Présentation :

Cette synthèse rédigée par Damien Conaré constitue un compte-rendu des interventions lors de la conférence internationale « Les instruments de marché pour la biodiversité : la nature à tout prix ? » organisée par la Fondation d’entreprise Hermès et l’Iddri au Théâtre de la Cité internationale à Paris, le 08 juin 2011.

Cette conférence a eu pour objectif : de clarifier la notion d’IM, encore très confuse ; de présenter un panorama de ces instruments utilisés pour la conservation de la biodiversité et la mise en œuvre de services écosystémiques ; d’évaluer leur pertinence et leur légitimité ; et, enfin, d’analyser leur intégration dans les politiques publiques.

Article :

 

Au cours de ces vingt dernières années, le rôle de l’écono- mie dans la lutte contre les problèmes d’environnement n’a cessé de prendre de l’importance. Le développement d’une approche utilitariste dans la manière de traiter la nature, notamment à travers la notion de services éco- systémiques, a ouvert la voie à l’émergence d’une grande diversité d’outils qui, en règle générale, s’appuient sur les marchés et les acteurs du secteur privé. Les nombreux instruments de marché (IM) ainsi mis en œuvre sont venus compléter des interventions plus traditionnelles, coercitives et/ou prescriptives.

Dans le cadre de leur cycle de conférences internationales sur la biodiversité, la Fondation d’entreprise Hermès et l’Institut du déve- loppement durable et des relations internationales (Iddri) ont orga- nisé un nouveau rendez-vous, « Les instruments de marché pour la biodiversité : la nature à tout prix ? », au Théâtre de la Cité universi- taire internationale à Paris le 0? juin 2011. Cette conférence a eu pour objectif : de clarifier la notion d’IM, encore très confuse ; de présenter un panorama de ces instruments utilisés pour la conservation de la biodiversité et la mise en œuvre de services écosystémiques ; d’évaluer leur pertinence et leur légitimité ; et, enfin, d’analyser leur intégration dans les politiques publiques.

Catherine Tsékénis, directrice de la Fondation d’entreprise Hermès, ouvre les travaux de cette conférence en insistant sur l’importance du thème biodiversité qui marque le lien entre la nature et le travail manufacturier de la maison Hermès. Laurence Tubiana, directrice de l’Iddri et de la Chaire développement durable de Sciences Po, revient sur les débats de la première conférence du cycle, « Biodiversité 2010, et après ? », qui ont porté sur la validité des objectifs globaux fixés par la Convention sur la diversité biologique (CDB) en matière de réduc- tion de l’érosion de la biodiversité. S’ils ont permis de problématiser la question à l’échelle globale, ces objectifs étaient-ils suffisamment bien organisés et utiles pour l’action ? Elle explique ainsi que la dixième conférence des parties à la CDB, tenue à Nagoya en octobre 2010, a marqué un changement de perspective, en passant d’une approche fondée sur des objectifs quantitatifs globaux de conservation à une approche fondée sur le traite- ment des causes anthropiques de l’érosion de la biodiversité.

Une gamme d’instruments très hétérogène

Romain Pirard, chargé d’études forêts et cli- mat à l’Iddri, montre combien la notion d’IM est devenue prégnante ces derniers années, pour au moins trois raisons : les IM viendraient corriger les défaillances de marché en prenant mieux en compte l’impact de nos activités sur la nature ; ils permettraient de mettre en pratique la théorie des incitations selon laquelle des agents économiques sont plus susceptibles de prendre de bonnes déci- sions quand ils sont incités à le faire, plutôt que lorsqu’ils sont contraints de le faire ; et, enfin, ils contribueraient à combler le déficit de ressources financières (funding gap) en mettant à contribu- tion les acteurs privés.

Romain Pirard examine alors plus en détails ces instruments, sachant que les preuves tangibles de leur succès ne sont pas à la hauteur de leur renom- mée. Il souligne tout d’abord le fait qu’il n’existe pas de définition précise des IM, qui recouvrent une grande diversité d’applications parmi les- quelles la certification et les labels (forêts, agricul- ture biologique, etc.), les paiements pour services écosystémiques (PSE), les mécanismes de compen- sation écologique, les subventions, les taxes, les mesures agroenvironnementales dans le cadre de la Politique agricole commune, l’écotourisme, etc. Une caractéristique semble toutefois commune à ces nombreux modes opératoires : quel que soit le mécanisme mis en œuvre, ils attribuent un prix à la nature, bien que de manières différentes.

