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Objet de débats importants dans le cadre du Pacte vert, la transition vers le véhicule électrique est un pari industriel majeur pour l'Union européenne, avec des conséquences pour tous les constructeurs, malgré des différences entre les États membres. Le billet de blog de Michal Hruby ouvre un débat essentiel sur la définition de la politique industrielle européenne entre Est et Ouest, et permet d'entendre une position très claire depuis la situation des pays dits de Visegrad sur les différenciations, les complémentarités et les convergences entre ces contextes nationaux. Il impose aussi de tenir compte des reconfigurations des chaînes de valeur de l'industrie automobile entre États membres au sein du marché intérieur, mais aussi avec des partenaires extérieurs. À partir de cette prise de position, il sera essentiel de structurer un débat approfondi sur les enjeux clés d'emploi industriel et de compétitivité à court et à long terme.

« Nous avons besoin d’une politique industrielle européenne. Pas d’une fragmentation nationale. »
Enrico Letta (Président de l’Institut Jacques Delors, ancien Président du Conseil des ministres d'Italie) pour Politico au sujet de la préparation d’un rapport officiel sur l’état du marché unique européen pour la Commission européenne.

Vue d’ensemble 

Plus que jamais, les parties prenantes réalisent que les politiques industrielles sont de retour dans l’élaboration des politiques économiques et qu’elles peuvent faire la différence pour obtenir un avantage concurrentiel. On peut observer de nombreuses interventions politiques unilatérales, qu’elles concernent les échanges, les investissements, la recherche, l’innovation ou le marché du travail, s’établissant apparemment en dehors du cadre de la politique industrielle, mais pourtant bien alignées sur celle-ci. Sans surprise, les industries traditionnelles, notamment celle de la production automobile, font partie intégrante du secteur manufacturier ciblé par ces interventions dans le monde entier, principalement en raison du changement de la perception actuelle de ce que sera demain la concurrence avec la Chine.  
Le Plan industriel du Pacte vert de 2023 et sa pierre angulaire telle que proposée, le Règlement pour une industrie « zéro net », ne constituent rien d’autre qu’une réponse de la part de l’UE visant à piloter le développement industriel et la transition verte à l’horizon 2030 et au-delà au sein des frontières de l’UE – cette fois-ci avec une pincée de dirigisme. Ces nouvelles stratégies sont non seulement essentielles pour la réalisation en temps opportuns des objectifs finaux du Pacte vert européen de 2019, mais également pour la préservation et le renforcement de la résilience et de la compétitivité des entreprises de l’UE dans un environnement géopolitique en mutation.

Toutefois, ainsi que je l’affirme dans ce billet de blog, la Tchéquie et ses partenaires occupant une position similaire dans l’industrie automobile de l’UE sont confrontés non seulement au risque de la concurrence extracommunautaire dans la transition vers la mobilité électrique, mais également à un risque intra-européen de désintégration du marché unique en vertu de politiques industrielles nationales protectionnistes. J’en conclus que les décideurs politiques de l’UE devraient limiter les dommages internes causés aux marchés des produits et du travail par l’arme à double tranchant des politiques industrielles et se concentrer sur les dimensions externes de la compétitivité. Néanmoins, la Tchéquie et les pays similaires doivent être dotés d’une stratégie flexible et juste de sorte à pouvoir affronter une réduction possible de la production automobile et une menace d’emplois perdus, soit un plan « d’atterrissage en douceur ».

L’orgueil précède la chute

Les personnes travaillant dans le secteur automobile au sein des pays d’Europe centrale et orientale membres de l’UE (PECO-UE, comprenant la Tchéquie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie) ont connu dans ce domaine une transformation qui a abouti à la mise en place d’une base industrielle solide au cours des dernières décennies. Leurs convergence et intégration économiques au sein du marché unique européen ont été menées principalement par des investissements directs étrangers, qui pour les économistes font figure d’évidence dans la mesure où le processus d’intégration a offert de nouvelles opportunités pour les investisseurs et mouvements de capitaux étrangers. Cela a stimulé la croissance locale à court terme, avec toutefois des difficultés à moyen et long terme, pointées dès le début du processus compte tenu de la forte dépendance à des exportations des entreprises étrangères et une croissance de la productivité du travail probablement moins élevée en comparaison des économies avancées de l’UE.

