Les trajectoires de décarbonation profonde spécifiques à chaque pays ont pour objet d’informer sur la façon dont les nations peuvent réduire leurs émissions de GES, tout en respectant leurs priorités de développement et l’objectif général de 2 °C convenu dans l’Accord de Paris. Ces trajectoires sont élaborées dans le cadre du projet Deep Decarbonization Pathways depuis 2014. Le numéro spécial de Climate Policy publié en juin 2016 mène une réflexion sur ces travaux de recherche axés sur la politique, leurs objectifs et certains de leurs résultats, et ce billet présente les points clés de ces analyses, en mettant l’accent sur l’approche méthodologique.

Pour maintenir la température moyenne mondiale « bien au-dessous de 2 °C » par rapport aux niveaux préindustriels, il faudra réduire de moitié les émissions du système énergétique mondial d’ici 2050 et mener à bien une décarbonation totale d’ici 2100. Dans le cadre stratégique climatique au niveau national codifié en vertu de l’Accord de Paris, chaque pays doit décider de l’ampleur et de la méthode de sa contribution à la réduction des émissions en cohérence avec le budget carbone mondial. Ce processus politique exigera l’engagement de nombreux acteurs ayant des visions très différentes de la mise en œuvre concrète de la décarbonation profonde.

Le projet Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) a mis au point une méthodologie permettant de structurer et d’informer ces débats. Ces principes ont été mis en pratique avec la création de trajectoires de décarbonation profonde (DDP) par les équipes nationales de 16 grands pays émetteurs, qui sont examinées en détail dans le rapport de synthèse 2015 et dans les rapports nationaux. En plus de ces rapports axés sur les politiques, le DDPP a publié le vendredi 17 juin « The Deep Decarbonization Pathways Project: Insights and Emerging Issues ». Ce numéro spécial de la revue Climate Policy contient sept articles de revues évaluées par des pairs analysant les contributions scientifiques du DDPP. En analysant en profondeur le processus de construction des scénarios de DDPP, ces articles font le point sur les progrès réalisés dans le cadre du DDPP pour développer des contributions scientifiques à même d’éclairer le processus politique dans le contexte post-Accords de Paris, et identifient les priorités pour les travaux de recherche ultérieurs (voir l’éditorial et les articles de synthèse de ce numéro spécial pour une vue d’ensemble).

Une analyse à l’échelle des pays est nécessaire pour intégrer les conditions physiques, économiques et politiques afin d’optimiser la pertinence stratégique

Les études d’atténuation doivent s’appuyer sur des analyses de modélisation nationales permettant d’évaluer des questions de politique directement liées aux défis de développement national et de transition vers de faibles émissions de chaque pays. L’analyse de la modélisation montre que différents modèles ont été utilisés à la fois au cours du DDPP et pour d’autres analyses de réduction profonde, et que le choix entre les différents paradigmes de modèle doit se faire en fonction de leur capacité à éclairer les questions nationales fondamentales. La comparaison des cadres de modélisation utilisés dans les études DDPP pour la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud et le Brésil fournit un exemple pratique de ce principe (voir section 2.3.2 de l’article de synthèse). Les articles sur l’Afrique du Sud et le Japon, axés en particulier sur le chômage, la réduction de la pauvreté ainsi que les inégalités pour le premier et la sécurité énergétique pour le second, illustrent bien la façon dont cette approche permet d’adapter l’atténuation aux enjeux socio-économiques spécifiques à chaque pays.

Une analyse sectorielle détaillée avec une représentation transparente des moteurs d’émissions grâce à un cadre comptable commun

L’agenda post-Accord de Paris exige de comprendre de façon transparente et détaillée les transformations sectorielles nationales vers une économie sobre en carbone pour aider à concevoir tout un ensemble de politiques sectorielles et leurs applications (par exemple, les politiques en matière d’approvisionnement énergétique, de commerce, de logement, etc.). Pour cela, un modèle de rapports harmonisés, qui soient comparables d’un pays à l’autre, avec un niveau suffisant de précisions des systèmes sociaux, technologiques et économiques, est essentiel pour la légitimité politique interne et externe. Le DDPP a fait un premier pas dans cette direction en utilisant un « tableau de bord » de comptabilité sophistiqué et commun permettant de mettre en évidences les variables pertinentes en termes d’action politique. Directement basée sur les inventaires de la CCNUCC, couvrant toutes les émissions, adaptée aux indicateurs de développement, et basée sur l’identité de Kaya en termes de structure, la construction de ce tableau de bord fait partie du programme de recherche. En tant que méthode d’encadrement et d’affichage des résultats de la modélisation, le tableau de bord peut recevoir des informations de tout type d’outil de modélisation quantitative, ce qui favorise le recours à des outils adaptés aux différents secteurs et à la bonne échelle afin de prendre en considération les dimensions politiques pertinentes d’un pays donné (voir point ci-dessus).

