Un article consacré aux interactions entre changement climatique, dégradation environnementale et migrations en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Afin de mieux appréhender les interactions entre changement climatique, dégradation environnementale et migrations en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, l’Agence française de développement (AFD) et la Banque mondiale ont lancé en 2010 un programme de recherche quantitative et qualitative dans cinq pays de la région : l’Algérie, l’Égypte, le Maroc, la Syrie et le Yémen. Les résultats préliminaires de cette étude ont été présentés les 13 et 14 juin 2012 à Paris aux représentants des administrations, institutions et chercheurs du Nord et du Sud de la Méditerranée lors d’un séminaire de restitution organisé par l’AFD, la Banque mondiale et l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Cette note de synthèse présente les principaux résultats discutés lors de la conférence et ses conclusions.

Introduction

Les populations du Moyen Orient et d’Afrique du Nord (MENA en anglais, pour Middle East and North Africa) sont de plus en plus affectées par des sécheresses à répétition, une désertification galopante et un manque souvent cruel de politiques publiques adéquates pour faire face à ces aléas. À cela s’ajoute la menace d’une élévation du niveau de la mer Méditerranée et de l’érosion des sols et des littoraux. Certaines zones deviennent donc difficilement viables, mais abritent toujours des communautés entières, dont les moyens d’existence dépendent très souvent de cet environnement naturel. Les risques humains sont ainsi majeurs, et la probabilité de migrations forte. Or, si à l’échelle internationale la question des migrations environnementales est un sujet d’actualité, tant pour la communauté scientifique que pour les acteurs de terrain et les décideurs politiques, la faiblesse des connaissances sur le sujet en Afrique du Nord et au Moyen-Orient n’avait pas permis jusqu’ici de comprendre ces phénomènes, de définir les zones et populations vulnérables et d’y répondre de façon appropriée.

C’est pourquoi, afin de mieux comprendre les liens complexes entre les questions environnementales, en particulier le changement climatique, et les migrations et de mieux mesurer la perception par les ménages d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient des impacts du changement climatique, ainsi que la place occupée par les migrations dans les stratégies d’adaptation de ces derniers et des communautés, l’AFD et la Banque mondiale ont financé un programme de recherche dans cinq pays : l’Algérie, l’Égypte, le Maroc, la Syrie et le Yémen. Dans ce cadre, une série d’enquêtes auprès de ménages dans chacun des pays et des groupes de discussions en zones urbaines et rurales ont été réalisés, pour la première fois, par la Banque mondiale et la Rand Corporation, dans le but de mieux comprendre les raisons motivant les décisions migratoires des individus et les modalités de leur intégration en zones urbaines.

1. Résultats prÉliminaires de l’étude AFD-Banque mondiale

Les résultats préliminaires de l’étude sur les chocs climatiques et la migration en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (voir encadré ci-dessous sur la méthodologie utilisée pour la collecte des données quantitatives et qualitatives), présentés ici de façon succincte, sont repris de l’analyse développée par Wodon et al. (2012).

Compte tenu des caractéristiques des zones sélectionnées, les enquêtes réalisées ne sont pas représentatives d’une quelconque opinion nationale. Leur analyse suggère néanmoins que, dans les zones effectivement affectées par le changement climatique, les ménages perçoivent d’importantes dégradations de leur environnement. Plus de 75 % des ménages interrogés déclarent que la pluie est devenue de plus en plus imprévisible et erratique, et près de 75 % déclarent que les températures augmentent. Plus de la moitié indique qu’il y a moins de pluie aujourd’hui qu’il y a cinq ans, que la terre est plus sèche ou moins fertile, que la saison des pluies commence plus tard, est plus courte, ou se termine plus tôt, et enfin que les sècheresses sont de plus en plus fréquentes. Si les résultats en Algérie, au Maroc, en Syrie et au Yémen sont relativement homogènes, les perceptions des changements climatiques sont moins sévères en Égypte, ce qui pourrait s’expliquer par la situation plus favorable des régions étudiées dans ce pays.

L’impact de ces changements climatiques sur les ménages est important. Ces modifications du climat, en particulier les sécheresses, entraînent des pertes de revenus pour les ménages, qu’il s’agisse des récoltes, du bétail ou de la pêche. De plus, si ces pertes varient d’un pays à l’autre, les ménages les plus pauvres et les ménages dépendant d’activités agricoles apparaissent partout comme les plus affectés. En d’autres termes, les ménages les moins favorisés sont aussi les plus vulnérables aux chocs climatiques. Cet enseignement est d’autant plus important que le fait de migrer requiert généralement la possession de ressources financières suffisantes.