La complexité économique alors croissante et l’industrie automobile en plein essor au sein de la « périphérie intégrée » ont montré des signes de ralentissement après la crise financière mondiale et avant le déclenchement de la pandémie de Covid-19. Les pays ont longtemps profité (et profitent encore) de divers outils de financement européens, des politiques communes de l’UE en matière d’industrie et de cohésion, des contributions nationales et des aides d’État. Bien que cela ait constitué un booster fort nécessaire pour de grands projets d’infrastructures dans les domaines de l’énergie et des transports pour la plupart des régions PECO-UE convergentes et grandes consommatrices d’énergie, cela n’a pu modifier les fondamentaux économiques des pays PECO-UE en un si court laps de temps. La région ne fait encore que commencer à se transformer dans de nombreux secteurs de son infrastructure.

La spécialisation fonctionnelle des États membres de l’UE persiste dans le temps et les pays PECO-UE ont principalement établi leur spécialisation dans le domaine de la fabrication et de l’assistance technique. Bien que le ralentissement en matière de convergence dû au modèle « d’économie d’usines » ait représenté un motif d’inquiétude essentiellement pour les économistes, la décennie pré-Covid a été fabuleuse pour nombre d’employés de l’industrie automobile. En Tchéquie, par exemple, le marché du travail a connu une période prolongée de niveau élevé de postes vacants dans le secteur manufacturier, notamment dans celui de l’industrie automobile (taux supérieur à la moyenne de l’UE), associé à un très faible taux de chômage (inférieur à la moyenne de l’UE), facilitant ainsi la concrétisation d’une véritable croissance des salaires sur plusieurs années.

Malgré le besoin permanent d’une nouvelle main-d’œuvre, la productivité du secteur automobile tchèque était encore relativement faible en comparaison de celle de ses voisins d’Europe de l’Ouest. Bien qu’on puisse trouver de très bons exemples dans les pays PECO-UE de constructeurs ou équipementiers de l’industrie automobile opérant à des niveaux technologiques importants, l’ensemble formé par la somme de ces entreprises pouvait encore difficilement être qualifié de pionnier industriel. Pour le dire clairement, les producteurs automobiles et une grande part des équipementiers appartiennent à leurs maisons mères, des entreprises étrangères, sans que cela exclue la possibilité de retombées positives importantes. Toutefois, ils interviennent principalement sur des tâches de fabrication, et les retombées en question ne se matérialisent pas entièrement. À l’inverse, la plupart des sous-traitants sont des PME subissant la pression des producteurs finaux oligopolistiques exerçant une emprise considérable sur le marché. 

En général, main d’œuvre et capital importants sont associés à une industrie manufacturière traditionnelle faisant la fierté de beaucoup. Celle-ci a connu la plus importante des transformations au cours des dernières décennies, avec potentiellement des impacts importants et inégalement distribués sur la prospérité régionale. Bien que les leaders industriels, c’est-à-dire les producteurs finaux, s’accordent sur le besoin d’une transition verte en direction de l’électromobilité (ils ont déjà réalisé de lourds investissements dans cette optique), ceci pourrait ne pas entièrement se traduire en actions quand les pertes à court terme commencent à s’accumuler dans un contexte de vive concurrence exercée par l’Asie dans le secteur de l’électromobilité grand public. Les anecdotes récentes concernant des actions de lobbying en faveur d’un affaiblissement de la proposition EURO 71 et d’un possible report de la mise sur le marché de véhicules électriques abordables font prendre conscience de la puissante emprise exercée sur les États par les constructeurs automobiles probablement menée par les fabricants de voitures allemands et français. 

Amis et ennemis

Faisons un bond dans le temps : nous avons traversé des chocs économiques majeurs au cours des quatre années écoulées, notamment le déclenchement d’une pandémie mondiale, des ruptures de chaines d’approvisionnement et une guerre en Ukraine provoquée par la Russie, et nous nous sommes réveillés avec un nouveau paradigme en matière de politiques étrangères et industrielles, en particulier compte tenu du sentiment de vulnérabilité économique et  de dépendance à l’égard des produits de première nécessité venus de l’étranger. La région PECO-UE se tient aux côtés des autres États membres entre deux géants, les États-Unis et la Chine. Pourtant le bloc des pays de l’Est de l’UE doit également accorder une attention toute particulière aux événements se produisant à l’intérieur de l’UE.

