Le retour en ville du vélo, technologie simple par excellence, suscite aujourd’hui le développement et l’utilisation de nombreux outils numériques. De nombreuses expériences dans des villes aussi différentes que Londres, Lille et San Francisco, reposent sur la contribution des habitants urbains par l’intermédiaire d’outils numériques – processus décrit dans un précédent billet comme du crowdsourcing urbain. Quel peut-être l’apport de ces outils numériques pour le vélo ? Que nous disent-ils sur les enjeux techniques et politiques de ce retour ? Et en quoi cela traduit-il une nouvelle façon de « faire » la ville ?

Commençons par rappeler quelques éléments sur le potentiel de développement du vélo et les gains qu’il représente en termes sociaux et environnementaux. Les apports en termes de mobilité durable du vélo sont nombreux (pas de pollution, activité bénéfique pour la santé, faible bruit, faisabilité économique, etc.) et expliquent les objectifs ambitieux que se sont fixé de nombreux territoires. De grandes villes comme New York, Londres ou Paris, ayant actuellement un très faible niveau de pratique (environ 2 % de part modale), envisagent de le doubler, voire de le tripler à l’horizon 2020 ; des villes plus avancées comme Strasbourg, Berlin, ou Copenhague (respectivement 8, 15 et 35 % de part modale) veulent pour leur part poursuivre leurs efforts. Le potentiel de développement du vélo est important, quelle que soit la ville. Et ce sont les politiques publiques structurant l’ensemble du système de mobilité qui sont ici essentielles, bien plus que les explications habituelles (culture, climat, topographie), insuffisantes pour expliquer l’histoire de la pratique du vélo, comme l’a montré l’ouvrage de F. Héran. Quelques chiffres illustrent ce potentiel (Figure 1) : la portée des déplacements en voiture réalisés à Paris et en Île de France, courts pour l’essentiel, laisse bien deviner le potentiel de cet autre mode individuel et flexible de mobilité qu’est le vélo. Figure 1. Portée des déplacements en voiture (vol d’oiseau) en 2010 (Enquête Globale Transport, 2010) velos-et-numerique_iddri   En quoi consistent ces politiques de développement du vélo et comment les outils numériques de crowdsourcing peuvent-ils contribuer à leur mise en œuvre ? Voici, en trois points non-exhaustifs, quelques éléments clés.  

  1. Pour une ville, développer la pratique du vélo nécessite de disposer d’un minimum de données sur sa pratique actuelle sur le territoire : quels sont les grands axes utilisés ou évités ? Quelles sont les origines et destinations ? Combien y’a-t-il de cyclistes ? Ces données sont nécessaires d’un point de vue technique, pour planifier, mais également politique, pour rendre visible cette pratique et justifier de possibles investissements. Elles sont généralement disponibles pour les autres modes de transport, mais très peu pour le vélo. Plusieurs villes utilisent ou envisagent d’utiliser des applications numériques de calcul d’itinéraires qui permettent de générer ces traces GPS (voir San Francisco ou BikeCitizens). À condition de savoir inciter et mobiliser les cyclistes à utiliser ces applications et générer des traces, la ville pourrait ainsi obtenir à moindre coût un ensemble de données utiles.
     
  2. Développer le vélo nécessite des aménagements correspondant à la pratique des cyclistes et à leurs besoins. Quels types de pistes cyclables sont sécurisants et performants ? Quels points noirs et coupures persistent ? Quels sont les besoins de stationnement public et privé sur le territoire ? La ville ne peut répondre de manière satisfaisante à ces questions sans ses habitants. D’une part, elle ne peut pas recenser en permanence l’ensemble de son territoire ou alors à un coût démesuré. D’autre part, il lui est difficile d’évaluer le ressenti des habitants et leur utilisation des infrastructures. Cette dimension socio-technique du changement, bien analysée par la recherche en sciences sociales, ne peut être instruite que par un retour des utilisateurs de la ville. Ainsi les villes mènent-elles des consultations via le numérique pour leur plan vélo (7 000 participants pour le Plan vélo de Paris) ; les besoins et infrastructures actuelles de stationnement seront crowdsourcées (en projet à Grenoble, exemple à Washington DC) ; des associations développent des outils pour produire collectivement une carte de cyclabilité (ADAV), une carte des problèmes de sécurité (New York Vision Zero) ou pour faire remonter des signalements des problèmes rencontrés sur les voiries (expérience de 2P2R à Toulouse).
     
  3. Enfin, pour mettre en œuvre ces politiques pour le vélo, il s’agit de convaincre les différents acteurs de la ville, mais également de contribuer à transformer les modes de vie. On ne triple pas l’usage du vélo en le décrétant. On ne fait pas évoluer la façon dont on distribue l’espace urbain entre ses différents usages et dont on le régule sans une mobilisation de la société civile permettant de surmonter les obstacles du statu quo. Les outils numériques constituent des leviers utiles. Ils peuvent donner de la visibilité à des communautés et sonder l’intérêt de la population, par exemple via les budgets participatifs où les projets vélo sont généralement nombreux et bien reçus (par exemple à Paris) ou des applications de gamification cherchant à récréer une norme sociale positive autour du vélo. Ils constituent également des leviers et des caisses de résonnances pour les associations, leur permettant de se percevoir comme des intermédiaires entre une communauté de contributeurs, plus large que le cercle des militants, et la ville. Enfin, en mettant le citoyen dans une situation de contributeur et de co-producteur de la ville, ces outils sont potentiellement plus efficaces qu’une sensibilisation traditionnelle. Ils peuvent contribuer à mettre en responsabilité le citoyen face aux défis de sa ville, et notamment les défis environnementaux, et à redonner de la visibilité à l’action publique. En nous donnant la possibilité d’écrire différentes visions de la ville (carte), de faire remonter usages et besoins (carte de cyclabilité, signalement de problèmes), de proposer des projets, la ville peut « embarquer » le citoyen dans son mouvement de transition, en ouvrant un nouvel espace de participation, peut-être plus flexible et attractif que l’espace participatif traditionnel.

Au final, face à une transition vers une mobilité durable aux enjeux politiques (jeux d’acteurs et de pouvoir), sociaux (un individu ne change pas seul) et techniques (ajuster et construire de nouvelles infrastructures), ces outils numériques apportent des réponses intéressantes, et témoignent d’une nouvelle façon de faire la ville. Les expériences décrites dans ce billet sont généralement récentes et leur niveau d’utilisation par les villes pas toujours à la hauteur de leur potentiel : la logique technique prévaut sur la logique participative. Il est donc question ici de promesses, de leviers de changement, qui nécessitent du temps et de la volonté politique pour aboutir, car ces pratiques renvoient à de nouvelles façons de fabriquer collectivement la ville et perturbent donc fortement les pratiques actuelles. Et malgré l’apport en termes de simplicité d’usage du numérique, elles sont également encore loin d’être entrées dans la pratique du plus grand nombre des citoyens, dans leur diversité.

Ces innovations par le numérique ne demandent qu’à être saisies et testées pour enrichir nos politiques publiques de développement durable !