La hausse sans précédent des prix des énergies à l’échelle européenne et nationale a profondément bouleversé l’agenda politique. En s’ajoutant à la crise sanitaire, sociale et économique existante, cette nouvelle « crise » de l’énergie génère une pression inédite pour les décideurs politiques : comment agir dans l’urgence sans être dans la précipitation ? Comment garantir un bon ciblage des mesures sur les plus vulnérables ? Et surtout : au-delà des mesures palliatives, comment accélérer la transition bas-carbone pour mieux prévenir les crises à venir ? 

L’ampleur des hausses des prix des énergies dépend des points de référence choisis

Le débat politique a tendance à se focaliser sur l’évolution des prix à très court terme, prenant comme référence le début de l’année 2021 ou même le niveau historiquement bas atteint lors de la crise sanitaire en mai 2020. Nécessairement tronquée, cette vision favorise la perception d’une hausse effectivement inédite, conférant une ampleur encore plus importante à cette crise. 

À l’inverse, sur un horizon de 10 ans, la hausse globale est bien moins prononcée, avec même une décrue importante pour le prix du pétrole. Constat important : pour les énergies fossiles, les augmentations récentes font suite à une baisse tendancielle des prix sur une décennie. Carburant principal d’une économie mondiale fondée sur l’énergie abondante et peu chère, cette tendance à la baisse a fini par se transformer en bombe à retardement.  

Évolution des prix des énergies sur les marchés de gros et dans le système d’échange de quotas d’émissions européen (EU ETS) 

 

Gaz naturel

Pétrole

Charbon

Electricité 

EU ETS

Mai 2020 - Oct. 2021

+1 800 %

+150 %

+400 %

+800 %

+200 %

Jan. 2011 - Oct. 2021

+300 %

-23 %

+100 %

+160 %

+330 %

Prix en oct. 2021

80 €/MWh

75 $/baril

240 $/t.

140 €/MWh

62 €/T. CO2  


En parallèle de la hausse des prix des énergies, le prix des certificats CO2 dans l’EU ETS a également atteint un record à plus de 60 € la tonne de CO2 en octobre 2021. Cette hausse n’a toutefois qu’une incidence assez limitée sur la hausse des prix sur le marché de gros d’électricité : le coût du CO2 représente moins de 20 % des coûts marginaux de production d’une centrale à gaz actuellement. On peut également regretter que la capacité de l’EU ETS à favoriser un fuel switch entre centrales à charbon et à gaz est de plus en plus compromise en raison de la hausse fulgurante du prix du gaz. 

Quels impacts pour les consommateurs français ?

L’impact réel de ces hausses sur les factures payées par les consommateurs reste très variable, et dépend à la fois de la construction des tarifs, de la période considérée et de la consommation des ménages. 

Pour le gaz naturel, l’indexation mensuelle des tarifs réglementés de vente a engendré des hausses rapides, en phase avec l’évolution de la part approvisionnement : hors abonnement, l’augmentation du tarif par kWh atteint 37 % entre janvier 2019 et octobre 2021, et quasiment 100 % en comparaison avec le record bas atteint en juin 2020. L’augmentation de facture peut dépasser 500 euros sur l’année pour un ménage chauffé au gaz. 

Évolution des tarifs réglementés de vente (TRV) pour l’électricité et le gaz et du prix moyen du gazole 

 

TRV gaz

TRV électricité

Gazole

Janvier 2019 - Oct. 2021

+37 %

+7,4 %

+ 11 %

Janvier 2021 - Oct. 2021

+70 %

+0,5 %

+ 20 %

Prix en oct. 2021

8,73 cts/kwh

15,58 cts/kWh

1,56 €/L

 

Pour les carburants, un « record » historique a été atteint à la mi-octobre pour le prix du gazole (1,56 euro par litre). Sur 12 mois, la hausse atteint +27 % pour le gazole et +21 % pour l’essence sans plomb 98. En observant l’évolution sur 10 ans et en intégrant l’inflation, le niveau de prix actuel est cependant similaire à celui de l’avant crise-COVID (2019 jusqu’à février 2020), et inférieur au niveau atteint en 2012.

Prix moyen mensuel du gazole et de l’essence sans plomb 98 en euros constants de 2015

Source : Iddri, données MTES (2021) et INSEE (2021)

Enfin, pour l’électricité, l’impact de la hausse du prix sur le marché de gros sur les tarifs reste très faible, en raison de la faible importance du prix de marché dans la construction du tarif réglementé et de la décision gouvernementale de limiter la hausse annoncée pour février 2022 à 4 % au lieu de 12 %. 

Gérer le volet social de la crise : quelques principes clés pour guider l’action publique 

L’importance de limiter les effets de l’actuelle hausse des prix sur les acteurs les plus vulnérables ne fait aucun débat. Afin d’y parvenir efficacement, il est essentiel que les mesures répondent à certains principes clés, par ailleurs repris pour la plupart dans la récente communication de la Commission européenne sur ce sujet: 

  • la rapidité de mise en œuvre ;
  • le ciblage sur les acteurs les plus vulnérables ;
  • la proportionnalité des aides en lien avec le surcoût réel supporté par les acteurs les plus vulnérables ;
  • la réversibilité des mesures de gestion de la crise et leur limitation dans le temps ;
  • le coût public des mesures, à mettre au regard de leur efficacité à prendre en compte l’ensemble de ces critères.

Ne pas confondre urgence et précipitation : cibler les plus vulnérables, une priorité absolue

On peut constater que les mesures politiques annoncées récemment en France ne répondent que très partiellement aux principes évoqués ci-dessus. La question du ciblage reste difficile à traiter, puisqu’elle nécessite en principe un croisement de différentes sources de données (revenus des ménages, énergie de chauffage, performance énergétique des logements, usage contraint du véhicule, etc.). Mais elle reste primordiale pour espérer fournir une réponse adéquate aux ménages qui sont le plus dans le besoin, qu’il s’agisse d’aides sociales à court terme ou d’un accompagnement à la transition bas-carbone. 

