Les discussions sur l’ambition climatique se trouvent à la croisée des chemins en 2021. Le moment est venu d’évaluer les avancées rendues possibles par l’Accord de Paris et d’utiliser cette dynamique pour informer les futures phases du processus de renforcement, avec en ligne de mire le Bilan mondial de 2023. L’analyse des objectifs d’émissions, notamment les contributions déterminées au niveau national (NDCs) renforcées qui seront soumises d’ici à la COP 26 en novembre, permettra de comprendre dans quelle mesure les engagements et actions futurs doivent être renforcés par rapport aux tendances actuelles. Mais pour répondre à la question du « comment » – comment ce renforcement peut-il être concrètement mis en œuvre ? –, il est nécessaire de procéder à une analyse plus granulaire et spécifique au contexte des tendances et des progrès des transformations nationales et sectorielles. Dans un rapport collectif coordonné par l’Iddri, un groupe de 40 experts du monde entier a choisi cette approche pour évaluer l’évolution de l’ambition climatique dans 26 pays et 3 secteurs difficiles à décarboner (usage des sols, transport et industrie lourde). Cette analyse met en évidence les domaines où les développements vont dans la bonne direction, ceux où ils devraient être accélérés et ceux où des tensions majeures subsistent. Elle contribue au processus d’apprentissage collectif permettant de soutenir l’augmentation progressive de l’ambition, en identifiant les questions clés pour les futures discussions qui émergent des perspectives nationales et sectorielles. 

Le diagnostic sur l’état de l’action climatique est univoque  : nous sommes collectivement en retard en termes d’ambition et de mise en œuvre si nous voulons atteindre l’objectif de l’Accord de Paris sur le climat de contenir « l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et [de poursuivre] l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels ». Les engagements, notamment ceux des pays tels qu’ils apparaissent dans les NDCs renforcées soumises à la CCNUCC d’ici novembre 2021, risquent d’être insuffisamment ambitieux. Et les stratégies et actions concrètes adoptées par les pays et autres acteurs sur le terrain ne sont souvent pas suffisantes pour atteindre ces objectifs des NDCs. 

Il ne fait aucun doute que ce diagnostic donnera le ton des discussions qui auront lieu avant et pendant la COP 26. Il permettra de souligner le besoin d’accroître l’ambition à long terme et de fournir des preuves tangibles des engagements pris pour accélérer les actions dans l’immédiat et à court terme afin de concrétiser cette ambition.

Mais, aussi important soit-il, ce diagnostic alarmant n’est qu’une étape du mécanisme d’ambition créé par l’Accord de Paris. L’autre étape consiste à mettre à profit les leçons pouvant être tirées des tendances passées et actuelles pour imaginer les solutions permettant de relever l’ambition et d’accélérer l’action sur le terrain. Ce processus d’apprentissage est au cœur du renforcement progressif de l’Accord de Paris. 

L’examen détaillé de l’évolution récente des discours, de la gouvernance et des actions concrètes dans différents pays et l’analyse du contenu des transformations sectorielles mettent en évidence un certain nombre de bonnes pratiques à partager et d’obstacles à surmonter, définissant les priorités des discussions sur le climat dans les années à venir, tant au niveau national qu’international.

Renforcement des processus nationaux et sectoriels pour élaborer des stratégies actionnables

L’Accord de Paris a amorcé un vaste mouvement dans de nombreux pays et secteurs. La neutralité carbone, qui était à peine discutée au-delà des experts avant son introduction dans l’Accord de Paris, est devenue un cadre de référence établi pour guider l’action d’un nombre croissant d’acteurs. Pour concrétiser ce nouveau cadre de référence, des cadres d’évaluation et processus de gouvernance innovants doivent être mis en place. En effet, la neutralité carbone oblige à revoir la manière dont les actions sont évaluées, en allant au-delà de l’évaluation de leur effet sur les réductions d’émissions à court terme pour considérer leur rôle dynamique dans la transformation vers une société zéro émission nette. Et comme elle oblige à envisager des transformations rapides et profondes aux conséquences socio-économiques majeures et pouvant nécessiter des bifurcations de la société tout entière, la neutralité carbone appelle des débats de société approfondis et ouverts. Certains pays ont entamé ce processus d’opérationnalisation, mais il reste largement insuffisant dans de nombreux autres. Il est important que l’accélération de ce mouvement devienne une priorité absolue dans les années à venir, en s’appuyant notamment sur les enseignements tirés par les pionniers. Il s’agit là d’une condition essentielle pour permettre aux pays et aux entreprises de concevoir des stratégies adaptées susceptibles de guider concrètement la prise de décision à court terme. L’absence de stratégies suffisamment détaillées, ambitieuses et réalisables, tenant compte de l’ensemble des opportunités et contraintes liées à la neutralité carbone pour les différents acteurs, est en effet une lacune importante dans la boîte à outils internationale actuelle en matière d’ambition climatique.  

