Il y a 10 ans, après un processus de négociation innovant et inclusif de trois ans, tous les États membres des Nations unies ont adopté un programme ambitieux pour le développement durable : l’Agenda 2030 et ses 17 Objectifs de développement durable (ODD). L'impulsion initiale était venue des pays d'Amérique latine, la Colombie et le Guatemala menant les efforts visant à faire évoluer le programme de développement mondial des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) vers un cadre plus holistique abordant les questions économiques, sociales et environnementales. Les ODD ont été conçus comme un programme transformationnel et universel pour le développement durable, destiné à tous les pays, mais aussi à tous les acteurs (gouvernements nationaux, autorités infranationales, société civile et secteur privé) ; et l’Agenda 2030 a donné la priorité aux populations les plus pauvres et les plus vulnérables du monde (« ne laisser personne de côté »). Dix ans plus tard, où en sont ces promesses et ces engagements ? Et pourquoi en avons-nous encore besoin, jusqu'en 2030 et au-delà ?
Les ODD : une boussole, un cheval de Troie ou un cadre inoffensif ?
Selon le rapport d'avancement de 20251, 35 % des ODD affichent des progrès (18 % sont en bonne voie et 17 % enregistrent des progrès modérés), près de la moitié avancent trop lentement et environ 18 % régressent. Malgré ces résultats médiocres, les ODD sont toujours considérés comme utiles par de nombreux pays et acteurs (du Sud) et ont connu un certain succès en tant que cadre de référence2, influençant les discours et le langage politique à l’échelle mondiale.
Mais avant tout, l'Agenda 2030 est un « programme de transformation profonde »3. Cependant, cette transformation est à la fois un processus national complexe et hautement politique, qui implique des compromis difficiles4 — développer certains secteurs économiques, ne pas en développer d'autres — créant des frictions inévitables, et une négociation politique fondamentalement internationale5, le rééquilibrage du développement reconfigurant inévitablement les relations de pouvoir économiques mondiales. En outre, les ODD reposent sur un principe crucial, celui de « ne pas nuire », soit l’engagement d’éviter les conséquences imprévues à travers l’ensemble des objectifs ; il ne peut donc être question de choisir, puisqu’un objectif de développement ne peut être poursuivi dans un domaine s’il en compromet un autre. C'est pourquoi les objectifs ne consistent pas seulement à ajouter de nouveaux efforts, mais à transformer les systèmes existants. Cette ambition transformatrice signifie également que les ODD doivent servir de cadre central pour d'autres accords mondiaux essentiels. L'Accord de Paris sur le climat et le cadre mondial de Kunming-Montréal pour la biodiversité ne sont par exemple pas des projets distincts : leur succès est directement lié et dépendant de la mise en œuvre des ODD. Ceux-ci fournissent une feuille de route globale sur la manière dont ces objectifs spécifiques s'inscrivent dans une vision plus large et interdépendante du développement durable et équitable.
Bien qu'ils puissent paraître et soient parfois considérés comme « inoffensifs », les ODD font l'objet d'attaques. Comme le souligne l'économiste Adam Tooze6, cette opposition, qui émane notamment de l'administration Trump, découle d'une crainte fondamentale : l'Agenda 2030 soutiendrait tacitement un rééquilibrage économique mondial qui se ferait inévitablement au détriment de la puissance américaine. Partout dans le monde, les partis d'extrême droite et les personnalités politiques comme Milei en Argentine instrumentalisent le concept même de « développement durable ». Autrefois considérés par certains comme un accord international idéaliste et inefficace, par d'autres comme l’étoile polaire du multilatéralisme, les ODD sont désormais présentés par l'extrême droite mondiale comme des outils au service d'une mondialisation excessive.
Initiatives alignées sur les ODD
Certaines dynamiques positives pourraient être le point de départ d'un mouvement plus axé sur la mise en œuvre, émanant d'acteurs infranationaux et de la société civile qui font preuve d'un engagement accru, ainsi que d'entreprises privées qui ont adopté un discours sur la durabilité lié aux ODD, comme par exemple lors du Forum mondial des entreprises sur les ODD.
Parmi ces initiatives figure le Global Compact des Nations unies7, dans le cadre duquel des milliers d'entreprises s'engagent à aligner leurs activités sur les ODD et à rendre compte de leurs progrès ; de même, les principaux cadres internationaux de rapportage, tels que la Global Reporting Initiative (GRI)8, fournissent désormais des lignes directrices spécifiques aux entreprises pour mesurer et divulguer leurs contributions aux ODD. Quant aux banques publiques de développement (BPD), elles sont progressivement passées du statut d'acteurs périphériques à celui d'acteurs centraux de la mise en œuvre de l’Agenda 2030 en adoptant des cadres explicites d'alignement sur les ODD et des engagements collectifs qui réorientent leurs portefeuilles et leurs modalités de fonctionnement. Les membres de l'International Development Finance Club (IDFC)9 ont mis en place un groupe de travail sur l'alignement sur les ODD et ont élaboré des orientations pratiques pour aider les banques de développement nationales et régionales à mesurer et à orienter leurs investissements vers des résultats positifs en termes d’ODD10. Le Sommet Finance en commun a renforcé cette évolution par des déclarations communes et des sommets annuels qui encouragent l'apprentissage entre pairs, les normes communes et les approches de financement mixte afin de développer des projets durables. Les PDB peuvent agir comme des investisseurs catalyseurs, en mettant en commun des financements concessionnels, en partageant les risques liés aux projets et en fournissant des capitaux à long terme qui attirent les investisseurs privés pour des transitions justes et transformationnelles. Un autre exemple intéressant est celui de la Colombie, qui a lié son accord de paix de 2016 avec les FARC aux ODD afin de s'attaquer aux causes profondes du conflit et a aligné ses plans nationaux de développement et d'investissement sur ces objectifs.
