Lors du dernier Sommet de l’OTAN les 24 et 25 juin derniers, les pays alliés se sont engagés à porter leurs dépenses de défense à 5 % du PIB d’ici à 2035. En France, le 13 juillet, Emmanuel Macron a détaillé l’effort nécessaire, qu’il a chiffré à 3,5 milliards d’euros dès 2026. Ces orientations budgétaires laissent craindre une priorisation des enjeux de défense. Or, dans la mesure où la sécurité ne pourra pas être assurée dans un contexte de dégradation accrue du climat, de la qualité de l’air, de l’eau, de la biodiversité, etc., comment concilier les priorités de défense militaire et de protection de l’environnement ?

Sylvie Matelly, directrice de l’Institut Jacques Delors, répond dans ce billet de blog aux questions de l’Iddri.

Quels enjeux communs ?

Depuis une quinzaine d’années, des documents stratégiques produits en Europe comme aux États-Unis, ainsi que d’autres travaux nombreux et variés, montrent que les acteurs de la défense vont devoir s’adapter au changement climatique, tant aux nouvelles menaces qu’il induit qu’en termes d’équipements et d’opérations. Pourtant, aujourd’hui, l’agenda sécuritaire semble se construire à côté de ces enjeux. La démarche de réflexion – stratégique, tactique et opérationnelle – sur la révolution des affaires militaires qu’imposent le changement climatique, mais également l’évolution des technologies de l’information et l’émergence de l’intelligence artificielle, est encore peu aboutie ou insuffisamment coordonnée. Elle a pourtant été menée par le passé : après la fin de la Guerre froide, dans les années 1990, la logique de course aux armements, fondée sur l’accumulation des armements pour être mieux doté que son adversaire, a cédé la place à des missions de maintien de la paix dans des zones de conflit et d’instabilité, opérées avec des armements moins nombreux, mais plus performants. Ce faisant, Il a fallu adapter les équipements (les théâtres d’opérations étant très différents les uns des autres, par exemple entre l’Europe de l’Est et le désert irakien), mais aussi entraîner les forces dans ce nouveau contexte.

Aujourd’hui, le débat est souvent posé de façon binaire, articulé autour de la question « climat ou défense, quelle est la priorité ? ». De fait, elle est plutôt mise sur la défense et notamment le réarmement, car la guerre en Ukraine constitue une menace existentielle pour l’Europe et les Européens ; on parle de nécessaires « sacrifices ». Or le changement climatique représente également une menace existentielle pour l’Europe, et la transition énergétique peut être une opportunité de renforcer la résilience, et donc la sécurité, de l’Union européenne.

En matière industrielle, des complémentarités sont à trouver en matière d’investissements et d’innovations entre transition et sécurité. Par exemple, la sobriété s’entend généralement comme une réduction des émissions de CO2, mais elle favorise aussi l'autonomie stratégique et opérationnelle des équipements de défense : des avions de combat qui consomment moins d’hydrocarbures peuvent être plus autonomes et moins sensibles à une dépendance énergétique ; c’est un avantage stratégique qui peut se révéler déterminant, les guerres se gagnant aussi et peut-être avant tout par une bonne maîtrise des approvisionnements. De la même manière, les investissements dans les infrastructures ou les enjeux de résilience sont à peu près les mêmes pour la transition énergétique que pour la défense. Il faut arriver à en convaincre à la fois les industriels de la défense et les écologistes, ce qui signifie trouver une approche et des instruments communs qui mettent en évidence les enjeux partagés.

Une adaptation systémique

Nous sommes face à un impératif d’adaptation systémique aux défis posés, ce qui passe par un agenda extrêmement ambitieux. Il ne s’agit en effet pas seulement de déployer des moyens policiers ou militaires dans les territoires à défendre ; la défense est aussi civile, et implique notamment de protéger les populations contre les risques de pénuries (énergie, eau) et de garantir la souveraineté (alimentaire). Sur ces différents aspects, les agendas de défense et de sécurité et l’agenda climatique peuvent se rejoindre, comme ils le peuvent en matière de besoins accrus d’éducation, de formation, d’ingénieurs, de chercheurs, etc. Une approche systémique du risque est donc nécessaire ; à défaut, une compétition de moyens entre enjeux pourrait entraîner des arbitrages sous-optimaux, voire contre-productifs, avec des impacts économiques (décrochage), sociaux (paupérisation), environnementaux ou sécuritaires. Quelle sécurité en Europe par exemple, si les plus précaires, qui sont aussi les plus vulnérables aux risques climatiques, ne peuvent être protégés ? De plus, une telle situation de précarité viendrait menacer le nécessaire financement de la défense car elle serait difficilement acceptable.