Cette hétérogénéité des modes d’intervention tend à disqualifier un jugement d’ensemble sur la pertinence et l’efficacité des IM. Romain Pirard propose donc une classification de ces instruments en six catégories, définies selon des caractéris- tiques économiques essentielles communes :
1. des régulations permettant de modifier les prix relatifs en fonction des externalités environnementales ;
2. des accords de type coasien (échange de droits entre agents pour atteindre un optimum) ;
3. des enchères inversées ;
4. des permis négociables ;
5. des marchés spécifiques pour les produits envi- ronnementaux ; et
6. la capture d’une prime sur des marchés existants (certification).

Enfin, Romain Pirard contredit l’idée selon laquelle la mise en œuvre des IM s’accompagnerait d’une certaine forme de désengagement de l’État. Au contraire, les IM sont étroitement pilotés par la puissance publique, garante de leur légitimité, et ce à toutes les étapes : conception, mise en œuvre, contrôle et pérennisation.

Quelques exemples de références aux marchés

Xavier Le Roux, directeur de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), considère que le développement des IM marque une muta- tion profonde du champ de la biodiversité, désor- mais investi par de nouvelles disciplines (sciences humaines et sociales, économie, etc.), créant ainsi un éventail plus large de solutions possibles.

Parmi ces différentes opportunités, Unai Pas- cual, maître de conférences au département “Land Economy” de l’université de Cambridge (Royaume- Uni), analyse les PSE. Il s’agit d’une transaction, pas nécessairement monétaire, entre acheteurs et vendeurs qui coordonnent leurs actions pour dis- tribuer au mieux une ressource limitée. Unai Pas- cual considère que le secteur de la séquestration du carbone est celui pour lequel les PSE auront le plus d’impact. En revanche, le domaine de la biodi- versité ne connaît pas d’exemples probants de PSE qui aient prouvé leur efficacité. Difficile en effet de fixer une valeur économique à la biodiversité et, si des expériences locales peuvent s’avérer convain- cantes, leur généralisation est beaucoup plus complexe. Par ailleurs, Unai Pascual souligne le problème de l’asymétrie entre acteurs en matière de pouvoir de négociation, par exemple entre des petits agriculteurs qui vendent des services éco- systémiques et des acheteurs privés. Le risque est grand de voir se développer au fil du temps une compétition entre fournisseurs de services pour tirer les prix vers le bas, et de voir ainsi les com- munautés les plus fragiles être enfermées dans le cercle vicieux du moins disant en matière de ser- vices écosystémiques. Autre exemple de référence aux marchés, celui des différents régimes d’écocertification, présenté par Lars Gulbrandsen, politologue au Fridtjof Nan- sen Institute (Norvège). Ce système qui émane du secteur privé vise à encourager l’adoption de com- portements volontaires vertueux vis-à-vis de la nature. Si la certification environnementale per- met d’améliorer les parts de marché tout en encou- rageant des modes de production plus respectueux de la nature, la participation volontaire au sys- tème en fait un outil très peu contraignant, sans sanctions en cas de mauvaise conduite. En outre, prenant l’exemple des forêts, Lars Gulbrandsen montre combien les processus de certification sont mal distribués : la participation est concentrée sur les pays d’Europe et d’Amérique du Nord alors que peu de forêts sont certifiées dans les pays en développement (PED). Or une protection exces- sive dans certaines régions pourrait aboutir à une surexploitation dans les zones non certifiées.

Sonia Schwartz, maître de conférences au Groupement de recherche en économie quantita- tive d’Aix-Marseille (Greqam) à l’université Paul- Cézanne, présente les différentes formes de per- mis échangeables, dont les quotas transférables. Si leur mise en place est différente selon les champs d’application (pollution atmosphérique, marché européen du carbone, pêches, etc.), l’objectif est identique : protéger une composante environne- mentale au moindre coût. Parmi les différentes formes possibles de quotas transférables, Sonia Schwartz considère le cap and trade comme la plus aboutie : un objectif environnemental est fixé, puis fractionné en quotas qui peuvent être échangés entre agents pour minimiser les coûts. Elle montre également que les systèmes de quotas échan- geables les plus efficaces sont ceux qui ont fonc- tionné avec les règles les plus simples, difficiles à appliquer dans le domaine de la biodiversité, très complexe par nature.