Or, en dehors du chèque énergie additionnel de 100 euros, les mesures annoncées (bouclier tarifaire, indemnité « inflation » de 100 euros) ciblent la (quasi-) totalité des ménages pour un effet au final assez dilué, et non proportionnel aux besoins des plus vulnérables, tout en générant un coût public considérable. 

Illustration pour le cas de l’électricité : une dépense publique de 6 milliards d’euros est annoncée pour financer le bouclier tarifaire, pour un impact compris entre 30 et 125 euros (si le ménage dispose d’un chauffage électrique). Ces mêmes 6 milliards d’euros auraient permis de financer un chèque énergie de jusqu’à 1 000 euros pour l’ensemble des 5,8 millions de ménages qui en bénéficient actuellement. 

En termes de temporalité, on peut également s’interroger sur la capacité des propositions visant à réformer les marchés de l’énergie ou à développer de nouveaux moyens de production bas-carbone à répondre aux difficultés que rencontrent les ménages et acteurs vulnérables dès à présent. 

Financer l’action publique : l’enjeu de la redistribution entre gagnants et perdants

Autre fait notable dans le débat public : en se focalisant (à juste titre) sur les perdants de cette « crise », on finit par oublier qu’elle produit également des gagnants, qui bénéficient de profits très exceptionnels, à commencer par les producteurs d’énergies fossiles, mais aussi d’électricité « bas-carbone » vendue directement sur le marché de gros (nucléaire et hydro-électricité principalement1 ). 

Pour ces opérateurs, la stabilité temporelle des règles fiscales qui leur sont appliquées est considérée comme indispensable pour pouvoir faire des investissements de long terme et convaincre leurs investisseurs de les suivre dans une telle stratégie, ce qui inclut de miser sur des moments de profits exceptionnels autant que sur des périodes moins propices. Comment s’assurer que ces stratégies d’investissement restent crédibles, tout en mettant en place une forme de redistribution entre gagnants et perdants ? 

Le cas de l’Espagne, qui a mis en place une taxe temporaire sur la rentabilité considérée comme « excessive » de certains producteurs d’électricité, provoque ainsi de fortes controverses entre opérateurs économiques, gouvernement et société civile. Mais il a le mérite de soulever ce débat sur les enjeux redistributifs, qui apparaît indispensable dans l’optique d’une transition juste. 

Sans oublier que l’État français pourrait également faire partie des « gagnants » : les seules recettes de TVA additionnelles liées à l’augmentation du tarif du gaz pourraient s’élever à 2 milliards d’euros2 . Et les dividendes perçus auprès d’EDF devraient également fortement augmenter. Des recettes qui mériteraient d’être clairement fléchées vers des mesures d’aide aux plus vulnérables, tout comme celles issues de la hausse des prix des certificats CO2 de l’EU ETS. 

Préparer l’après-crise : la transition juste, mère de toutes les batailles 

La crise des prix de l’énergie a conduit à mettre les politiques de transition bas-carbone au second rang des priorités, voire, dans certains cas, à les accuser d’être à l’origine de ces évolutions. Or, même avec des dépenses colossales, les mesures palliatives visant à baisser artificiellement le coût de l’énergie ne pourront limiter notre vulnérabilité aux crises à venir et risquent même de l’aggraver : les politiques de transition bas-carbone constituent la seule stratégie de résilience valable, à commencer par les mesures d’efficacité énergétique.

Accélérer la transition bas-carbone dans un contexte de tension sur les prix et les revenus reste un défi aussi immense qu’indispensable. Mais cette crise a le mérite de mettre en avant les enjeux et principes essentiels d’une transition juste : l’accompagnement des plus vulnérables ne peut intervenir à la place des politiques de transition, mais en synergie avec elles. Dit autrement : si on mobilise près de 10 milliards d’euros pour des actions palliatives face à la hausse des prix, il faut en faire autant pour aider les acteurs à engager la transition à leur niveau. 

Cela implique également de remettre sur la table la question aussi délicate qu’essentielle de la fiscalité écologique et du prix du carbone. Sur ce sujet, le choix politique de ne pas remettre l’augmentation de la taxe carbone à l’ordre du jour était justifié dans la mesure où il fallait avant tout enclencher un ensemble d’autres changements structurels (par exemple ceux proposés par les 150 mesures de la Convention citoyenne pour le climat) permettant de donner aux ménages et usagers individuels une alternative et de construire leur capacité à changer leur propre consommation d’énergie. Mais l’urgence d’accélérer les politiques climatiques à toutes les échelles impose de reposer très bientôt cette question, tout en explorant toutes les solutions politiques et financières à l’inévitable croissance du prix de l’énergie. 

Par la perturbation qu’elles génèrent, les crises ont le pouvoir d’engendrer un nouvel équilibre systémique par la suite. Espérons que les débats politiques à venir nous permettent de choisir celui qui sera le plus résilient possible face aux nombreux défis qui nous attendent. 
 

  • 1Les producteurs d’énergies renouvelables bénéficiant de mécanismes de soutien ne sont pas concernés, puisqu’ils doivent restituer les recettes de vente qui excèdent le niveau du tarif cible.
  • 2En ne considérant que la hausse de la part « fourniture » du tarif réglementé de gaz (de 20 €/MWh à 80 €/MWh), les recettes de TVA (taux à 20 %) supplémentaires s’élèvent à 12 €/MWh, soit 2 milliards d’euros en comptabilisant les 170 TWh de consommation du seul secteur résidentiel.