L’innovation pour la transition énergétique occupe une place prépondérante dans le Plan d’action pour la relance verte en Afrique et dans le Pacte vert de l’Union européenne. Les deux continents cherchent à transformer leurs économies pour lutter à la fois contre le changement climatique et les impacts de la pandémie de COVID-19 tout en améliorant le bien-être de la population. Il existe de nombreux points de chevauchement entre les agendas officiels des deux continents. Mais de nombreuses questions restent également ouvertes et des tensions potentielles existent, notamment en ce qui concerne : l’accès à l’énergie pour un développement industriel durable et inclusif ; le maintien d’une chaîne de valeur concurrentielle ; la réduction des barrières commerciales ; la promotion du transfert de connaissances tout en protégeant les droits de propriété intellectuelle ; l’utilisation du gaz et la promotion de l’hydrogène. Bien gérée, l’innovation pour la transition énergétique peut servir de catalyseur et assurer une prospérité partagée entre les deux continents. Ce billet a été rédigé par les membres du comité de pilotage de la plateforme Ukama coordonnée par l’Iddri en amont du Sommet Union européenne-Union africaine des 17 et 18 février.

La coopération entre les deux continents doit se fonder sur une interprétation commune de ce que pourrait être une juste répartition de la valeur et des emplois. Tandis que les discussions politiques internationales reconnaissent le rôle clé du continent africain en tant que fournisseur d’énergie pour le développement industriel en dehors de l’Afrique, ces discussions devraient plutôt porter sur la manière dont le continent pourrait optimiser les avantages de la transition vers l’énergie propre pour mettre en place des industries durables (en matière de technologies et de production d’énergie, mais aussi plus généralement) dans les pays africains. Cela modifie profondément la perspective sur les conditions et les systèmes de production qui sont nécessaires, dans les contextes africains, pour que la production locale d’énergie déclenche le développement industriel qui s’impose. 

La transition nécessaire des systèmes énergétiques des pays africains consiste donc moins à importer de nouvelles technologies qu’à garantir le caractère innovant des systèmes de production locaux permettant de relier les nouvelles sources d’énergie sobres en carbone aux industries. Le processus d’innovation doit porter sur : les modèles commerciaux, les modèles de financement, le lien entre la production d’énergie et la production industrielle, le cadre réglementaire, le rôle des services publics et des coopératives, le rôle des autorités locales et les accords de délégation de service public. Il convient de s’intéresser davantage à la distribution et à l’utilisation de l’énergie que de se concentrer uniquement sur le développement de la production. L’industrialisation zéro émission nette se fonde sur de nouvelles formes de production d’énergie, plus décentralisées, de nouvelles formes d’efficacité énergétique, ainsi que de nouveaux types d’utilisation sobre de l’énergie. Il s’agit également de relier des projets à grande échelle et des formes d’innovation sociale dans les secteurs informels. Ainsi, les mécanismes liant production et consommation d’énergie pour les secteurs productifs seront radicalement différents de ceux des combustibles fossiles : c’est d’une innovation de cette nature dont nous avons besoin.

Pourquoi la promotion des innovations en matière d’énergie durable est-elle importante ? Premièrement, en l’absence de systèmes de production locaux innovants, la dépendance aux modèles faisant appel aux combustibles fossiles pour soutenir les secteurs industriels prévaudra et enfermera les pays africains dans une voie de développement industriel non durable. Deuxièmement, l’innovation en matière de systèmes de production locaux pourrait donner la priorité à la réponse aux besoins locaux de développement durable plutôt qu’à l’exportation de l’énergie produite. Troisièmement, l’innovation porte également sur la manière dont les entreprises locales, des startups aux PME en passant par les coopératives, les services publics et les grandes industries, participent aux chaînes de valeur mondiales : cette mise en relation et cette coopération avec les acteurs internationaux sont essentielles pour leur capacité à innover et à capter davantage de valeur. Assurer les conditions pour que cela se produise est essentiel, notamment en ce qui concerne les réglementations potentielles qui pourraient faire office de barrières commerciales non tarifaires empêchant ces innovations. Il est donc important de bien définir la dynamique envisagée pour la mise à niveau (passage des entreprises locales à des activités à plus forte valeur ajoutée) ou le déclassement pour les différents segments de la chaîne d’approvisionnement établis dans les pays africains. Cette clarté est nécessaire afin de maximiser leur utilité pour l’emploi, la création de revenus et l’inclusion sociale, et pour gérer leurs effets d’entraînement dans l’émergence ou le renforcement de l’écosystème industriel local.

