Alors que de nombreux pays s'orientent vers des politiques industrielles plus actives, qui occupent désormais le devant de la scène dans les négociations multilatérales, notamment sur le climat, l'Union européenne doit définir sa propre stratégie afin d'atteindre ses objectifs définis par le Pacte vert. Deux considérations devraient guider les décideurs : disposant de ressources limitées en énergies fossiles et en matières premières, l'UE doit se décarboner afin de concilier autonomie, compétitivité et objectifs environnementaux ; par ailleurs, la désindustrialisation a jusqu'à présent entravé les transformations structurelles, si bien que le déploiement d'industries propres ne se fait pas aujourd'hui à la vitesse nécessaire. Le Pacte pour une industrie propre peut servir de vecteur à ce changement, mais la question est de savoir comment y parvenir. L'Iddri a récemment publié une Étude sur les nouvelles politiques industrielles à travers le monde (Iddri, 2025a) et apporte aujourd’hui des éclairages supplémentaires grâce à 11 études de cas, sur l'UE, six de ses États membres (Allemagne, Espagne, France, Italie, Pologne, Suède) et quatre pays hors UE (Chine, Corée du Sud, États-Unis, Japon). Quels enseignements l'UE peut-elle tirer de ces analyses ?
Tout d'abord, il convient de souligner l'importance d'une orientation à long terme et d'une définition claire des objectifs. Les politiques industrielles nécessitent des investissements importants et durables, et l'incohérence des décisions politiques constitue un frein majeur. La planification à long terme est au cœur de la politique industrielle chinoise, tandis que les feuilles de route sectorielles sont un élément clé de la politique japonaise et s'étendent désormais à certains États membres de l'UE, comme la France. L'incertitude qui entoure la poursuite de l'Inflation Reduction Act (IRA) à la suite du changement d'administration aux États-Unis illustre ce risque. À l'inverse, l'engagement clair de la Chine a permis de réduire les coûts et de favoriser l'innovation. L'UE doit donc s'appuyer sur son Pacte vert et, en particulier, sur son objectif de neutralité climatique, afin de continuer à fournir des orientations claires à ses acteurs économiques ; l'accord récent sur son objectif climatique pour 20401 est un signal nécessaire pour garantir la continuité et l'engagement.
Ensuite, dans un environnement mondial hyperconcurrentiel, l'UE peut alors différencier sa politique en mettant l'accent sur l'efficacité matérielle et l'économie circulaire. Souvent négligée dans les politiques industrielles, en particulier dans les pays qui ne sont pas confrontés à la même pénurie de ressources sur leur territoire, cette approche peut offrir à l'Europe un avantage concurrentiel unique et un puissant moteur pour développer son marché intérieur. De fait, les entreprises de l'UE sont déjà bien positionnées dans le domaine de l'innovation circulaire, qui est cependant encore souvent considérée comme une politique autonome associée aux déchets et au recyclage. Il est temps de l'intégrer explicitement dans l'agenda stratégique (industriel) de l'UE.
La taille du marché est un facteur clé de succès, qui confère à la Chine par exemple, et dans une moindre mesure aux États-Unis, un avantage concurrentiel évident dans le domaine des technologies vertes. Au contraire, les barrières internes au marché unique constituent une faiblesse majeure pour l'UE. Cette fragmentation, combinée à un secteur financier moins enclin à soutenir les projets industriels risqués, entrave la réalisation de projets à grande échelle. Il est essentiel pour l'UE de surmonter cette fragmentation afin de tirer pleinement parti de la création de « marchés verts pionniers ». En définissant des critères ambitieux en matière de climat et d'économie circulaire, l'UE peut créer une demande pour ses nouveaux produits et services alignés sur ses objectifs sociétaux, accélérant ainsi la transition et favorisant son développement industriel.
Les impacts socio-économiques des transitions industrielles doivent faire l’objet d’analyses plus poussées et être prises en compte dans les politiques industrielles. Les mécanismes actuels, tels que le Fonds pour une transition juste, sont insuffisants pour soutenir la transition au niveau régional, car ses implications vont bien au-delà de la reconversion des régions dépendantes du charbon (Iddri, 2025b). Des approches innovantes telles que l'initiative de transition juste en Espagne, fondée sur des plans d'action et un soutien aux politiques industrielle pour les territoires affectés par la transition verte, pourraient être explorées plus avant au sein de l'UE.
En termes de gouvernance, l'UE se situe entre le modèle américain (planification centrale minimale) et le modèle asiatique (hautement hiérarchisé, de type « descendant », ou top-down). Malgré des progrès en la matière, une coordination accrue au niveau de l'UE est nécessaire. La tendance des États membres à soutenir « un peu de tout » doit céder la place à une spécialisation plus affirmée, tirant parti des avantages concurrentiels nationaux (par exemple, l'hydrogène en Espagne, l'acier vert en Suède). Une vision pour l'avenir de l'industrie européenne est nécessaire pour identifier les arbitrages géographiques, planifier les infrastructures nécessaires (telles que les interconnexions de réseaux) et construire des chaînes de valeur continentales solides. L'UE devrait encourager la planification au niveau des sous-secteurs afin d'organiser sa politique industrielle, en suivant des exemples tels que l'initiative suédoise « sans fossiles ». Cela pourrait entraîner des changements dans l'élaboration des politiques de l'UE, mais les fonctions doivent être clairement identifiées : établir une vision à long terme, sélectionner les secteurs et les territoires stratégiques, développer les infrastructures et garantir la transparence de la conception et du suivi des politiques.
Enfin, la réorganisation des chaînes de valeur mondiales est un élément central de la transformation industrielle et des politiques actuelles et favorise les politiques de relocalisation, au cœur de la politique américaine (cf. IRA) concernant le développement des véhicules électriques. L'impact des choix politiques de l'UE sur le reste du monde devrait ainsi être mieux évalué et éclairer les décisions politiques. Une approche ciblée des préférences de l'UE devrait être définie et adoptée sur la base d'une évaluation des technologies et des activités stratégiques pour son développement. Dans l’objectif d’atténuer les frictions avec le reste du monde, il sera nécessaire de combiner les conditions d'accès au marché et les coopérations industrielles à l'intérieur et à l'extérieur de l'UE.