Le 14 septembre 2009, la Sorbonne accueillait la remise du rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, créée en 2008 sur l'initiative du gouvernement français et présidée par Joseph Stiglitz.

Nous publions ci-dessous l'intervention de Claude Henry (Sciences Po/Columbia University), membre de la Commission.

Pour une synthèse claire et informée du rapport Stiglitz, nous vous conseillons la lecture d'un article paru dans The Economist, « Measuring what matters » (17 septembre 2009), et disponible en ligne.


Intervention de Claude Henry


   Peut-être pouvons-nous changer un moment de registre – tout en restant dans le champ du rapport – avec quelques lignes d’Émile Zola dans la Bête humaine. « Il », c'est Jacques, le principal héros du livre, le mécanicien qui conduit sa locomotive à vapeur sur la ligne Paris-Rouen :
« Il ne quittait plus la voie des yeux. Un signal rouge s’étant montré au loin, dans le jour tombant, il demanda la voie. De temps en temps, il jetait un coup d’œil sur le manomètre, tournant le petit volant de l’injecteur dès que la pression atteignait dix kilogrammes. »

   Dans le film tiré du roman par Jean Renoir, le mécanicien, c’est Jean Gabin. Ceux qui l’ont vu auront remarqué l’intensité de l’attention qu’il prête aux cadrans de la machine et aux signaux venus de la voie – pluralité d’indicateurs comme la pluralité de ceux proposés dans le rapport – et la précision avec laquelle il ajuste sa conduite à ses observations. On comprend combien les progrès en matière d’instrumentation et de signalisation ont soutenu les progrès du chemin de fer lui-même. En est-il de même dans les domaines économiques, politiques et sociaux ?

   Dans les sciences et techniques, les progrès de la métrologie ont été intégrés, plus ou moins vite de façon systématique, dans la conception et la conduite des machines. C’est certainement moins systématiquement le cas dans les domaines économiques, politiques et sociaux. L’impact futur du rapport paraît plus incertain que s’il traitait, par exemple, de la mesure des performances de matériaux nouveaux, ou de catalyseurs chimiques. Il est relativement rare que des résultats de mesures, lorsqu’ils sont significatifs, ne soient pas pris en compte dans les sciences et techniques. Pour ce qui nous occupe ici, en revanche, ce n’est pas rare, comme l’illustrent les exemples suivants.

   - Nous sommes capables de mesurer des attributs essentiels de la pauvreté. Cependant nous préférons fixer notre regard sur des indicateurs de croissance – certes impressionnants – des classes moyennes chinoise et indienne, pour nous persuader que la pauvreté globale régresse.

   - Vous savez, deuxième exemple, que Wen Jiabao, Premier ministre de Chine, a exercé le métier d’ingénieur. Il sait l’importance de ne pas négliger les indications qu’affichent les cadrans. Aujourd’hui cependant, en tant que responsable politique, il a une lecture sélective des cadrans : attentive à la croissance du PNB, mais beaucoup moins aux signaux qui mesurent la dégradation des services sociaux ou l’effondrement du capital naturel de la Chine.

   - Quant aux membres du Congrès des États-Unis, qui prétendent que stabiliser en 2020 les émissions américaines de CO2 au niveau de 1990, est une contribution majeure à la sauvegarde du climat, on peut se demander s’ils savent seulement ce que sont une mesure et un indicateur. Quelle régression par rapport aux conseils formulés en son temps par Thomas Jefferson.

   Pourquoi sommes-nous souvent incapables de transformer en actions appropriées des connaissances, certes en partie incertaines, mais néanmoins pertinentes ? À cela il y a assurément plusieurs raisons, par exemple l’influence de puissants intérêts particuliers. Ainsi ceux des barons provinciaux ou municipaux du Parti communiste chinois ; ou ceux défendus par les lobbyistes qui assiégeaient le Congrès des États-Unis.

   Une raison, moins évidente mais profonde, est mise en lumière par Henri Bergson réagissant à la déclaration de guerre le 4 août 1914 ; jusque-là la guerre était apparue à Bergson « tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et contradictoire qui persiste jusqu’à la date fatale » (1). Jean-Pierre Dupuis, philosophe et économiste, transporte l’intuition de Bergson dans l’univers du rapport : « Remettre en cause ce que nous avons appris à assimiler au progrès aurait des répercussions si phénoménales que nous ne croyons pas ce que nous savons. » (2)

   Formons cependant le vœu que le rapport déclenche des remises en cause à la mesure des défis auxquels nous sommes confrontés.

   - Peut-on par exemple imaginer qu’on développera, comme le recommande le rapport, des mesures fiables des interactions sociales et de l’engagement dans les affaires publiques, éléments importants de la réalisation de la personne ? Et qu’on en tirera les conséquences pratiques ?

   - Peut-on ainsi imaginer que des indicateurs d’alerte au changement climatique, ou à la dégradation des ressources naturelles comme l’eau douce ou la vie marine – indicateurs dont le rapport recommande la publicité – attirent réellement l’attention et déclencheront l’action ?

   Que conclure ?

   Acculé par les armées du Roi d’Espagne commandées par le terrible Duc d’Albe, le Prince d’Orange, chef d’Etat de Hollande, a dans cette situation désespérée fait pratiquer de larges brèches dans les digues à la mer, noyant les envahisseurs et une bonne partie de son propre pays. C’est précisément pour ne pas être pareillement acculés à des solutions désespérées, et aujourd’hui c’est toute la planète qui est concernée, qu’il nous faut enfin faire réellement usage pour l’action, d’instruments de connaissance tels que ceux proposés dans le rapport. Car notre Commission ne peut mériter le nom que lui a donné Madame Lagarde que si elle est aussi la Commission du Bonheur de nos petits-enfants, bonheur sérieusement menacé.


1. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932
2. Jean-Pierre Dupuis, Pour un catastrophisme éclairé : Quand l’impossible est certain, 2002