Que faut-t-il faire pour que ce changement de perspective devienne réalité ?

Tout d’abord, les États africains doivent adapter leur politique et leurs stratégies d’innovation en fonction de leurs stratégies d’industrialisation. Les conditions essentielles à court terme pour les aménagements locaux nécessaires à la transition énergétique sont notamment : assurer un apport suffisant de ressources publiques aux systèmes nationaux de recherche et d’innovation, ainsi que des conditions favorables aux investissements privés dans l’innovation ; développer une stratégie et une planification de la recherche et de l’innovation adaptées aux spécificités nationales ; développer un cadre d’évaluation critique pour les nouvelles technologies et l’innovation, notamment l’innovation informelle, frugale et sociale ; enfin, s’assurer le soutien des acteurs de l’UE, dont le rôle peut être essentiel pour le déploiement à long terme des systèmes nationaux de recherche et d’innovation.

Deuxièmement, des mesures doivent être prises pour amorcer la bonne transformation à court terme, afin de passer directement aux énergies sobres en carbone et à zéro émission nette et de les utiliser dans les industries, ainsi que pour garantir leur attractivité pour les investisseurs : réglementation du secteur de l’électricité et de l’énergie pour éviter de rester enfermé dans l’approvisionnement en énergie fossile ; veiller à ce que les options alternatives au système de réseau puissent être prises en compte dans les systèmes réglementaires et législatifs nationaux ; veiller à ce que des aménagements et des modèles commerciaux innovants à l’échelle locale puissent être expérimentés et que leurs performances soient évaluées, afin d’alimenter les évolutions possibles du cadre réglementaire ; évaluer la pertinence sociale des technologies ; veiller à ce que les règles de concurrence et les réglementations essentielles telles que les tarifs de rachat soient conçues de manière à éviter les avantages injustes pour les opérateurs historiques ou les effets de domination, même dans l’économie politique des énergies renouvelables elles-mêmes. Cette stratégie d’ouverture à des systèmes alternatifs devrait également être privilégiée par les bailleurs de fonds de l’UE, publics et privés, les entreprises européennes du secteur de l’énergie, mais aussi du secteur technologique ou numérique, et d’autres secteurs industriels pour lesquels l’utilisation de l’énergie sera essentielle (comme l’acier, le ciment ou les industries chimiques), lorsqu’ils interviennent dans les pays africains.

Enfin, il est nécessaire de clarifier la vision et les trajectoires à moyen et long terme des accords sur les chaînes d’approvisionnement impliquant des entreprises africaines et européennes. Les innovations en matière de mécanismes organisationnels et de modèles commerciaux seront essentielles pour identifier des solutions gagnant-gagnant, et pour éviter un jeu à somme nulle dans le partage de la valeur et des emplois le long des chaînes de valeur qui relieront les acteurs européens, africains, mais aussi d’autres acteurs tiers fournissant souvent la technologie elle-même (comme la Chine pour les technologies solaires). Les obstacles à la création d’emplois et d’opportunités d’industrialisation par les pays africains doivent donc être identifiés à l’avance dans le cadre d’un dialogue ouvert et explicite, afin qu’ils puissent être levés suffisamment tôt pour assurer une transition énergétique propre qui favorise la valeur ajoutée et la transformation productive d’une manière socialement responsable.