La mondialisation est aujourd’hui un projet politique contesté. Le creusement des inégalités, le sort réservé aux « perdants » et « déclassés », et le manque de transparence dans les négociations jettent un doute sur la capacité du commerce international à servir le progrès. Les gouvernements doivent répondre à une question simple et difficile : à quoi sert la mondialisation ?

Jamais depuis que les sondages existent sur le sujet, les bienfaits de la mondialisation n’ont été aussi contestés. Pour 58 % des Français, elle est une menace[1]. Outre-Atlantique, les démocrates sont très majoritairement favorables au commerce mondial, mais les deux-tiers des sympathisants de Donald Trump jugent que les accords de libre-échange ont été « une mauvaise chose pour les États-Unis »[2].

« Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du libre-échange » : oui mais quoi ? Pour The Economist[3], la réponse est assez simple : les hommes politiques ne savent pas ou ne veulent pas en faire l’article. C’est à la fois vrai et plus compliqué que cela.

Les accords commerciaux de « nouvelle génération » ne traitent pas (seulement) de commerce « Vendre » la mondialisation est d’autant moins simple que votre économie est déjà en grande partie globalisée. Le temps est révolu où libéraliser le commerce consistait à faire baisser les droits de douane. Ce n’est presque plus le sujet. Le premier grand enseignement de la conférence organisée par l’Iddri à Sciences Po est que tous les nouveaux accords commerciaux que la Commission européenne, avec la bénédiction du Conseil, s’apprête à signer ne sont en réalité pas des accords commerciaux. Ils vont au-delà du commerce, touchent aux normes, aux règles et aux droits. Ce qui se négocie, c’est la convergence de préférences collectives – normes sociales et environnementales prises au sens large – protégées par des barrières dites « non-tarifaires ». Dans le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement, ou Accord économique et commercial global) par exemple, l’un des objectifs réside dans la réduction de 36 % à 3 % de la part des exportations européennes vers le Canada soumises à ces « barrières non tarifaires » – toutes ces normes et procédures qui, sous couvert de spécifier des aspects techniques de la production et de la commercialisation, reflètent en réalité des choix de société.

La possibilité, ou non, de commercialiser de la viande de bœufs élevés aux hormones de croissance est illustratif : pour un négociateur, ce sont des parts de marché à troquer ; pour de nombreux consommateurs américains, le bœuf aux hormones, c’est du bœuf ; en Europe, le bœuf aux hormones, c’est tout simplement inacceptable. Autre illustration : accorder la possibilité à un investisseur privé d’attaquer en justice un État qui, par des dispositions fiscales ou réglementaires, aurait réduit les bénéfices futurs anticipés par l’investisseur en question, auprès de tribunaux qui ne sont redevables devant aucun citoyen, est tout aussi inacceptable par les Européens. C’est à nouveau une préférence collective. Elle n’est pas universelle. Est-elle pour autant négociable ?

Gouverner (autrement) la mondialisation Faut-il faire comme Trump avec le partenariat transpacifique et se retirer des accords commerciaux dans les formes actuelles où ils se négocient dans le but de favoriser un retour du protectionnisme ? Les intervenants de la conférence ont tous souligné que l’alternative à la mondialisation n’est pas la dé-mondialisation : commençons plutôt par nous demander – nous, Européens – ce que nous attendons au juste de la mondialisation, au-delà de quelques dixièmes de point de croissance, et décidons ensuite du périmètre et du contenu de la libéralisation des échanges mondiaux. Comme le disait Paul Magnette, Ministre-Président de la Wallonie, « quelle finalité politique voulons-nous ? Et dès lors, comment faire du commerce un instrument en ce sens ? ». Intégrer des dispositions climatiques et fiscales dans les accords commerciaux[4] constitue par exemple une démarche nécessaire (puisqu’il est entendu que ce qui se négocie excède largement le commerce) pour l’Europe, qui se projette comme championne de la lutte contre le réchauffement climatique et les inégalités.

La réussite des négociations climatiques à l’occasion de la COP21, et l’Accord de Paris qui en a découlé, ont reposé pour une large part sur un habile ménagement des souverainetés nationales au profit d’un projet collectif : protéger ce bien commun qu’est l’actuel climat de la Terre. Les Objectifs de développement durable, adoptés quelques mois avant l’Accord de Paris, ont également validé cette approche à la fois souverainiste et universelle, chaque pays ayant toute latitude de choisir les politiques requises à l’échelle nationale pour atteindre des objectifs globaux négociés. L’intrusion dans l’espace des politiques domestiques et le manque de transparence qui caractérisent encore aujourd’hui les négociations commerciales font de celles-ci une sorte d’anomalie dans la coopération internationale. Ne pourraient-elles pas s’inspirer de la manière dont ont été négociés les Accords de Paris et les ODD ?

L’Union européenne a une responsabilité particulière dans la construction d’un nouveau projet – durable – de gouvernement de la mondialisation – la conclusion des intervenants rejoint celle de ce billet de blog. Responsabilité interne à l’égard des perdants et des déclassés en vertu du contrat social passé entre les citoyens européens et l’Union, mais aussi responsabilité externe dans une période où les voix manquent pour faire tenir le monde ensemble autrement que par la brutalité de représailles et du repli sur soi.

[1] Sondage Ipsos-Sopra Steria, avril 2016. [2] Pew Center, 31 mars 2016. [3] Why is world trade growth slowing ? The Economist, Oct 11, 2016. [4] Cf. Morin, J.F. et al. (2016). Les négociations commerciales et la gouvernance climatique : l’UE comme précurseur, mais pas (encore) meneur, Iddri, Issue Brief N°10/16.