Enfin, Eirik Romstad, chercheur à la Norwe- gian University of Life Sciences (Norvège), décrit les enchères inversées, système dans lequel c’est l’acheteur de services environnementaux qui prend l’initiative en diffusant les détails de son cahier des charges aux fournisseurs, qui sont alors mis en compétition pour faire des propositions de prix (secrètes en général). Ce système, dont l’ap- plicabilité est limitée, est utilisé par exemple en Australie pour des programmes de conservation du bush ou aux États-Unis pour la mise en jachère de terres agricoles.

IM et politiques publiques : questions de légitimité et d’équité

Le plus souvent, les IM soutiennent les objectifs définis par les pouvoirs publics. De sorte que leur légitimité et le respect de l’équité constituent des enjeux essentiels.

Olivier Godard, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l’École Polytechnique, se demande si les marchés dis- posent de suffisamment de légitimité pour guider la gestion environnementale. De fait, la récusation des marchés en tant que garants de l’avenir de la biodiversité porte sur plusieurs points : la privati- sation des biens communs consécutive au désen- gagement relatif de la puissance publique ; l’exclu- sion de certains acteurs générée par l’attribution de droits de propriété ; et les injustices et inéga- lités inhérentes au fonctionnement des marchés. Si ces réserves ne sont pas toujours fondées (par exemple rendre échangeables les limites fixées en matière d’émissions de gaz à effet de serre ne fait pas du climat un bien privé), Olivier Godard n’en considère pas moins qu’elles appellent à res- pecter au moins trois contraintes dans la mise en œuvre des IM : ils doivent être fidèles à l’objectif qui motive l’action (préserver la biodiversité) ; ils doivent être en phase avec la réalité à laquelle ils s’appliquent pour être facilement assimilables ; et, enfin, en tant qu’expression des pouvoirs publics, les IM doivent être conformes au contrat social dans lequel ils s’insèrent.

Alain Karsenty, chercheur au Centre de coopé- ration internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), opère une distinc- tion entre paiements pour services environnemen- taux et paiements pour services écosystémiques, ces derniers allant au-delà des externalités hors marché. Il définit alors les PSE comme la rému- nération d’agents pour un service rendu, à travers une action intentionnelle qui vise à restaurer ou augmenter un service environnemental. Ce ser- vice est agréé par un contrat entre deux parties, ce contrat n’étant pas toujours explicite quant au service rendu. Ainsi, très peu de PSE sont des ins- truments fondés sur le marché ; ce sont plutôt des transactions bilatérales. En outre, Alain Karsenty estimequelesPSEnecorrespondentpasàlavente de services environnementaux, mais plutôt à une compensation pour l’abandon d’un droit d’usage (coutumier ou légal). La négociation sur le paie- ment porte donc beaucoup plus sur le coût d’op- portunité des acteurs qui acceptent d’être privés d’un certain nombre de droits que sur la valeur supposée des écosystèmes préservés. Se pose ensuite le problème de savoir qui perçoit les rému- nérations (on peut avoir des droits coutumiers sur une ressource sans en dépendre, quand d’autres en dépendent sans avoir de droits dessus) et selon quelle conception de l’équité : strictement éga- litaire, selon les statuts sociaux, selon les efforts fournis, pour améliorer la condition des plus pauvres, etc.

Alain Karsenty souligne enfin une dérive poten- tielle des PSE : sera-t-il encore possible à l’avenir de voir se développer des pratiques désintéressées de conservation de la nature, et surtout, n’y a-t-il pas un risque préoccupant de généralisation de pratiques assimilées à du chantage écologique ?