Repenser la coopération internationale pour soutenir les transformations nationales et sectorielles

L’Accord de Paris a marqué un tournant dans l’approche du problème climatique collectif, en privilégiant les approches coopératives plutôt que le partage des charges. Pourtant, la concrétisation de ce changement de paradigme en coopération internationale renforcée reste limitée en termes d’échelle et de portée, malgré son potentiel pour relever les ambitions des objectifs et des actions climatiques. Ce décalage peut être mieux compris si l’on reconnaît que, dans le paradigme ascendant (bottom-up) de l’Accord de Paris, il convient de privilégier les besoins des pays et des secteurs pour mettre en œuvre leur transition, en contraste avec l’approche plus descendante (top-down) de ces discussions mondiales. Cela suppose de réexaminer en profondeur l’approche de la coopération internationale, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Convention Climat des Nations unies (CCNUCC), ce qui devrait être un objectif central de la communauté internationale dans les années à venir.

Une attention particulière doit être accordée à trois rôles de la coopération internationale  : le partage, la mise en commun et l’alignement.

Le partage des expériences et des meilleures pratiques entre les pays et les acteurs pourrait renforcer la confiance dans la possibilité d’atteindre des objectifs plus ambitieux et permettre de mieux comprendre les actions politiques nécessaires pour y parvenir. L’évaluation des progrès récents dans les pays et les secteurs met en évidence l’existence de tout un éventail d’actions et de politiques réalisables, en discussion ou déjà en place. Toutefois, il est difficile de tirer des enseignements utiles de ces exemples spécifiques pour promouvoir le changement à grande échelle, en raison de l’extraordinaire diversité des conditions économiques et de gouvernance, des lacunes et des obstacles dans les pays et les secteurs. 

La mise en commun des ressources est fondamentale pour favoriser et accélérer l’émergence de solutions innovantes. Une coopération renforcée en matière de technologies, par exemple, permettrait à un pays donné de se spécialiser dans des technologies spécifiques pour lesquelles il dispose d’un avantage comparatif, au lieu d’essayer de prendre en charge le développement de toutes les technologies nécessaires à la décarbonation. Des mécanismes de transfert adéquats peuvent également permettre aux pays en développement disposant de ressources limitées de bénéficier des meilleures innovations, ce qui serait essentiel pour leur permettre de faire un bond en avant dans la transition. Mais le processus d’innovation international manque encore de clarté et de structure pour répondre aux besoins de l’objectif de neutralité carbone.

Enfin, l’alignement du commerce et de la finance internationale sur les exigences de la transition aux niveaux national et sectoriel est un levier essentiel de la transition mondiale. Les accords commerciaux révisés pourraient favoriser la coopération tout au long de la chaîne de valeur plutôt que la concurrence sur les biens finaux, en maintenant l’activité économique là où elle est la plus efficace. Par ailleurs, la mobilisation des milliers de milliards indispensables aux transitions nationales et sectorielles vers la neutralité carbone nécessite aussi une évolution radicale du secteur financier, à travers des mécanismes de financement innovants, des plans d’investissement plus explicites et plus transparents et une meilleure préparation des projets.  

Organiser des discussions sectorielles pour accélérer la transition aux niveaux national et mondial

Dans tous les secteurs, des avancées significatives en matière de technologies et d’options techniques ont pu être constatées au cours des dernières années. Des solutions nouvelles et innovantes voient le jour, qui, si elles sont déployées à grande échelle, créeront des opportunités de transitions structurelles qui auraient difficilement pu être envisagées il y a quelques années dans tous les secteurs clés. Dans la plupart des cas, le défi réside désormais dans la mise en œuvre de la transition, qui elle-même nécessite une coordination plus structurée des actions entre les différents acteurs et le développement de paquets politiques bien conçus associant les leviers d’action dont disposent ces différents acteurs. L’organisation de discussions sectorielles réunissant un ensemble d’acteurs variés pour réfléchir aux modalités concrètes de mise en œuvre de transitions ambitieuses devrait être une des principales priorités de la communauté internationale dans les années à venir.

