Les politiques publiques visant à engager la transition écologique invoquent généralement la justice sociale comme une condition nécessaire de réussite. Celle-ci ne doit cependant pas être appréhendée seulement dans un sens économique et « négatif », comme la protection des perdants de la transition. Elle doit aussi proposer un projet politique positif qui permette de restaurer la confiance sociale. Ce billet de blog dessine quelques propositions en ce sens.

Le concept de « transition juste »1 , qui a gagné en popularité ces dernières années, renvoie généralement aux enjeux d’emplois dans la transition écologique et à la volonté de ne pas faire porter le poids de la transition sur les populations les plus vulnérables d’un point de vue économique. Les travaux sur la reconversion des secteurs amenés à disparaître avec la transition écologique (voir par exemple Sartor et al. [2017] sur le secteur du charbon) et les propositions de prime ou chèque énergie visant à redistribuer aux ménages les plus pauvres une partie des revenus tirés de la taxe carbone (Saujot et al., 2019) constituent des exemples de concrétisation de ce concept en recommandation politique.  

Cette acception de la notion de transition juste n’est néanmoins pas suffisante au regard du contexte de défiance auquel font face la plupart des sociétés démocratiques (voir à ce propos la deuxième partie de cette série de billets de blog). Un projet de progrès social et politique, qui suscite de l’engagement et de l’adhésion démocratique, doit également être proposé. Et c’est aussi la manière de faire, les instruments d’action publique mobilisés, qu’il faut revisiter et faire évoluer afin de concrétiser cette ambition et rendre possible l’adhésion à ce projet dans ce contexte politique.

Réaffirmer la transition comme un projet collectif et non une responsabilité individuelle       

L’action publique qui vise à agir sur les modes de vie se caractérise aujourd’hui par une (sur)responsabilisation des individus face aux effets collectifs de leurs conduites, comme le montre par exemple Dubuisson Quellier (2016) au sujet de la consommation durable, analysée comme un problème de comportement du consommateur. Ce cadrage de l’action publique se matérialise dans le choix d’instruments de politique publique visant à faire changer les comportements individuels, supposés « rationnels » : ainsi, dans le domaine de l’alimentation, les principaux instruments utilisés sont des campagnes d’information ou de sensibilisation, ou des initiatives d’étiquetage des produits ou de labellisation. Cette approche a tendance à minorer les déterminants systémiques qui conditionnent pourtant de manière très forte nos comportements alimentaires : influence de la publicité2 , incitation économique à consommer des produits peu chers et de faible qualité nutritionnelle, habitudes alimentaires acquises dès l’enfance, accessibilité des produits de meilleure qualité, diminution du temps consacré à la cuisine, etc. Si cette approche basée sur la responsabilité individuelle semble avoir un résultat particulièrement mitigé, notamment vis-à-vis des populations les plus vulnérables (voir Hercberg [2017] pour le domaine de l’alimentation en France), elle est peut être aussi contreproductive : dans une enquête réalisée par Destin Commun, 39 % des Français estiment éprouver un sentiment d’impuissance face à l’état de l’environnement. Or la recherche a montré que si la colère ou l’espoir peuvent être des leviers pour susciter l’adhésion des Français, l’impuissance tout comme la tristesse fonctionnent plutôt comme des inhibiteurs (Destin Commun, 2020). Plutôt que d’ajouter de l’individualisation à une société qui semble déjà en souffrir, les outils pour la transition des modes vie devraient avant tout chercher à construire des projets collectifs.

