L’alimentation actuelle génère des problèmes sanitaires, sociaux et environnementaux, rendant indispensable une évolution des pratiques alimentaires. Si les cibles à atteindre sont de plus en plus claires, la faisabilité et les conditions de mise en œuvre de cette transition alimentaire sont moins étudiées et font davantage débat, d’autant plus que ces questions sont sensibles politiquement et socialement. C’est face à ce constat que l’Iddri et I4CE ont élaboré le scénario TRAMe2035 (Transition des Régimes Alimentaires des Ménages à l’horizon 2035) pour la France. Quels en sont les ressorts méthodologiques et les principaux résultats ?

Si TRAMe2035 porte une attention particulière à la consommation de viande, à la fois paramètre clé des enjeux écologiques et sujet controversé, ce scénario constitue l’une des composantes d’un exercice prospectif plus large portant sur la transformation, de l’amont à l’aval, du secteur des viandes françaises, confronté à des perspectives tendancielles difficiles (Iddri, 2024), présentant le risque d'un accroissement du déséquilibre entre offre et demande. Pour réconcilier la consommation française avec sa production domestique, TRAMe2035 (Iddri, 2025) propose un autre futur possible sur le volet consommation. De futurs scénarios d’offre viendront le compléter, apportant des enseignements pour une transition juste des filières, dans une logique de « moins et mieux » de viande.

Pour une exploration des effets possibles du scénario TRAMe2035 sur l’économie des filières françaises de la viande, voir Iddri (2025).

Quel modèle de changement ?

Certains estiment que la consommation alimentaire est une donnée sur laquelle nous n’avons pas de prise, à rebours des connaissances scientifiques qui montrent qu’elle est influencée par de multiples facteurs. TRAMe prend le contre-pied de cette vision, en mobilisant le concept « d’environnement alimentaire ». Celui-ci représente le contexte dans lequel nous nous alimentons, c’est-à-dire l’environnement physique (quels produits sont en rayon, quels menus sont proposés), économique (quels sont les prix des produits et services alimentaires), cognitif (quelles informations sont fournies) et socio-culturel (quels messages et valeurs sont véhiculés).

Cette clé de lecture permet d’expliquer la situation actuelle et de comprendre la façon dont on peut mener la transition. Prenons l’exemple de la viande : statistiquement, la consommation de viande stagne, malgré une volonté déclarée de réduction de la part d’une grande partie de la population. Ce décalage entre intentions et pratiques réelles peut être expliqué simplement par l’approche fondée sur les environnements alimentaires : il est très difficile de changer ses pratiques alimentaires dans des environnements inchangés. Ainsi, plutôt que de se concentrer uniquement ou principalement sur les choix individuels, TRAMe2025 simule des actions sur les environnements alimentaires qui rendent certaines pratiques plus faciles et attractives. Ces actions sont perçues et appropriées différemment selon les groupes sociaux, ce que le scénario permet également de prendre en compte pour penser des chemins de transition variés, adaptés aux différentes contraintes et attentes. 

Quels résultats ? 

La construction de TRAMe2025 a consisté en trois étapes : 1) décrire d’un point de vue quantitatif et qualitatif les pratiques alimentaires de 12 groupes sociaux ; 2) mobiliser une méthodologie innovante pour simuler dans 12 socio-récits la façon dont ces groupes pourraient évoluer sous l’action de changements dans les environnements alimentaires ; 3) évaluer quantitativement les consommations en résultant à l’horizon 2035. Ce travail de prospective conduit à trois résultats principaux.

1) Des déclenchements sont possibles d’ici 2035 en respectant la diversité sociale
Chaque groupe prend une trajectoire de transition selon ses propres termes, c’est-à-dire inscrite dans les contraintes et aspirations qui lui sont propres. Les trajectoires des 12 groupes sont regroupées en 4 grandes trajectoires-types, qui sont autant de configurations permettant de penser la transition. Les changements d’environnements alimentaires jouent des rôles spécifiques pour chacune, comme décrit dans la figure et les textes ci-dessous.

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Ouverture des possibles. Ces groupes ont un niveau de contrainte économique élevé qui les mène parfois à vivre l’alimentation sur le mode de la privation. Peu sensibles aux injonctions environnementales, ils ont toutefois des préoccupations quant à leur alimentation (ex. naturalité, solidarité avec les producteurs). Le relâchement de la contrainte financière, l’évolution de l’offre des lieux qu’ils fréquentent (restauration collective, aide alimentaire, offre sénior), l’exposition aux messages issus des mondes de la santé ou de l’éducation, ainsi qu’aux pratiques des enfants ou petits-enfants vont jouer un rôle clé dans leur trajectoire. 

Affirmation. Ces groupes sont caractérisés par une attitude positive à l’égard de l’alimentation durable et un niveau de contrainte moyen. L’alimentation est pour eux le lieu de la recherche et de l’exercice d’une forme d’autonomie. La santé, le bien-être animal et l’environnement sont des moteurs de poids. La végétalisation de l’offre alimentaire, l’évolution des normes dans les groupes de pairs, et une forme d’imitation du comportement des classes supérieures vont les accompagner dans leur trajectoire.