Une boussole pour de nouvelles alliances stratégiques
Les économies émergentes du Sud ont de plus en plus « inscrit leurs efforts d'aide et d'investissement dans le cadre des ODD »11. Les pays européens, pour leur part, qui ont toujours occupé les premières places du classement annuel des ODD, ont intérêt à défendre ce programme multilatéral comme base d'intérêts et de valeurs communs avec des puissances moyennes importantes telles que le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Indonésie et l'Inde. Et le G20 s'est de plus en plus concentré sur l'Agenda 2030, les quatre dernières présidences (Indonésie, Inde, Brésil et Afrique du Sud) l'ayant placé au cœur de leurs programmes, et les déclarations finales soulignant l'importance de la coopération internationale pour relever des défis tels que le changement climatique, la pauvreté et les inégalités.
Les ODD peuvent sembler dépassés et trop idéalistes dans une période où la coopération internationale semble en déclin. Mais ils peuvent aussi être considérés comme une boussole pertinente pour discuter des valeurs et des intérêts communs avec des partenaires et alliés stratégiques. Officiellement, ils sont toujours en vigueur et soutenus par une grande majorité de pays à travers le monde. Les États-Unis se sont donc isolés lors de la Quatrième Conférence internationale sur le financement du développement (FfD4) en s'opposant à l'inclusion de références explicites à l'Agenda 2030 dans le document final12. Cette initiative a finalement échoué, et le Compromiso de Sevilla13, adopté par consensus, contient de nombreuses références à l'Agenda 2030 et aux ODD, démontrant ainsi que la communauté internationale maintient son ambition et son engagement envers ce cadre de développement commun.
Dans un monde de plus en plus marqué par les luttes de pouvoir géopolitiques, les ODD offrent une alternative, soit une base pour des partenariats partagés et mutuellement bénéfiques. En s'attaquant à des vulnérabilités clés telles que la dépendance énergétique, la rareté des ressources et la fragilité des chaînes d'approvisionnement, l'Agenda 2030 va au-delà de l'altruisme. Il fournit un langage commun aux nations pour aligner leurs intérêts stratégiques sur les objectifs mondiaux de développement. Cette approche redéfinit la durabilité non seulement comme un impératif moral, mais aussi comme un moyen d'améliorer la sécurité nationale et la résilience collective. Loin d'être un projet naïf et idéaliste, les ODD pourraient encore devenir un outil puissant pour forger de nouvelles alliances14 et construire une solidarité durable dans un monde interconnecté mais instable.
Au-delà de l'échéance de 2030, une nouvelle théorie du changement ?
L'échéance de 2030 pour les ODD approche à grands pas, mais avec de nombreux objectifs en retard, le monde est confronté à une question importante : que va-t-il se passer ensuite ? La communauté internationale va-t-elle simplement prolonger les objectifs jusqu'en 2040, ou sera-t-il temps de renégocier le cadre ? Dans le contexte géopolitique actuel, un recul des engagements et des ambitions serait probable.
Le succès de l'Agenda 2030 dépend en fin de compte d'une théorie du changement révisée et plus efficace. Le projet initial d'un agenda universel et transformateur s'est avéré complexe dans la pratique, entravé par des priorités économiques et des réalités politiques contradictoires. Une approche plus stratégique pourrait être nécessaire pour redéfinir la manière dont les ODD sont mis en œuvre. Cela signifie qu'il faut aller au-delà d'un modèle unique et accepter que différentes puissances mondiales développent déjà leurs propres approches. Par exemple, la Chine adapte sa propre « théorie du changement » au développement durable15. Dans ce contexte, l'Union européenne, qui a toujours défendu avec ferveur l'agenda multilatéral, devrait envisager de proposer son propre cadre stratégique. Cela impliquerait un lien plus explicite entre ses intérêts stratégiques internes et ses partenariats externes16, redéfinissant les ODD comme un moyen de renforcer la résilience collective et la sécurité partagée, et non comme un simple idéal moral. Ce type d'approche proactive pourrait offrir une nouvelle orientation à la coopération mondiale et contribuer à forger des alliances stratégiques autour d'intérêts communs.