Le transport de marchandises est déjà responsable d'au moins 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et pourrait devenir le secteur économique le plus polluant d'ici 2050 si le niveau d’ambition n’est pas revu à la hausse.1 En raison de sa complexité intrinsèque et de la diversité des acteurs impliqués, il s'agit également d'un secteur complexe à décarboner. Dans ce contexte, l'initiative Deep Decarbonization Pathways a élaboré un cadre, récemment publié dans Climate Policy (2025), qui fournit aux décideurs politiques une méthode permettant de mieux aligner ambition et actions nécessaires. Sur quels principes repose ce cadre et quelles leçons peut-on tirer de son expérimentation dans 11 pays en développement et développés ?

L’atteinte des objectifs de l'Accord de Paris sur le climat repose sur la transformation profonde de tous les secteurs à fortes émissions, parmi lesquels le transport de marchandises est l'un des plus complexes et des plus négligés (Jaramillo et al., 2022). En raison de son rôle dans les systèmes de production et de consommation, ce secteur est à la fois vital sur le plan économique et important sur le plan environnemental (Jaramillo et al., 2022). Cependant, il est également l'un des plus difficiles à décarboner. Non seulement il dépend fortement des combustibles fossiles (AIE, 2022), mais il nécessite également un large éventail de solutions en raison de sa nature multiscalaire. Dans ce contexte, la plupart des stratégies nationales ne parviennent pas encore à aligner les politiques existantes sur les changements structurels nécessaires pour décarboner ce secteur (Slocat, 2021).

Ce manque en termes d’alignement découle de deux problèmes fondamentaux. Premièrement, la plupart des stratégies actuelles donnent la priorité aux solutions technologiques axées sur les carburants et les véhicules sans aborder les changements structurels plus larges qui s'imposent (Gray et al., 2021 ; Jaramillo et al., 2022). Deuxièmement, les instruments économiques tels que les subventions ou les taxes, bien qu'utiles, sont appliqués de manière isolée, sans tenir compte de la nature systémique du transport de marchandises.

Pour remédier à cela, l’Initiative Deep Decarbonization Pathways (Harry-Villain et al., 2025) a développé dans le cadre de ses travaux de recherche une nouvelle méthode, c’est-à-dire un cadre intégré qui permet aux décideurs politiques de cartographier l'ensemble des transformations nécessaires, telles que la réduction de la demande de transport, le passage au rail et aux voies navigables, et la refonte du système logistique, ainsi que les obstacles et les leviers favorables à ces transformations. Les politiques existantes sont ensuite classées selon un ensemble complet d'instruments politiques – gouvernance, économie, réglementation et information –, puis examinées à l'aide de ce cadre.

Cette approche a été testée auprès d'experts du secteur du fret dans 11 pays, dont le Brésil, l'Inde, l'Afrique du Sud et les États-Unis, couvrant à la fois des économies en développement et développées, en se concentrant sur un aspect clé de la transition : la gestion et l'exploitation des infrastructures de transport de marchandises. Nos conclusions ont révélé que si le développement des infrastructures est largement reconnu comme essentiel, leur gestion et leur entretien sont largement sous-représentés tant dans les politiques que dans la pratique.

Par exemple, presque tous les experts nationaux ont souligné la nécessité de moderniser les réseaux ferroviaires et d'améliorer la logistique portuaire, mais peu de pays disposent de politiques claires en matière de gouvernance ou de réglementation pour garantir une utilisation efficace des infrastructures. En Colombie, une politique exigeant un financement public pour la construction de nouvelles routes a involontairement découragé les investissements dans les infrastructures ferroviaires, risquant ainsi de bloquer le pays dans des modes de transport plus polluants.

De plus, alors que 9 pays sur 11 ont cité les infrastructures routières et ferroviaires comme prioritaires, les politiques visant à gérer l'accès, à réglementer la vitesse ou à assurer l'entretien ont rarement été mentionnées. Et ce, malgré les preuves démontrant qu'un mauvais entretien et un accès non réglementé, comme au Nigeria et en Afrique du Sud, peuvent entraîner des inefficacités du système et une augmentation des émissions.

La plupart des politiques identifiées par les experts étaient de nature économique : investissements publics, subventions aux infrastructures ou partenariats public-privé. Même si ces mesures sont importantes, notre étude montre qu'elles doivent être complétées par des outils de gouvernance et de planification afin de garantir leur alignement sur les besoins nationaux en matière de décarbonation. En Inde, par exemple, la politique nationale en matière de logistique fixe des objectifs généraux, mais ne prévoit pas de stratégies détaillées pour aligner le développement des infrastructures sur les objectifs climatiques (ministère du Commerce et de l'Industrie du gouvernement indien, 2022).

La construction d'infrastructures ne représente que la moitié du chemin. Pour garantir qu'elles soutiennent la décarbonation, il faut une meilleure gestion, des réglementations plus strictes et une coordination solide entre les parties prenantes. Sans cela, même les projets les mieux financés risquent de ne pas permettre de réduire les émissions.

En combinant l'expertise locale et une analyse politique intégrée, notre méthode fournit aux décideurs les outils nécessaires non seulement pour évaluer les lacunes actuelles des politiques, mais aussi pour élaborer des réponses ciblées et efficaces. Ce faisant, elle transforme des objectifs climatiques abstraits en stratégies concrètes susceptibles de remodeler l'un des secteurs les plus polluants au monde.

La transformation du secteur du fret ne sera pas uniquement le fruit des améliorations technologiques. Elle nécessite une refonte volontariste des cadres politiques, ancrée dans les réalités locales et fondée sur un changement systémique.