Matthieu Wemaëre rappelle que le droit est nécessaire au bon fonctionnement des IM pour au moins deux raisons : déterminer le rôle des autorités pour la gestion d’un bien public, la bio- diversité, dont les conditions d’accès doivent être strictement encadrées ; mettre en cohérence les politiques publiques et les instruments de leur mise en œuvre. Il relève à propos de la compen- sation que les IM s’inscrivent dans un cadre juri- dique et institutionnel existant, et qu’il convient de prendre en compte la hiérarchie entre les dif- férents modes de gestion de l’environnement : éviter/réparer/détruire et compenser. La compen- sation est donc un mode de gestion en dernier res- sort, en anticipation d’un dommage programmé, qui ne doit couvrir que les impacts résiduels (ne pouvant être évités ou réparés in situ). Sa logique économique est que le coût total de la protection de l’environnement serait minimisé en donnant une flexibilité aux agents. Un signal-prix bas (par rapport aux coûts de la prévention ou de la répa- ration) peut inciter à proposer la destruction avec compensation. En outre, si l’État stimule une offre et une demande de la compensation des impacts sur la biodiversité qu’il cause en tant qu’aména- geur, en la rendant obligatoire pour les grandes infrastructures, cela peut avoir comme effet per- vers de remettre en cause la hiérarchie des modes de gestion de l’environnement, d’une part, et de généraliser une déconnexion entre l’impact des travaux et le gain environnemental des mesures de compensation, d’autre part. C’est la voie que la France semble prête à suivre.

Des gains réels d’efficacité ?

Une fois traitée les questions de la légitimité et de l’équité des IM, reste à aborder celle de leur effi- cacité. Katia Karousakis, économiste de l’environ- nement à la division climat, biodiversité et déve- loppement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), suggère tout d’abord que les IM se sont développés en rai- son du moindre coût de la collecte de données de plus en plus complètes et précises sur la biodiver- sité, et des limites des approches réglementaires (command and control).

Valérie Boisvert, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), explique pour sa part que nombre de modes opératoires sont qualifiés depuis une dizaine d’années d’IM, mais qu’ils existaient auparavant sous une forme proche. Par exemple, des arrangements institu- tionnels de compensation qui n’avaient rien de marchand le sont devenus. Ainsi ont été créées des « banques de compensation » au milieu des années 1990 pour la conservation des zones humides, l’idée étant de compenser les dégâts causés à un habitat en finançant la conservation d’une zone comparable à ce qui a été endommagé par le biais d’échanges de « crédits biodiversité » sur un marché dédié. Cette tendance, qui vise à créer un marché de compensation à l’échelle inter- nationale, fait intervenir toute une série d’experts de l’activité bancaire qui y appliquent leurs stan- dards : des taux de rémunération variables en fonction des performances environnementales, des produits dérivés, et même des hypothèques environnementales qui permettraient aux plus pauvres d’avoir accès au crédit en échange d’une hypothèque sur leur environnement, qui pourrait donc être saisi !

Quel avenir pour les IM ?

Cette évolution vers une financiarisation de l’économie de la biodiversité pose donc la ques- tion du devenir des IM. Pour Catherine Garreta, directrice adjointe du département technique opé- rationnel de l’Agence française de développement (AFD), le fait de lier l’économie à l’environnement grâce aux IM a permis de convoquer des acteurs nouveaux, qui comptent dans l’agenda interna- tional et contribuent à mettre au premier rang la question environnementale. De même, pour Andrew Deutz, directeur du département relations internationales de l’ONG The Nature Conservancy (États-Unis), les outils permettant de prendre en compte la valeur économique de la nature ont ouvert un dialogue entre ONG, pouvoirs publics et industriels. Ainsi, Claude Nahon, directrice du développement durable et de l’environnement du Groupe EDF, explique que la biodiversité est devenue un élément clé, intégré tout au long de la chaîne de production et pris en compte locale- ment par les agents de terrain de l’entreprise en collaboration avec les associations de défense de l’environnement.

Claude Henry, professeur à l’université Colum- bia (États-Unis) et à l’École Polytechnique, estime que les IM doivent être considérés comme des instruments d’inspiration économique, plutôt que comme de véritables instruments de marché. Leur avenir est donc soumis à l’imperfection de l’analyse économique, dont les prévisions à long terme sont toujours liées à de nombreuses incertitudes.

Enfin, Gilles Kleitz, chef de projet biodi- versité à l’AFD, révèle la difficulté de faire adopter certains de ces IM dans les PED. Comment convaincre ces pays d’emprun- ter de l’argent pour financer des projets de conservation ? L’exemple pourrait alors venir de pays émergents comme l’Inde, la Chine, le Mexique ou le Brésil, qui foi- sonnent d’expériences d’IM sur lesquelles il faudrait capitaliser. Avec toutefois une réserve de taille : Gilles Kleitz estime que les marchés fonctionnant souvent à très court terme, le pas de temps de la finance n’est vraiment pas celui de l’environnement.



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