Une perspective sur le long terme afin d’harmoniser les décisions à court terme avec les objectifs à long terme

Les approches de partage du fardeau qui allouent ex-ante des budgets carbone nationaux ne sont pas compatibles avec le « cadrage déterminé au niveau national du contexte ascendant de l’après Paris ». Cependant, pour atteindre l’objectif de température de long terme, des orientations claires sont nécessaires pour permettre l’ajout de scénarios cohérents aux échelles nationales et mondiales, notamment les mécanismes nécessaires de développement technologique et d’investissement. Dans le DDPP, des points de repère communs sous forme d’« attracteurs multi-échelles descendants » ont été utilisés par les analystes en s’inspirant de différents outils de modélisation pour les principales orientations techniques et en matière d’émissions et de développement (par exemple, tonnes de GES par habitant, intensité des émissions de GES de la production d’électricité, repères techniques pour les secteurs industriels). Le tableau de bord mentionné plus haut est l’instrument par lequel les attracteurs descendants sont opérationnalisés, car il révèle les principales variables génératrices de dialogue permettant de réaliser des comparaisons.

Une approche multi-scénario pour faciliter la prise de décision séquentielle dans un contexte de fortes incertitudes

L’augmentation de l’ambition collective à travers les cycles de révision quinquennale des NDC introduit une dynamique de prise de décision séquentielle (« gestion adaptative ») nécessaire pour s’appuyer sur les leçons tirées dans un contexte de forte incertitude. La question déterminante est l’identification des politiques qui déclenchent des réductions ambitieuses d’émissions à court terme tout en favorisant l’innovation et la préservation des options pour une action accélérée à plus long terme. Le DDPP contribue à répondre à cette question en remplaçant les visions normatives d’une trajectoire optimale par des approches multi-scénarios qui sont toutes compatibles avec les objectifs à long terme, mais reconnaissent les horizons à court terme et la myopie. Ceci est illustré par une étude comparative des cas français et allemand.

Construire une perspective mondiale à partir d’un ensemble de transformations des systèmes nationaux

Le processus ascendant reposant sur la transformation nationale soulève la question de la cohérence globale des visions respectives. C’est la raison pour laquelle les approches à l’échelle mondiale peuvent apporter des informations essentielles qui complètent les analyses nationales plus détaillées et doivent jouer un rôle plus important pour informer les DDP. Cependant, l’utilisation de modèles globaux appelle également à une meilleure représentation des spécificités des pays dans les modèles mondiaux, qui peuvent avoir tendance à trop simplifier les réalités économiques et politiques nationales. L’utilisation des deux échelles de modèle fournit des précisions importantes qui sont complémentaires, mais cela peut défier l’orthodoxie de chacune. Cette question générale est abordée dans le numéro spécial de Climate Policy à travers l’exemple des matières premières énergétiques et des biens industriels à forte intensité énergétique (ciment, acier). D’autres tentatives d’instauration d’un dialogue entre les approches à l’échelle mondiale et à l’échelle nationale tout en préservant les spécificités de chacune sont déjà en cours, notamment dans le cadre du projet Modelling and Informing Low Emission Strategies (MILES).

Il est indispensable que la communauté scientifique réalise des analyses des scénarios nationaux bien conçus afin d’encadrer et d’éclairer les deux prochaines étapes importantes des négociations sur le climat, à savoir le dialogue de facilitation de 2018 et la révision des contributions déterminées au niveau national en 2020. Les éléments méthodologiques ci-dessus fournissent des principes d’encadrement et définissent les priorités des recherche devant être approfondies pour garantir que les évaluations scientifiques répondent aux besoins des processus politiques nationaux et internationaux, c’est-à-dire fournissent des informations pertinentes sur la mise en œuvre nationale, les leviers permettant d’élever l’ambition et les possibilités d’accentuer la coopération internationale.