À court terme, les ménages font face à ces chocs de différentes manières. La plupart utilisent leur épargne, mais nombreux sont aussi ceux qui doivent vendre leur bétail et autres biens ou emprunter de l’argent. Le retrait des enfants de l’école est également l’une des stratégies adoptées, quoique plus marginalement et principalement chez les ménages les plus précaires. L’adoption de stratégies d’adaptation à moyen terme est en revanche plus rare, alors qu’elles pourraient permettre d’atténuer l’impact des chocs climatiques et d’augmenter la résilience des ménages. Ainsi, peu de ménages ont indiqué adapter leurs activités agricoles aux chocs climatiques ou s’orienter vers des activités moins dépendantes de l’environnement. Seul un ménage sur cinq déclare modifier ses techniques de production, augmenter son usage de fertilisants et de pesticides ou s’orienter vers des activités génératrices de revenus non agricoles. Même le recours à la migration en réponse à un choc climatique reste limité, puisque seuls deux ménages sur cinq déclarent connaître quelqu’un qui a utilisé la migration comme stratégie d’adaptation.

L’analyse qualitative des groupes de discussion confirme que si la migration constitue effectivement une stratégie pour les ménages confrontés à des pertes de revenus à la suite de modifications du climat, elle ne l’est souvent qu’en dernier ressort, une fois que les autres stratégies ne requérant pas de mobilité ont échoué. Des groupes de discussion sont également ressorties les difficultés d’intégration rencontrées par de nombreux migrants en milieu urbain, notamment pour trouver un emploi ou un logement. La qualité de l’intégration dépend en particulier du fait que le migrant bénéficie ou non de réseaux sociaux préexistants.

Les enquêtes suggèrent enfin que le rôle des communautés et des autorités nationales pour soutenir les stratégies d’adaptation locales et accroitre la résilience des ménages, avec ou sans migration, est lui aussi très limité. Seulement 5 à 10 % des ménages interrogés mentionnent des mesures prises par les communautés – telles que la plantation d’arbres, la construction de digues ou l’organisation de campagnes d’information. La proportion des ménages qui bénéficie de ces actions est probablement encore plus faible que le nombre des ménages qui les mentionne. Les programmes d’assistance sur lesquels les ménages pourraient s’appuyer en cas de pertes de revenus apparaissent également fortement limités.

2. Débats et discussions : La migration comme stratégie d’adaptation

La seconde journée de la conférence a été consacrée à des travaux de réflexion dont l’objectif était de mieux comprendre différents aspects caractéristiques des migrations environnementales ainsi que de présenter les cadres normatifs et institutionnels actuels sur ces questions. Quatre panels ont été organisés, portant respectivement sur i) les facteurs et déterminants des migrations environnementales, ii) la connaissance et la sensibilisation aux impacts du changement climatique par la population et les institutions, ii) les politiques publiques vis-à-vis des migrations environnementales, et enfin iv) les recommandations politiques qui émergent de l’étude et des débats. Les principaux éléments issus des interventions et des débats sont détaillés ci-après.

1. Il est difficile d’isoler l’impact des conditions climatiques des autres facteurs possibles de migration. Les dynamiques migratoires environnementales sont complexes et de nombreux autres éléments influencent les choix migratoires des ménages. Si l’étude AFD-Banque mondiale suggère que le changement climatique a un impact (direct et indirect) sur les conditions de vie des populations et, en conséquence, sur la migration, les facteurs socio-économiques, et notamment la perspective d’emploi plus favorable dans les régions de destination, demeurent dominants (Joseph et Wodon, 2012a, pour une analyse sur le Yémen). Néanmoins, dans des économies fortement dépendantes des activités agricoles, il n’est pas sûr qu’il soit possible de découpler les facteurs.

2. Les dynamiques migratoires actuelles en Afrique du Nord et au Moyen-Orient s’inscrivent dans une tradition forte de mobilités. La région étudiée est de longue date l’un des carrefours migratoires les plus importants au monde, en raison de sa situation entre les deux principales zones de destination des migrations internationales, l’Europe et le golfe Persique. Elle comporte en outre de nombreuses populations pastorales et nomades, traditionnellement mobiles, comme l’illustrent les travaux de Dawn Chatty (Université d’Oxford). Il est donc important de remettre les études réalisées dans la région dans cette perspective géographique et culturelle et de prendre en compte l’historicité de ses mouvements migratoires. Il faut sortir du paradigme unique de la sédentarité, comme l’a mentionné Kamel Doraï (MigrInter).