Les défis pour l’Europe

Compétitivité

Pour l’Institut Jacques Delors, la seule échelle qui permette d'articuler tous ces défis est européenne. La question de la compétitivité industrielle est centrale dans l’agenda de l’UE1, mais se pose-t-elle aussi dans l’industrie de la défense, et comment ? Les entreprises de ce secteur ont pour la très grande majorité une activité duale (défense et civile2). Leur manque de compétitivité sur le volet « défense » par rapport à leur concurrentes américaines notamment n'est pas dû à un défaut d’innovations, mais à une fragmentation et une duplication des investissements entre différents États membres (Allemagne et France notamment), qui font pourtant face aux mêmes menaces et aux mêmes enjeux de sécurité. Dans une industrie où les coûts fixes liés aux investissements initiaux, en particulier en matière d’innovations, sont importants, l’effet de taille joue pleinement (c’est le cas de l’industrie américaine), et seules des séries longues permettent les économies nécessaires pour assurer la compétitivité de l’entreprise, mais aussi de tout un secteur d’activité. La fragmentation actuelle et les duplications qui en découlent sont donc à la fois coûteuse pour le contribuable européen, mais aussi source de moindre compétitivité dans une activité où la compétitivité et la supériorité stratégique et technologique sont un avantage évident et pourvoyeur de sécurité.

Souveraineté

Les enjeux de souveraineté sont clés pour l’industrie de la défense, tout au long des chaînes de production et de valeur. La dépendance aux matières premières, par exemple, est à la fois un handicap et une menace. La sobriété dans l’utilisation des ressources participe donc de cette question de souveraineté, de même que la réindustrialisation du territoire européen, puisqu’une production plus locale est une garantie de sécurité des approvisionnements. Via la dualité des entreprises de ce secteur, on perçoit bien combien ces enjeux se recoupent. Il peut donc être utile de travailler sur un agenda commun associant souveraineté et soutenabilité.

Financement

Le rapport Draghi met en évidence la nécessité de trouver des financements additionnels face aux besoins de l’UE. Le rapport Letta propose quant à lui davantage d’intégration du marché, incluant la finalisation de l’union des marchés de l’épargne et de l’investissement. Les avancées, les initiatives et les investissements opérés en ce sens viendront drainer des financements supplémentaires, par exemple pour la défense. Enrico Letta souligne en effet l’important volume de l’épargne européenne, mais constate parallèlement son réinvestissement aux États-Unis, notamment dans des entreprises qui in fine vont venir racheter des entreprises européennes de défense.

Pour les lobbys de la défense (ceux que l’on qualifie parfois de « complexe militaro-industriel »), les financements dont ils bénéficient désormais après des années de disette doivent servir à reconstruire une défense digne de ce nom pour l’Europe. La question climatique n’est donc pas la priorité3.

Vers un projet de société

Un narratif doit être construit pour une économie et une société européennes assumant à la fois sécurité et adaptation au changement climatique. Avec pragmatisme, les industriels de la défense et les armées ont tout à gagner à travailler sur un projet global et systémique. C’est d’un projet de société que les populations, qui ne se projettent pas dans un char de combat, ont besoin pour accepter les efforts. C’est d’un projet de société que l’Union européenne a besoin, pour parvenir à la fois à lutter contre le changement climatique et à assurer sa sécurité.

  • 1

    Les rapports Letta sur l’avenir du marché unique et Draghi sur la compétitivité ont marqué les débats en amont des élections européennes de 2024.

  • 2

    C’est le cas d’Airbus par exemple dans le secteur de l’aéronautique.

  • 3

    Comme en témoignent les nombreuses attaques sur différents sujets tels que la taxonomie verte ou l’information en matière de durabilité des grandes entreprises (CSRD).