Par exemple, la transition vers des transports à émissions de carbone presque nulles ne peut se faire uniquement avec des véhicules plus efficaces ou sobres en carbone. Plus fondamentalement, elle exige des changements majeurs tant au niveau de la demande que de l’offre de mobilité, qui ne peuvent que découler d’une synergie d’incitations économiques, de planification spatiale et urbaine, d’une nouvelle organisation de la production et de la consommation, du déploiement d’infrastructures, de changements de mode de vie, etc. La coordination entre les gouvernements nationaux et locaux, les entreprises, les investisseurs et les citoyens est indispensable pour y parvenir.

L’Accord de Paris a également complètement transformé le débat sur la politique climatique pour l’industrie lourde. Les progrès récents montrent que la décarbonation de plusieurs industries lourdes critiques (acier, produits chimiques, ciment, par exemple) est techniquement possible sans imposer de coûts importants à l’économie au sens large. Mais une mise en œuvre concrète nécessite un changement majeur des politiques industrielles et commerciales au niveau national et mondial, ce qui ne peut se faire sans coopération structurée entre les gouvernements et les entreprises, tant à l’intérieur des pays qu’entre les différents pays, afin d’organiser l’évolution de la chaîne d’approvisionnement si nécessaire.

Enfin, les secteurs de l’agriculture et de l’usage des sols doivent faire face à d’importants obstacles politiques et institutionnels qui affectent la prise de décision et la mise en œuvre, qui appellent à renforcer à la fois les actions nationales et la coopération internationale et à améliorer la coordination entre de nombreux acteurs. En particulier, l’hétérogénéité du potentiel de puits de carbone des forêts et d’autres usages des sols dans les différents pays et la nécessité de conserver et d’étendre les écosystèmes contenant des puits d’importance mondiale pour atteindre les objectifs de Paris exigent à la fois des solutions locales pour travailler avec les systèmes socio-écologiques et une coopération mondiale pour mettre en commun les ressources et traiter les facteurs de changement internationaux.

La balle est dans le camp des processus internationaux : pourquoi avons-nous toujours besoin de négociations politiques de haut niveau

L’examen en détails des situations au sein des pays et des secteurs montre que la sensibilisation du public au changement climatique a augmenté de façon spectaculaire, l’Accord de Paris a déclenché des changements importants dans les processus et les actions, dont beaucoup vont dans la bonne direction pour atteindre l’objectif climatique mondial. De nombreux pays ont élaboré des stratégies de décarbonation à court et à long terme et des feuilles de route pour les mesures à prendre, aux niveaux gouvernemental, régional et local ; l’intégration des acteurs non étatiques dans les processus participatifs s’est améliorée  ; des organes de gouvernance liés au climat ont été créés ; et la responsabilité et la redevabilité des principaux acteurs (gouvernements, entreprises) s’est renforcée.

L’écosystème global de l’action climatique a évolué. Cependant, les progrès sont (encore) largement insuffisants et trop lents et le mouvement doit s’accélérer de manière drastique dans les années à venir. Comme expliqué plus haut, le partage, la mise en commun et l’alignement concernent les efforts de coordination au niveau technique, mais nombre de ces décisions, et en particulier l’alignement du financement et du commerce, nécessitent un engagement politique de très haut niveau. Ainsi, de nombreuses conditions favorables à cette accélération aux niveaux national et sectoriel dépendent de la mobilisation des décideurs de haut niveau pour trouver l’accord politique qui débloquera les processus de transition dans les contextes nationaux ou dans les secteurs. Une attention particulière doit être accordée à la conception et à la mise en œuvre des processus internationaux pour qu’ils soutiennent activement le futur renforcement des ambitions et de l’action des pays et des secteurs  : il s’agit de mettre en place les cadres de responsabilité appropriés et de permettre la coopération technique, mais aussi, et surtout, d’ouvrir l’espace nécessaire aux accords politiques de haut niveau qui doivent être trouvés pour soutenir l’action transformatrice dans les pays et les secteurs.