La colère agricole qui a éclaté en France fin 2023 n’est toujours pas apaisée. Les difficultés sont en effet majeures, et les défis nombreux. Dans ce contexte, l’Iddri et ses partenaires se sont penchés plus spécifiquement sur les filières viandes, particulièrement touchées. Notre projet sur la transition juste de ces filières cherche à articuler l’atteinte des ambitions environnementales, garante de la résilience du système alimentaire à long terme, avec des performances socio-économiques pour les acteurs des filières. Une première publication (Iddri, 2024) montre que si rien n’est fait, la tendance est à un fort décrochage offre-demande aux impacts globalement négatifs. Deuxième volet de ce travail, le scénario TRAMe2035 publié aujourd’hui (Iddri, 2025) se concentre sur l’évolution quantitative et qualitative de la consommation de viande des ménages, dans la perspective du « moins et mieux ». En prélude à la publication du troisième volet de ce projet d’ici fin 2025, ce billet de blog explore les effets possibles du scénario TRAMe2035 sur l’économie des filières françaises de la viande ; il esquisse quelques conditions sous lesquelles ce « moins et mieux » pourrait effectivement se traduire économiquement.
Une demande tendanciellement en faveur d’une viande standardisée
Depuis plus de 30 ans, la commodification a été le moteur principal de la transformation du secteur des viandes : la viande est ainsi devenue un produit de plus en plus standardisé, échangé sur des marchés de plus en plus ouverts, faisant de la compétitivité-prix un déterminant majeur des équilibres offre-demande.
À l’horizon 2035, cette commodification participe premièrement d’un maintien de la demande à un niveau élevé, en favorisant des prix bas ; le scénario tendanciel envisage ainsi une légère hausse de la demande française toutes viandes confondues. Deuxièmement, la commodification se traduit par une poursuite de la substitution entre volaille et autres viandes, au vu de l’avantage compétitif de la première. Alors que les hypothèses retenues dans le scénario tendanciel pour l’évolution de la consommation agrégée sont de -4,5 % pour le bœuf et une stagnation pour le porc, elles font état d’une hausse de 10 % pour la volaille (très largement tirée par le poulet). Troisièmement, la commodification joue en défaveur du positionnement des acteurs français par rapport à la concurrence étrangère, en raison de leur moindre compétitivité sur des segments de marché très standardisés.
Il en résulte dans le scénario tendanciel une amplification du décrochage entre offre et demande sur tous les secteurs, et donc une dégradation du taux de couverture de la consommation intérieure par la production nationale. Ce taux de couverture passe ainsi, en cumulé de 98 % à 88 %, et, plus spécifiquement, de 93 à 84 % pour la volaille, de 103 à 98 % pour le porc, et de 96 à 80 % pour le bœuf. Ces changements d’équilibre offre-demande s’accompagnent d’impacts économiques négatifs en termes d’emploi et de valeur créée dans les territoires par le secteur des viandes. Ils entraînent également des dynamiques environnementales mixtes, du fait de la perte de prairies et de leur biodiversité associée, d’une baisse des émissions domestiques pratiquement compensée par la hausse des émissions importées, et une amélioration très marginale du recyclage des nutriments du fait de la faible déconcentration spatiale des productions animales – donc des niveaux de pressions notamment en azote, et des pollutions associées, qui restent élevés.
Les impacts sur les filières de la viande d’une évolution de la demande telle que prévue par le scénario TRAMe
En contraste avec le tendanciel, le scénario TRAMe2035 aboutit à une diminution de la consommation de tous les types de viande, d’une ampleur variable entre les espèces : -18 % pour la viande bovine, -17 % pour le porc, -8 % pour la volaille, et -28 % pour les autres viandes (mouton, gibier, lapin, etc.). Par rapport au tendanciel, et toutes choses égales par ailleurs, TRAMe pourrait ainsi permettre de réduire le décrochage offre-demande à l’horizon 2035 : le taux de couverture remonterait à 100 % pour l’ensemble des viandes (96 % pour la volaille, 111 % pour le porc et 92 % pour le bœuf). Sur le plan environnemental, si un tel équilibre offre-demande pourrait permettre une réduction des émissions importées, il n’améliorerait pas la prise en charge des autres enjeux environnementaux : les surfaces en prairie continueraient leur diminution, tandis que le recyclage des nutriments ne serait pas mieux assuré.
Cependant, une baisse de la demande intérieure sans mesure d’accompagnements sur l’offre aurait toutes les chances d’avoir un impact démobilisant sur les acteurs des filières françaises, déjà en difficulté : baisse des investissements, baisse des reprises de ferme, etc. Le risque serait que la baisse de consommation envisagée dans TRAMe2025 se fasse prioritairement sur les productions françaises plutôt que sur les importations, compte tenu du différentiel de compétitivité-prix aujourd’hui existant sur les segments « standards » du marché.
Faire de TRAMe un scénario aux impacts positifs sur le double plan économique et environnemental
Trois conditions peuvent être identifiées pour éviter une telle issue. La première concerne le fait d’apporter aux filières françaises le soutien nécessaire à la poursuite des progrès déjà réalisés en matière de durabilité environnementale (caractérisant la transition du secteur vers un « mieux »), autour de la maîtrise du chargement des prairies, de l’amélioration des indices de consommation, de la gestion des déjections, etc. Ce soutien, dont les modalités restent à travailler plus précisément, permettrait d’appuyer le développement du « mieux » tout en maîtrisant les coûts de production, voire de regagner en compétitivité, compte tenu de la forte concurrence.
La deuxième condition renvoie à la nécessité d’accompagner autant que possible une « décommodification » partielle du secteur, en soutenant notamment les filières dans la mise en avant de l’origine France, notamment à travers ses modèles les plus durables. Les acteurs du secteur ont investi de manière importante sur l’enjeu de l’origine France et la montée en gamme depuis plusieurs décennies : ils doivent être soutenus pour continuer à jouer les premiers rôles dans cette perspective.
Une troisième condition réside dans le renforcement de l’action publique pour favoriser un marché juste et loyal, c’est-à-dire posant les mêmes ambitions sociales et environnementales pour l’ensemble des opérateurs en concurrence – tant sur le marché unique que dans les échanges avec les pays tiers. Il s’agit là d’une question de politique extérieure, renvoyant à la position que la France porte vis-à-vis de ses partenaires commerciaux. Elle suppose l’élaboration d’une position française partagée, qui puisse être défendue vis-à-vis de nos partenaires européens et internationaux, non seulement par les pouvoirs publics mais aussi par l’ensemble des acteurs économiques et sociaux.
La contribution de TRAMe2035 à la démarche d’ensemble du projet de l’Iddri sur la transition juste des filières de la viande repose sur la crédibilisation d’une évolution des pratiques alimentaires sous l’effet d’une action concertée sur les environnements alimentaires. Si cette évolution constitue une condition nécessaire, elle n’est pas, loin s’en faut, suffisante. L’Iddri, avec ses partenaires et interlocuteurs de l’ensemble des filières, continuera d’explorer les autres conditions d’une mise en cohérence entre offre et demande et d’une réelle articulation entre le « moins » et le « mieux ». Dans cette perspective, le troisième et dernier volet du projet sera publié au cours du second semestre 2025 pour présenter des scénarios de filière complets.