de subventions directes (I4CE à partir de données RICA et ESANE).
Par ailleurs, protéger davantage les filières françaises de la viande de la concurrence se heurte à la structure même du marché. Premièrement, elles dépendent à la fois des importations (par exemple de soja pour nourrir le poulet français) et des exportations (par exemple pour l’équilibre matière du porc). Deuxièmement, dès lors que les principaux concurrents se trouvent sur le marché commun européen, il ne s’agit pas tant de protéger les opérateurs français que de leur offrir leur offrir des conditions de marché aptes à valoriser les atouts d’une production qualitative.
En clair, il apparaît nécessaire d’ouvrir, à l’échelle européenne, une discussion sur la définition d’un cadre politique et économique permettant aux filières de la viande de développer un modèle à la fois prospère et durable, au moins sur le marché domestique. Cela suppose la mise en place de mécanismes de financement adaptés ainsi que l’élaboration d’une stratégie commune visant à limiter les comportements opportunistes au sein du marché intérieur. La stratégie « élevage » annoncée par la Commission européenne pour 2026 pourrait constituer une opportunité à cet égard.