Mise en route. Ces groupes ont un niveau de contrainte dans la moyenne et une perception plutôt négative des « éco-gestes ». La viande est importante dans leurs habitudes alimentaires pour des raisons de praticité, habitude, tradition et plaisir. Leur trajectoire est marquée par la familiarisation progressive à des pratiques qui se normalisent, en lien avec le rôle des femmes ou des enfants, l’intervention de prescripteurs (médecins, influenceurs sportifs, TV) et la normalisation d’une offre végétale dans les lieux d’achats qu’ils fréquentent. Le local, la proximité, la gastronomie et le bien-être animal sont également des moteurs de changement.

Mise en cohérence. Ces groupes ont à la fois un faible niveau de contrainte et une attitude positive à l’égard de l’alimentation durable. Ils adhèrent à la logique des « petits gestes » par conviction et volonté de distinction sociale. L’évolution de l’offre, l’émergence de formes de consommation et de discours qui lient végétalisation, « bien manger » et gastronomie, et la diffusion de l’information sur les impacts d’un régime carné (labels, campagnes de la société civile) permettent la traduction de ces attitudes en actes.

Cela se traduit quantitativement par une diversité de niveaux de baisse de la consommation de viande entre 2023 et 2035. Des évolutions vers le « mieux » sont également présentes dans plusieurs trajectoires de groupes (ex. viandes issues de systèmes herbagers, viande locale, origine France, labels, etc.).

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2) Un jalon en direction des objectifs environnementaux et sanitaires
Cette trajectoire à 2035 pose les bases de l’atteinte des cibles de réduction de la consommation de viande des scénarios visant l’atteinte d’objectifs environnementaux pour l’agriculture à horizon 2050. Elle est cohérente avec les cibles issues des recommandations nutritionnelles intégrant santé et environnement de plusieurs pays européens.

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Atteindre de tels objectifs en 2050 nécessitera toutefois un prolongement et un approfondissement des changements simulés par TRAMe2035. Une hypothèse cohérente avec le fait que les changements d’environnements alimentaires et de pratiques ont des effets cumulatifs dans le temps qui peuvent se renforcer mutuellement, à la fois du côté des ménages (e.g. dynamique des normes sociales) et des acteurs du système alimentaire (e.g. évolution des stratégies d’entreprise).

3) Une action sur les environnements alimentaires à mettre en débat 
TRAMe2035 décrit également ce que serait une action cohérente, ambitieuse et atteignable sur les environnements alimentaires. Certaines politiques publiques existantes ainsi que de nombreuses initiatives d’entreprises et d’associations forment une base solide pour débattre d’un programme d’actions à mettre en œuvre dès le court terme. TRAMe2035 s’appuie en effet sur des changements qui ont fait leurs preuves dans toutes les dimensions des environnements alimentaires, sans pour autant induire de contraintes pour la liberté des consommateurs.

Citons quelques-unes de ces évolutions mobilisées dans TRAMe2035 et dont il faut débattre :

  • Sur le volet de la disponibilité physique, il s’agit d’évolutions dans le monde de la distribution alimentaire (une réorganisation des rayons, de nouveaux produits et une évolution du marketing des enseignes), dans la restauration collective et commerciale (des menus végétalisés, de nouveaux concepts de restauration, etc.), mais aussi d’une reconfiguration de l’offre alimentaire (ex. nouvelles offres de l’industrie agroalimentaire). 
  • Sur le volet socio-culturel et informationnel, les actions mobilisées dans TRAMe2035 portent sur les labels, la programmation audio et télévisuelle, la communication des marques ou le rôle des leaders d’opinions (personnel médical comme influenceurs), ce qui bénéficie à la fois au végétal et aux viandes de qualité. 
  • Sur la dimension économique, nous mobilisons le développement des offres promotionnelles sur les produits végétaux, une réduction de l’écart de prix entre alternatives végétales et viandes et une hausse (modérée) des minimas sociaux.

Ces différents leviers sont autant de mesures dont la puissance publique pourrait se saisir pour mettre en place une action efficace en faveur d’une alimentation saine et durable pour tous. La Stratégie nationale Alimentation, Nutrition, Climat (SNANC), attendue dans les prochains mois, ainsi que la prochaine version du Plan National Nutrition Santé (PNNS), seront des étapes clés pour noter les progrès dans ce sens.

Parce qu’il tient compte de la diversité des groupes sociaux et des déterminants liés aux environnements alimentaires, TRAMe2035 apparaît comme un scénario crédible. Il n’est cependant pas le seul possible ni idéal, et d’autres combinaisons de changements dans les environnements alimentaires pourraient être imaginées : c’est précisément la vocation de ce rapport que de lancer le débat.