L’année 2020 a vu l’annonce de flux importants d’investissements pour le développement de l’hydrogène dans l’Union européenne. Ces plans posent la question du besoin d’infrastructures de transport et de stockage d’hydrogène. De telles infrastructures sont dimensionnées et localisées selon la demande en hydrogène et les modes de production, pour lesquels les estimations sont pour l’heure sujets à débat. Pour planifier les infrastructures hydrogène, il est donc crucial de mieux évaluer les conditions de réalisation des usages et de l’offre d’hydrogène. Dans le cas contraire, le risque est de consacrer des ressources financières importantes à développer un réseau non nécessaire et non pérenne, susceptible d’engendrer d’importants actifs échoués.

Le développement d’une filière hydrogène en Europe pose naturellement la question de son infrastructure de transport et de distribution. La planifier requiert d’estimer convenablement la demande future, sa localisation, et les possibles lieux de production selon le mode, à savoir à base de gaz naturel dans une période transitoire ou d’électricité par électrolyse (ici pour les différents procédés de production). Or les études proposent aujourd’hui des estimations de demande en hydrogène à 2050 variant du simple au facteur 8 (voir tableau) selon qu'elles privilégient l'usage de l'électricité ou de l'hydrogène. Côté production, de nombreuses incertitudes subsistent quant au rôle de l’hydrogène bleu (bas carbone), à celui des échanges transfrontaliers d’hydrogène et à la localisation des lieux de production d’électricité renouvelable. Aussi, un arbitrage itératif entre le transport et le stockage de l'électricité et de celui de l'hydrogène doit être fait en fonction de critères techno-économiques mais aussi d'acceptabilité des projets d’infrastructure par les riverains, pour lequel des analyses complémentaires seraient utiles. Si l’exploration de futurs différents est utile, engager des investissements sur la base des estimations les plus ambitieuses risquerait non seulement de constituer des actifs échoués, mais aussi de préempter le développement des usages de l’hydrogène, et ainsi favoriser des usages pour lesquels il existe des alternatives bas-carbone plus efficaces, et donc plus économiques. Une mauvaise planification pourrait également générer des verrouillages dans des usages ou des routes d’approvisionnement non soutenables à long terme (la durée de vie des infrastructures de transport se situant entre 30 et 60 ans). Il est donc primordial d’adopter une approche « sans regret » de minimisation des risques de lock in dès lors il s’agit d’investir dans des infrastructures hydrogène.

Étude

Demande européenne à horizon 2050

Agora Energiewende - No regret hydrogen

270 TWh

Commission européenne - Trajectoires à 1.5°C 1.5LIFE et 1.5TECH

790-900 TWh

Bruegel- Navigating through hydrogen

295- 2 080 TWh

Gas for Climate - Accelerated Decarbonisation Pathway (utilisé pour la Dorsale européenne de l’hydrogène)

1 710 TWh

 

Les incertitudes quant aux usages de l’hydrogène qu’il convient de développer rendent difficiles la planification d’un potentiel réseau hydrogène à ce stade. Il est néanmoins possible d’identifier des applications de l’hydrogène « sans regret », où il n’existe pas d’alternatives bas-carbone. Dans une étude récente, le think tank Agora Energiewende quantifie cette demande « sans regret » au niveau européen à environ 270 TWh par an à l’horizon 2030-2050, correspondant à des usages industriels matériau, notamment l’hydrogène servant de matière première (par exemple pour la fabrication d’ammoniac) ou comme agent de réduction pour la production d’acier. Ces usages « sans regret » seraient relativement concentrés géographiquement autour de sites industriels.