3. Il est essentiel de reconnaitre que des migrations mal anticipées et mal gérées constituent un risque : risque de déstabilisation, mais également risque pour le respect des droits fondamentaux et la protection des personnes déplacées. Aussi bien au niveau des politiques locales que des traités internationaux, des statuts juridiques adéquats sont nécessaires pour assurer la protection des migrants, notamment environnementaux. Cela est d’autant plus vrai que les migrations et les changements climatiques peuvent mener à des conflits, notamment à l’échelle locale, qu’il est nécessaire de prévenir autant que faire se peut. Selon les résultats préliminaires de l’étude AFD-Banque mondiale, un ménage sur cinq mentionne que les migrations peuvent contribuer à des conflits locaux, autour de l’eau, de la terre et du bétail notamment.

4. Les migrations s’effectuent avant tout vers les centres urbains. La question des politiques urbaines est un enjeu majeur pour mieux anticiper et gérer ces flux, d’autant que la croissance urbaine pose elle-même de nombreux défis environnementaux. Il est nécessaire de favoriser une meilleure planification urbaine, qu’il s’agisse d’aménagement du territoire ou d’offre de services sociaux de base pour éviter que les migrants, et en particulier les femmes, ne se voient confrontés à des situations de vulnérabilité qui réduiraient leurs capacités d’intégration.

5. Une meilleure insertion des migrants dans les espaces urbains pourrait générer des opportunités de développement importantes, non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour les zones rurales de départ grâce aux remises d’épargne. Ces transferts d’argent, de par leur fréquence et leur amplitude, représentent un apport essentiel des flux migratoires. Selon les enquêtes menées, les migrants définissent très souvent l’envoi de fonds ou de biens comme une obligation morale. Pour ceux qui les reçoivent, particulièrement en milieu rural, ces remises d’épargne permettent de réduire la pauvreté et la faim, et de promouvoir la scolarisation des enfants (Joseph and Wodon, 2012b). Elles constituent également un outil d’adaptation potentiel aux changements induits par la dégradation de l’environnement.

Il est donc important d’envisager des mesures d’accompagnement permettant d’optimiser les impacts des transferts d’argent pour le développement des zones les plus affectées. Ils pourraient ainsi être utilisés afin d’augmenter la résilience des ménages aux chocs, par exemple avec le montage de fonds d’assurance ou la réalisation d’investissements visant à faciliter l’adaptation aux changements environnementaux et la diversification des sources de revenus. Cependant, plusieurs intervenants ont mentionné le fait qu’actuellement ces remises d’épargne ne sont pas nécessairement dirigées vers les régions d’origine les plus affectées par les changements climatiques, en particulier lorsque les perspectives d’investissements sont meilleures ailleurs.

Conclusion

Les éclairages originaux apportés par l’étude AFDBanque mondiale sur les migrations environnementales en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ont permis de montrer, comme l’a souligné François Gemenne (Iddri), que les migrations liées aux changements climatiques ne sont pas nécessairement celles que l’on croit. Contrairement à ce qui est souvent suggéré, il s’agit principalement pour la région MENA de mouvements migratoires internes et de faible ampleur, du moins pour l’instant. Il est néanmoins important d’interpréter les résultats obtenus avec attention pour guider la formulation des politiques publiques.

Et, même si, comme l’a signalé Stéphane Madaule (AFD), l’état des connaissances dont nous disposons sur le sujet ne permet pas aujourd’hui de prévoir les flux futurs ni de proposer des recommandations politiques précises, il apparait d’ores et déjà nécessaire de poursuivre la recherche sur les interactions entre facteurs environnementaux et migration et de développer des politiques visant à permettre aux ménages dans cette région de s’adapter aux effets du changement climatique. La question de savoir s’il faut favoriser ou non les migrations en provenance des zones affectées par le changement climatique doit conduire à des réponses prudentes, puisque qu’elles dépendent fortement des contextes nationaux, régionaux et individuels. Il faut donc permettre une meilleure appréhension des rapports entre environnement et migration, en tenant compte des caractéristiques singulières de cette région, et notamment de l’historicité particulière de ses mouvements migratoires. Comme l’a remarqué Andrea Liverani (Banque mondiale), le défi des politiques publiques est de gérer au mieux les migrations liées aux effets du changement climatique. Les deux objectifs d’accompagner ceux qui décident de partir et de protéger et soutenir ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas le faire ne sont pas forcément contradictoires, et des formules politiques peuvent être conçues pour combiner ces deux aspects. Leur conceptualisation serait facilitée par l’adoption d’une approche transversale des mobilités humaines et du changement climatique afin de mieux intégrer ces dimensions dans les diverses stratégies sectorielles des pays concernés et des bailleurs bilatéraux et multilatéraux.

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