Tout d’abord, le risque le plus évident pour l’industrie automobile dans tous les pays de l’UE est la nouvelle concurrence chinoise (ou, de manière générale, asiatique) dans le secteur de l’électromobilité. Celle-ci repousse les frontières technologiques des véhicules électriques, obtient des résultats plus importants en matière d’économies d’échelle, accumule plus rapidement les connaissances en matière de production en série de batteries, et parvient déjà à répondre aux attentes en matière de design et de qualité ainsi qu’aux gouts des clients européens. Elle dépend cependant également d’importantes subventions financières et non financières accordées par l’administration chinoise (actuellement sous le coup d’une enquête anti-subventions menée par la Commission européenne), fixe des normes et valeurs moins exigeantes en matière environnementale, sociale et de gouvernance en comparaison de celles en vigueur au sein du marché unique européen et s’appuie jusqu’à présent sur des exportations de produits à l’étranger et sur de longues distances.  

On peut toutefois s’attendre à un essor rapide et à une pénétration du marché local, notamment par le biais des nouveaux investissements chinois dans des usines de véhicules électriques et la production de batteries basées au sein de l’UE, qui accroîtront lentement la pression sur les producteurs automobiles historiques de l’UE avant qu’ils ne puissent concrétiser pleinement les innovations et la diffusion de nouveaux produits d’origine nationale. Les changements sont néanmoins possibles, et la restructuration affectant le marché de l’UE pourrait également conduire à des évolutions, expansions comme redimensionnements à la baisse, dans la production régionale et les taux d’emploi des pays PECO-UE, où la part significative occupée par l’industrie automobile dans le produit intérieur brut représente actuellement une menace plus importante que jamais si l’industrie devait lentement commencer à disparaître. 
Ensuite, le risque d’une course au moins disant à l’intérieur de l’EU et de stratégies industrielles fondées sur le chacun pour soi a lentement et discrètement progressé au cours des quatre dernières années, atteignant un point culminant à l’occasion de vifs débats quant à l’avenir du marché unique européen et de ses règles en matière d’aide d’État. Bien qu’un consensus existe quant au fait que nous tous en tant qu’États membres de l’UE devons bénéficier d’un partenariat économique robuste avec l’Allemagne et la France, l’un des piliers de l’économie de l’UE, cela ne doit pas se faire au prix d’un réacheminement des investissements aux dépends de la région PECO-UE, par le biais d’un renforcement artificiel pour les exportateurs des pays PECO-UE des obstacles à l’accès aux marchés occidentaux, ou d’un report général du processus de convergence économique.  

Malheureusement, l’UE a pris des mesures en direction d’un assouplissement des règles en matière d’aide d’État non seulement pour ce qui concerne la période de crise mais également au-delà, en particulier par le biais de l’Encadrement temporaire de crise et de transition. Dans sa « première » période de crise et dans celle qui a lieu actuellement, le cadre a permis d’accorder un soutien disproportionné aux entreprises allemandes et françaises. La « deuxième » période est censée mobiliser la partie « transition » du cadre pour des projets s’inscrivant dans le droit fil des objectifs de production verte du Règlement pour une industrie « zéro net ».  Par conséquent, des voix émergent pour lutter contre la fragmentation du marché unique européen, en particulier quand les chaînes d’approvisionnement des pays PECO-UE pourraient continuer à être confrontées à des risques plus élevés en lien avec les conséquences régionales liées à la guerre, à la faible disponibilité d’une énergie propre et bon marché, et à un sentiment général d’étroitesse de leur marge de manœuvre budgétaire par rapport aux États membres de l’UE disposant de moyens importants.

Adapter les nouvelles stratégies industrielles

En tout premier lieu, ceux qui œuvrent dans le secteur automobile des pays PECO-UE n’ont pas besoin de la fragmentation du marché unique européen par le biais d’aides d’État, susceptibles de faire du tort au marché des produits et du travail. Ils devraient plutôt essayer d’obtenir une politique industrielle s’appliquant véritablement à l’échelle de l’UE qui souscrive à la cohésion politique et la complète. La dimension extérieure de la politique industrielle de l’UE devrait se voir accorder un statut prioritaire, dans l’optique de préserver la compétitivité à l’international. Il existe, toutefois, trois autres domaines que je considère essentiels pour adapter le niveau national des stratégies industrielles, et je les expose au moyen de l’exemple de la Tchéquie :

Tout d’abord, nous devons être prêts à lâcher prise. La Tchéquie et les pays similaires doivent être préparés à une possible réduction de l’envergure de l’industrie automobile qui pourrait affecter les entreprises les moins performantes et avoir des impacts différenciés à l’échelle régionale. Bien que le pays ait tendance à concilier comportement capitaliste dans les périodes fastes et comportement socialiste dans les moments difficiles, il devrait être clairement signalé que les pouvoirs publics ne peuvent continuer à lutter pour des entreprises en difficulté et maintenir artificiellement en vie ces pans de l’économie. Avec des taux de chômage d’une faiblesse record, mais également des taux de productivité relativement bas, la Tchéquie devrait plutôt se concentrer sur la qualité du travail et sur des mesures incitatives pour l’amélioration des compétences et les reconversions professionnelles selon les besoins des futurs développements industriels, poursuivant ainsi l’objectif de devenir une économie fondée sur le savoir et axée sur l’innovation.