La participation comme vecteur d’engagement et de légitimation

En France, l’initiative de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) a montré qu’il était possible de débattre de modèles de société souhaitables et de se mettre d’accord démocratiquement sur les mesures à mettre en œuvre pour réaliser la transition3 . Si la participation citoyenne à la décision publique sur la transition apparaît comme un gage de justice démocratique, c’est aussi probablement un gage d’efficacité sur le long terme, puisqu’elle pourrait permettre de légitimer4 des décisions aux yeux de la population, notamment dans le contexte de défiance que nous décrivons dans la deuxième partie de cette série de billets. Cette expérience inédite de la CCC est une initiative encourageante sur laquelle il faut s’appuyer et dont il faut s’inspirer pour enrichir la participation pour penser la transition écologique. En effet, la participation des citoyens à la décision publique n’est pas qu’une question de droit, elle permet également d’avancer sur le fond et de proposer des recommandations utiles pour la mise en œuvre de la transition.

Cet effort de participation doit également avoir lieu dans le monde de l’entreprise. Ainsi, Fleurbaey et al. (2019) montrent qu’une meilleure représentation des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises permettrait d’avoir une répartition plus équitable des bénéfices,  et de mieux prendre en compte les intérêts des salariés dans les choix de gouvernance21 .

S’appuyer sur les « tiers de confiance »

Nous avancions dans la deuxième partie de cette série la nécessité de prendre en compte l’enjeu de la défiance dans la mise en œuvre des politiques de transition. Dans cette réflexion stratégique, la question des « tiers de confiance » sur lequels s’appuyer pour mener la transition est essentielle.  Ainsi, il semble indispensable de s’appuyer sur les acteurs locaux, et en premier lieu les maires5 , mais aussi l’ensemble des acteurs de proximité, que ce soit les acteurs associatifs ou les services publics, mais aussi les professions en contact direct avec la population. L’étude de Rac-Solagro (2019) décrit l’ensemble des acteurs devant être formés à l’alimentation durable (médecins généralistes, pédiatres, infirmiers, aides-soignants, assistants sociaux, etc.) et les institutions à mobiliser (Caisses primaires d’assurance maladie, Centres communaux d’action sociale). Une stratégie d’intervention aussi « diffuse » soulève néanmoins des enjeux considérables de mise en œuvre, en termes d’identification et d’engagement des acteurs pertinents sur chaque territoire, mais également de coordination6 .  

Enfin, on assiste depuis quelques années à l’émergence d’acteurs qui utilisent les potentialités offertes par le numérique pour créer de nouveaux services dans des secteurs où la demande de transparence est forte. Par exemple, l’association Open Food Facts a créé une base de données en open data recensant la composition de centaines de milliers de produits alimentaires à partir de données fournies par des personnes volontaires (crowdsourcing) et l’application nutritionnelle Yuka utilise cette base pour fournir un service de notation des produits alimentaires et cosmétiques, à partir d’une photographie des codes barre des produits alimentaires. Cette application, qui connaît un grand succès7 , se veut être un outil « d’action collective individualisée » (Soutjis, 2020), où l'agrégation de choix individuels des consommateurs poussent les industriels à changer leur produit. S’il est encore trop tôt pour évaluer l’impact sur les pratiques des industriels, il est certain que ces nouveaux acteurs bousculent8 les règles du jeu établies jusqu’à présent, entre les industriels qui avaient le (quasi) monopole de l’information sur les produits et la puissance publique parfois à la peine pour imposer une réglementation satisfaisante aux yeux des consommateurs.


Que retenir de cette exploration en trois billets ? Pour aller plus loin dans la mise en œuvre de la transition, il semble crucial de mieux prendre en compte les conditions « réelles » au sein de la société. Si traditionnellement les actions mises en œuvre pour mener la transition climatique sont passées par un filtre technique et économique afin de juger de leur pertinence et de leur faisabilité – quelles réductions des émissions pour quel coût ? –, plus que jamais, de nouveaux filtres doivent être ajoutés, et avec eux de nouveaux acteurs. Comment les mesures prévues interagissent-elles avec le contexte d’inégalités et de défiance? La capacité à les mettre en œuvre s’en trouve-t-elle réduite ? Comment peuvent-elles contribuer à améliorer la situation ? À cette condition seulement, la transition écologique pourra passer du stade de l'ambition politique à celui de la mise en œuvre sociale.