Pour la première fois, la France acte qu’elle se donne la neutralité carbone comme objectif climatique, dans l’avant-projet de loi dit « petite loi énergie » que le gouvernement vient de transmettre au Conseil économique social et environnemental (CESE). Il faut l’entendre comme un signal politique fort, qui ne dispensera pas la France de faire des efforts accrus pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre, au contraire. En revanche, la baisse de l’objectif de réduction de la consommation d'énergie finale, prévue dans cette même loi, de -20 % comme initialement prévu à -17 % à l’horizon 2030, pose problème car elle semble indiquer qu’on ne pourrait infléchir les tendances actuelles pour repartir dans la bonne direction dans les 12 prochaines années, alors qu’il manque encore un travail d’évaluation approfondi des leviers qu’on pourrait actionner pour ne pas réduire cette ambition à moyen terme, afin de rester cohérent avec l’affirmation de la neutralité carbone.

La neutralité carbone est un point d’équilibre, à un instant donné, entre les émissions inévitables de gaz à effet de serre provenant principalement de secteurs comme l’agriculture et l’industrie lourde et la quantité de carbone que peuvent capter soit les puits de carbone naturels (forêts, sols, océans), contraints par des limites biophysiques, soit, dans un avenir encore hypothétique, des technologies de capture et stockage de carbone. De nombreuses études1 ont déjà montré que ces technologies, du fait de leur manque de maturité technologique et des risques associés, ne peuvent constituer l’alpha et l’oméga d’une politique climatique, et ne peuvent par conséquent constituer un prétexte à s’abstenir aujourd’hui de lancer une réduction massive des émissions.

La neutralité carbone implique que tout acteur (État ou collectivité, acteur économique) se pose la question de sa place dans un monde tendant vers la neutralité, et à ce titre, comme l’a montré en juillet dernier cette étude de l’Iddri, elle constitue un « attracteur politique » fort. L’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050 est en effet un élément majeur de l’Accord de Paris sur le climat de 2015, et voir la France l’inscrire dans la loi, comme l’avait déjà à plusieurs reprises indiqué le gouvernement, doit permettre de cadrer la lutte contre le réchauffement climatique, en indiquant à chaque secteur et à chaque territoire qu’il doit lui-même viser la neutralité et donc le minimum d’émissions résiduelles, et engager dès maintenant les actions requises. Cela conforte dans un cadre législatif la stratégie bas carbone de la France, présentée à l’automne dernier.

L’objectif de neutralité carbone est beaucoup plus ambitieux que le précédent « facteur 4 » (division par 4 des émissions de gaz à effet de serre ou, dit autrement, réduction des émissions de 75 % entre 1990 et 2050) inclus dans la loi de 2015 sur la transition énergétique. En effet, la stratégie nationale bas-carbone de la France, présentée à l’automne 2018, prévoit que les émissions françaises devront être réduites en 2050 « d’un facteur 8 environ », autrement dit divisées par 8, soit une baisse drastique, indispensable avant même d’envisager la possible couverture de ces émissions par des puits de carbone.

Si l’intention paraît claire, inscrire cet objectif du « facteur 8 » dans la loi permettrait de rassurer sur la volonté et l’ambition gouvernementales, alors que les budgets carbone fixés par la SNBC seront dépassés et qu’un manque de confiance s’exprime dans la société civile. Après avis du CESE et du Conseil d’État, il appartiendra aux parlementaires de se saisir de cette question et de renforcer, lors de l’examen de la loi, la promesse du gouvernement.

Mais cette ambition à long terme est ternie, dans le même avant-projet de loi, par un recul sur un objectif de plus court terme : l’objectif de réduction de la consommation d’énergie finale devrait passer de -20 % entre 2012 et 2030, tel que prévu par la loi de transition énergétique pour la croissance verte de 2015, à seulement -17 %. Alors que les émissions de la France repartent à la hausse, aligner dès aujourd’hui l’objectif sur les tendances actuelles, au lieu de questionner les raisons de ce retard, fragilise la crédibilité d’une loi de programmation et la portée politique de l’inscription de la neutralité dans la loi ! Une telle révision d’un objectif à moyen terme ne devrait pas se faire sans avoir précisément mis en débat une évaluation de ce qui marche et de ce qui ne marche pas, de ce qu’on a déjà essayé et de ce qu’on peut encore faire dans un délai de 12 ans. Le récent projet de décret de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) actait déjà ce recul, sans que la France puisse appuyer cette décision sur un travail d’évaluation sérieux des leviers d’action qui marchent et de ce ceux qu’on n’a pas réussi à actionner ou à faire fonctionner, évaluation seule à même de justifier qu’il n’est plus possible d’atteindre les -20% en 2030, et de construire une compréhension commune des acteurs et du public sur cette question.

Une étude de l’Iddri avait montré, en octobre 2018, que les secteurs des transports et des bâtiments restent à ce jour les plus inquiétants en termes de trajectoires d’émissions. Il serait nécessaire de renforcer les mesures permettant de maitriser la demande de mobilité, de soutenir le report modal pour le transport de marchandises vers le rail et de s’assurer que les nouveaux dispositifs d’aide à l’achat de véhicules sobres atteignent leurs objectifs. Concernant la rénovation des bâtiments, l’Iddri suggère l’élaboration d’une feuille de route pour engager une transformation structurelle sur un horizon de 5 à 10 ans, intégrant les dispositifs incitatifs et réglementaires et la structuration de l’offre.

Face à cet immense défi, la France doit s’appuyer sur les outils qu’elle possède pour piloter son ambition climatique, que sont la PPE et la SNBC. Le Haut Conseil pour le Climat, présenté en novembre dernier et dont la création est actée par cette même loi, devra s’établir à l’avenir comme le garde-fou d’un suivi et d’une évaluation solides.