Un développement en clusters dans une première phase

Pour déployer l’hydrogène dans les usages industriels « sans regret », une infrastructure transeuropéenne à grande échelle de transport d’hydrogène n’est pas incontournable. Le caractère modulaire des électrolyseurs rend possible la production d’hydrogène décentralisée et localisée à proximité des lieux de consommation : les électrolyseurs peuvent être de petite taille et nécessitent une connexion électrique et une ressource modeste en eau. Concentrer la production sur les sites de demande permet de réaliser des économies d’échelle et de déployer un certain niveau de consommation d’hydrogène avant d’éventuellement avoir à développer une infrastructure plus large de transport d’hydrogène. Il serait donc stratégique d’investir en premier lieu dans des capacités de production situées à proximité des usages industriels « sans regret » et des infrastructures de distribution et de stockage pour servir ces clusters régionaux depuis les zones de production. L’intérêt d’investir en priorité dans des clusters est également reflété dans les stratégies hydrogène européennes (voir les stratégies de la Commission européenne, de la France, de l’Espagne). 

Agora Energiewende identifie quatre de ces clusters : au Nord de la France en passant par la Belgique, les Pays-Bas et l’Ouest de l’Allemagne, entre la Pologne et la Lituanie, en Espagne, et entre la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce. Le déploiement de corridors de transport et de stockage d’hydrogène par la conversion d’une partie du réseau de gaz (méthane) existant et la construction de quelques pipelines de transport d’hydrogène dans ces régions parait sans risque même à long terme.

Une dorsale européenne : à quelles conditions ?

Une étude récente des opérateurs de réseau de gaz naturel envisage une « dorsale européenne de l’hydrogène », soit environ 40 000 km de pipelines traversant 21 pays à travers l’Europe et de nombreux sites de stockage dans des cavités salines à horizon 2040. Ce réseau serait essentiellement constitué de tuyaux de méthane convertis pour transporter de l’hydrogène. Le coût total se situerait entre 43 et 81 milliards d’euros.

Ce cas de figure repose sur la réalisation d’un certain nombre de conditions, aujourd’hui incertaines. En premier lieu, les estimations de la demande d’hydrogène européenne retenues se situent aujourd’hui dans la fourchette haute (voir tableau). Par exemple, le  “Accelerated Decarbonisation Pathway” envisage 1 710 TWh de consommation d’hydrogène pur en 2050, fournis par de l’hydrogène bas-carbone à base d’électricité et de méthane. Or l’hydrogène d’origine fossile, même complété par de la capture et stockage du carbone, soulève l’enjeu des fuites de méthane le long de la chaîne de valeur. En outre, il suppose qu’une partie de cette demande en hydrogène serait fournie par des pays hors d’Europe. Cependant, la vision quant au recours aux importations n’est pas unifiée au niveau européen : par exemple, l’Allemagne prévoit d’importer la majorité de sa consommation, tandis que la France dans sa stratégie hydrogène ne mentionne pas d’échanges transfrontaliers. Enfin, l’importation de ressources bas-carbone depuis des pays à l’approvisionnement énergétique très carboné soulève des questions de durabilité


Au vu des incertitudes quant au niveau de demande en hydrogène et aux modes de production, c’est bien une approche guidée par la demande sans regret et les lieux de stockage d’hydrogène qui est préférable à ce stade pour ne pas faire courir le risque de l’irréversibilité de la demande en hydrogène.  Développer trop rapidement une infrastructure transeuropéenne sans s’assurer de la pertinence des usages et des modes de production d’hydrogène bas-carbone comporte des risques, notamment celui d’un déploiement aux dépens de soutiens financiers plus pertinents aujourd'hui pour construire une filière hydrogène pour la décarbonation, comme le développement d’électrolyseurs pour en abaisser le coût ou la recherche et développement sur les modes de production d’hydrogène décarbonés. Ce sont ces domaines qui devraient être aujourd’hui au cœur d’une coopération européenne renforcée sur l’hydrogène, déjà engagée dans le cadre des projets importants d’intérêt européen Commun (PIIEC). En parallèle, l’ensemble des acteurs de l’énergie devrait s’emparer du sujet de la planification des infrastructures hydrogène de long terme dans une logique d’optimisation intégrée de l’ensemble des infrastructures d’énergie (électricité, méthane et hydrogène).