Quelle stratégie d’intervention pour la France ? 

Alors que le monde compte encore plus de 800 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire, principalement dans les pays du Sud, l’aide publique au développement (APD) a un rôle clé à jouer pour combattre la faim. Dans cette perspective, les bailleurs doivent définir un cadre d’intervention permettant d’une part de structurer leurs discussions avec les pays récipiendaires de l’aide et, d’autre part, d’alimenter les débats politiques domestiques afin d’identifier les voies d’expérimentation possibles.


Après une relative « éclipse », les questions de sécurité alimentaire se rappellent à notre souvenir en ce printemps 2016 : l’Afrique de l’Est, et plus particulièrement l’Éthiopie, est une fois de plus touchée de plein fouet par une crise alimentaire importante, due à des conditions météorologiques défavorables. Au-delà de l’aide alimentaire d’urgence, à laquelle la France participe activement via son soutien au Programme alimentaire mondial (PAM), quelle peut et doit être la contribution de l’APD de la France pour accompagner la lutte contre l’insécurité alimentaire, en Afrique de l’Est comme ailleurs ? C’est pour répondre à cette question que la France doit, en 2016, renouveler sa stratégie pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Celle-ci devra ensuite être déclinée en cadre d’intervention sectoriel (CIS) par l’Agence française de développement (AFD), principal opérateur français de l’aide au développement. Il s’agira de renouveler le CIS actuel, adopté en 2013, qui arrive à échéance cette année. Celui-ci avait permis deux avancées. Sur la forme, il clarifiait l’approche défendue par l’agence, favorisant une meilleure redevabilité. Sur le fond, il mettait notamment en avant l’intérêt de l’agriculture familiale, de l’agroécologie et de l’agriculture écologiquement intensive, que d’autres bailleurs n’affichaient pas aussi clairement.


 

Afin de contribuer au débat sur le renouvellement de ce CIS, la commission Agriculture et Alimentation de Coordination Sud a organisé le 11 mai dernier un atelier avec les principales parties prenantes françaises, dont l’Iddri. Si réunir les acteurs français apparaît important pour esquisser une vision politique partagée, encore faut-il se rappeler que l’APD se bâtit aussi avec et pour les pays du Sud. Ce billet propose d’apporter des éclairages sur le rôle que le CIS peut et doit jouer dans les négociations entre ces pays et la France, et sur son processus de formulation. En faisant ce pas de côté, il s’agit notamment de remettre au cœur des discussions sur l’APD les relations entre bailleurs de fonds et pays récipiendaires, dans la droite ligne de la déclaration de Paris sur l’efficacité de l’APD, adoptée il y a onze ans. Celle-ci considère en effet que plus les pays du Sud sont en capacité de solliciter les bailleurs de fonds sur la base de politiques qu’ils ont définies eux mêmes, plus l’aide a de chances d’être efficace.



 

Dans ce contexte, le rôle du CIS n’est pas tant de tenir un bailleur de fond strictement et individuellement comptable du contenu des projets qu’il finance au Sud (au-delà des clauses de sauvegardes environnementale et sociale qui forment le socle normatif fondamental de l’APD). Cela reviendrait en effet à remettre en cause la souveraineté des pays récipiendaires. Pour autant, l’apport d’un CIS est réel, tant pour le processus de formulation des programmes d’aide de l’AFD que pour le contenu de ces derniers en matière de sécurité alimentaire.


Un CIS possède d’une part une dimension structurante importante, notamment des discussions entre l’AFD et ses partenaires, en particulier dans les phases amont des projets, au moment où le caractère légitime, prioritaire, ou au contraire non finançable, d’une diversité de modes d’action est passé en revue. Son efficacité comme son influence dépendent alors de son appropriation par les agents de l’AFD et de leur capacité à en faire usage dans leurs discussions avec leurs homologues. Elles dépendent également des processus d’élaboration et de révision à travers lesquels son contenu est défini. Plus ces processus sont inclusifs en termes de parties prenantes comme au sein de l’AFD, mieux ils organisent la mise en discussion de perspectives et d’approches variées, et plus le CIS qui en sera issu sera robuste et légitime, donc aisément mobilisable.


Le CIS peut d’autre part jouer un rôle de mobilisation, en étant utilisé non plus en interne à l’AFD, mais par les acteurs des pays récipiendaires. Il peut et doit alors servir aux organisations de la société civile de ces pays dans leurs discussions avec leur gouvernement, qui ont pu, par le passé au moins, se « cacher » derrière leurs relations avec leurs bailleurs pour justifier telle ou telle orientation : « cela m’a été imposée par le bailleur », ou « je n’ai pas réussi à obtenir ceci ». En cela, le CIS peut servir à alimenter les débats politiques domestiques des pays récipiendaires de l’aide. Un tel ressort stratégique, que d’aucun pourrait considérer comme illégitime parce qu’assimilable à de l’ingérence, nous semble au contraire constituer un levier important pour faire évoluer les cadres des politiques publiques nationales afin de favoriser l’expérimentation de nouveaux modes d’action. Ce pourrait être, par exemple, en intégrant la nutrition comme un domaine d’action majeur, et pas seulement comme une sous priorité après le développement agricole. De ce point de vue, si on ne peut pas tenir un bailleur totalement comptable du contenu des projets qu’un pays demande de faire financer, on doit exiger de lui qu’il s’assure que la définition de ces projets se fasse via un processus aussi inclusif que possible, donc associant les organisations de la société civile locale.


Ces deux fonctions d’un CIS – cadre structurant et outil de mobilisation –jouent un rôle particulier en matière de sécurité alimentaire, notamment sur deux aspects.

  1. En matière de développement agricole, la France porte des propositions originales, à même de conduire vers un changement de paradigme dont la nécessité est de plus en plus reconnue (Sécurité alimentaire en Afrique subsaharienne : faut-il une rupture dans le modèle agricole ? Policy Briefs N°04/2012, Iddri)[1]. Si ces propositions sont peu mises en avant par la plupart des autres bailleurs, elles se révèlent procheS d’une partie de la société civile et de certaines organisations paysannes, au Nord comme au Sud : agriculture familiale, agroécologie, agriculture écologiquement intensive. Dans un contexte où de nombreux pays du Sud ont fondé leur développement agricole sur l’agriculture de firme et la révolution verte, les convaincre de faire évoluer leurs orientations ou au moins de lancer des expérimentations relève à bien des égards du pari. Pour le réussir, il faut pouvoir disposer d’un cadre de pensée et d’action suffisamment structuré pour argumenter – cf. rôle structurant du CIS –, mais aussi disposer d’un soutien politique – cf. rôle mobilisateur du CIS.
     
  2. De manière symétrique, la question de la nutrition est aujourd’hui principalement traitée dans une perspective « agro-centrée », tant dans la version actuelle du CIS de l’AFD que dans les politiques publiques des pays récipiendaires. Le processus de formulation du prochain CIS pourrait être d’une part l’occasion pour l’AFD de recueillir les propositions des parties prenantes disposant d’une compétence reconnue en la matière. Sa mise à disposition auprès des acteurs des pays récipiendaires serait d’autre part un moyen intéressant de stimuler le débat domestique sur les modalités possibles d’intégration des aspects nutritionnels dans les politiques de sécurité alimentaire.

    [1] lire également « Fin de la faim : comment assurer la transition agricole et alimentaire ? », Working Papers N°04/2014, Iddri, et “Changing agricultural models in the post-2015 development agenda: implications for official development assistance (ODA)”, Policy Briefs N°08/2014. Iddri.