Deuxièmement, nulle politique industrielle n’est parfaite. Bien que certaines politiques industrielles verticales pourraient avoir du sens après une observation attentive de l’économie tchèque, nous ne devrions pas donner sans hésiter de l’argent vite gagné à des grandes entreprises dans des industries sélectionnées, y compris celles des producteurs finaux d’automobiles ou de batteries, car nous sommes une économie de trop petite taille pour une telle sorte d’incitations. Les pouvoirs publics pourraient mener des politiques industrielles horizontales et se concentrer sur les réformes structurelles et le cadre institutionnel, action déjà attendue depuis des années, en favorisant notamment une approche ascendante pour améliorer le dialogue social et les conditions du marché du travail, y compris la qualité du travail et une bureaucratie imposant moins de contraintes pour les PME et le secteur de la construction. Un meilleur cadre institutionnel pourrait constituer un facteur positif pour envisager des réinvestissements de la part des entreprises automobiles étrangères. Et intensifier les activités ascendantes telles que l’innovation régionale et les stratégies industrielles axées sur l’encouragement des investissements serait pertinent. 

Troisièmement, il nous faut être prêts à absorber les fonds. Après qu’aient été amendés le cadre financier pluriannuel actuel et la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR) en raison de son nouveau chapitre « REPowerEU », ce qui nous attend d’un point de vue conceptuel est la transition verte post-FRR, notamment un alignement avec le Règlement pour une industrie « zéro net » à l’horizon 2030 et au-delà bientôt mis en œuvre. La Tchéquie a besoin de continuer à bénéficier d’un incroyable montant d’argent, notamment des fonds pour l’industrie et du Fonds de cohésion de l’UE, pourtant subordonnés à ces réformes structurelles clés attendues et ayant déjà dix ans de retard. Le pays devrait être en mesure d’absorber les fonds en les dédiant à des projets à valeur ajoutée. Les capacités institutionnelles et le cadre législatif général devraient être modifiés pour permettre des interventions sur mesure au niveau de l’industrie et au niveau de l’entreprise (si nécessaire), principalement pour soutenir les PME et les nouvelles entreprises émergentes.

Recommandations stratégiques

Si je pouvais formuler des recommandations dans l’espoir d’inspirer le moindre décideur politique en Tchéquie ou les pays semblables au nôtre et axés sur le secteur de l’automobile dans la région PECO-UE – même si, sans nul doute, certains de ces conseils sont déjà étudiés au niveau national – j’esquisserais ces trois recommandations essentielles de la manière suivante :

Un. À Bruxelles, la Tchéquie devrait clairement faire état de son besoin d’une politique industrielle de l’UE qui souscrive à la politique de cohésion, notamment la transition juste, et encourage les dépenses privées plutôt que publiques, et de l’urgence à surveiller et limiter tout effet secondaire indésirable d’un assouplissement des règles en matière d’aide d’État pour la transition verte.
 

Deux. Le pays devrait prioriser la mise en place de conditions propices aux entreprises et à l’entrepreneuriat et réduire les trop grandes lourdeurs administratives au niveau national qui imposent des limites à de nombreuses industries et altèrent les perspectives de réinvestissement de la part des entreprises étrangères en Tchéquie. En prévenant toutefois la potentielle emprise exercée par les intérêts des grandes entreprises.

Trois. Les pouvoirs publics devraient mettre au point une stratégie industrielle, comprenant un accroissement de ses capacités analytiques et régionales, et établir les bases pour les prochains programmes-cadres financiers pluriannuels de l’UE et la transition verte post-FRR. Un projet social visant un « atterrissage en douceur » en cas de besoin pour l’industrie automobile est nécessaire dans l’éventualité d’une évolution défavorable et pourrait être envisagé aux niveaux national et européen.  

L'auteur tient à remercier pour son soutien le « ReThink.CEE fellowship » du German Marshall Fund of the United States. L’article exprime uniquement les opinions de l’auteur, sans nécessairement illustrer celles d’une quelconque institution.