À la suite du billet « Poser les bases d’une sobriété collective » publié le 16 juin 2022, l’Iddri poursuit sa réflexion sur les moyens d’organiser les changements sociaux dans la transition écologique, en invitant le philosophe Fabrice Flipo à partager son analyse à travers l'exemple du numérique qu'il a étudié dans plusieurs ouvrages, dont L’Impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie (Matériologique, 2020), qui constitue la base de ce billet et du billet associé « Changer les modes vie : l’exemple du numérique ».
Les derniers scénarios de l’Ademe évoquent l’enjeu d’un changement des « modes de vie ». Le Pacte vert européen et bien d’autres documents en font également un pivot de l’action vers la soutenabilité. Mais que signifie ce concept ? Quels sont les enjeux d’un changement des modes de vie ? Relèvent-ils de la planification possiblement autoritaire ou du petit geste incapable d’être à la hauteur des défis ?

Commençons par définir quatre concepts à la suite des travaux du sociologue Salvador Juan1 . Le « mode de vie » désigne des pratiques répétitives et largement diffusées, dont il est possible d’établir la structure statistique. Par exemple, les chiffres montrent que le métro parisien est utilisé par les travailleurs manuels entre 6 h et 7 h du matin, puis par les employés et les cadres, majoritaires entre 8 h et 9 h. Le « style de vie » désigne les choix individuels, en ce qu’ils dessinent une trajectoire singulière. Le « genre de vie » regroupe les minorités actives qui cherchent à changer les modes de vie. Ce sont par exemple les associations qui revendiquent et agissent de manière répétitive, quoique variée, pour que les salaires des femmes soient égaux aux salaires des hommes, à qualifications égales ; ce sont aussi les partis politiques qui, au travers de leurs militants ou de leurs prises de parole dans les médias, impriment une certaine image dans l’esprit des destinataires de leurs messages. Ou encore les entreprises et leurs diverses opérations commerciales (marketing, promotion, placement de produits, sponsoring, etc.), qui sont aussi des minorités actives, et dont le but est de diffuser « l’innovation », à savoir un bien ou un service encore peu usité, parfois à l’état de prototype sans utilité évidente.

Le dernier niveau, le plus général, est celui du « système ». Prenons deux exemples pour comprendre les interactions avec les modes-styles-genres de vie. Dans les régimes dits de « socialisme réel », l’État a souvent anéanti les styles de vie et confondu l’égalité avec l’uniformité. Tout écart à la norme était interprété comme une sorte de trahison. Toutes les voitures devaient être du même modèle et de la même couleur, et la personnalisation était suspecte. L’État avait en outre le monopole des genres de vie. Toute l’innovation lui revenait. Dans les régimes dits capitalistes, les styles de vie sont limités par les genres de vie – c'est-à-dire l'influence d'une diversité d'acteurs ayant du pouvoir – et les modes de vie – contraints par les (infra)structures de la société. Les genres de vie sont en effet en large partie à l’initiative des entreprises à but lucratif et de l’État. Prenons l’exemple de l’automobilisation des territoires. L’automobile à ses débuts en 1890 est un gadget coûteux, peu fiable et d’un usage récréatif ou purement ostentatoire. Les entreprises (Renault, Michelin, etc.), les services de l’État (Ponts et Chaussées, Code de la Route instauré en 1899 par le président Émile Loubet, etc.), les associations (Automobile Club de France2 , etc.) et bien d’autres acteurs agissent pour étendre l’usage de l’automobile, sous des formes diversifiées. La voiture devient la cause et la conséquence de l’étalement tant urbain que commercial (les supermarchés font du « parking » un point majeur de leur stratégie). Désormais produite en grande quantité, elle devient un besoin essentiel. Se nourrir, s’instruire, travailler ne sont plus possibles sans cet objet, ce qui a de nombreuses implications, notamment sur le plan des infrastructures du métabolisme des sociétés, dans leur rapport avec la biosphère.

La numérisation des modes de vie a évolué de manière analogue. La consultation des rapports successifs de l’Autorité de régulation des télécommunications (ART), devenue par la suite Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), le montre bien3 . L’ordinateur est d’abord sans application évidente hormis des cas très spécifiques (armée, universités). Le jeu joue un rôle important de socialisation (consoles des années 1980, SEGA ou Amstrad). Les agences de l’État entrevoient l’intérêt de ce que le vice-président Al Gore appelle les « autoroutes de l’information », pour informatiser la société : ce sont les rapports Nora-Minc (1978) puis Théry (1994). La « bulle Internet » au tournant du Millénaire génère des milliers de milliards d’investissement dans des projets dont certains tournent au fiasco. Des centaines d’entreprises engagent des millions d’actions en faveur de la numérisation, comme autant de têtes chercheuses visant à changer les modes de vie. L’iPhone ouvre l’ère des applications, dont l’utilité individuelle est d’autant plus grande que le produit est largement diffusé. Et aujourd’hui, chacun peut constater combien les conversations les plus ordinaires sont désormais médiatisées par le numérique.

Le « mode de vie » est bien ce qui doit changer, au regard des enjeux écologiques, mais comment ? Au regard de ce que ce concept désigne, l’opposition souvent faite dans l’espace public entre « petits gestes » et « révolution » (« changer le système »4 ) conduit à deux erreurs d’appréciation. Dans le premier cas, le mode de vie est renvoyé à un problème de choix individuel, or celui-ci relève en réalité du style de vie ; l’individu est donc placé dans une situation impossible, celle de changer un mode de vie rien qu’avec des choix individuels. Dans le second cas, le mode de vie est considéré comme issu d’une décision étatique, lequel ne peut prendre que des décisions générales ; donc non seulement l’uniformité l’emporte sur l’égalité, mais la capacité d’action est monopolisée au détriment de tous les acteurs de la société civile.

La seule piste possible consiste en la socialisation des modes de vie. Qu’est-ce à dire ? Soulignons de nouveau que les modes de vie sont toujours sociaux et jamais purement individuels. Les styles de vie (individuels) se construisent en effet dans des régularités statistiques (les « modes de vie ») et non en dehors. Et le système n’est pas le produit d’un acteur unique (tel que l’État) qu’il suffirait de changer. Tout l’enjeu est de savoir quoi socialiser. Il n’y a pas de réponse unique. Produire et consommer, c’est se situer, socialement, c’est communiquer, signifier, classer et se classer, comme l’ont expliqué de longue date de nombreux sociologues5 . C’est une activité socialisée. Le changement des modes de vie passe forcément par des minorités actives qui vont porter de nouveaux genres de vie. La question est de savoir lesquels seront encouragés et finiront par s’installer dans l’habitude, la routine, et lesquels seront découragés et sombreront dans l’oubli ou ne survivront que dans des micro-communautés. La socialisation consiste donc à peser soigneusement, collectivement, chaque genre de vie et le monde qui va avec. Or la situation est souvent asymétrique : le consommateur n’a que peu de capacité d’organisation collective face aux socialisations orchestrées par l’État et les plus grandes entreprises, qui sont les acteurs majeurs du « système ».

  • 1Salvador Juan, Sociologie des genres de vie – morphologie culturelle et dynamique des positions sociales (Paris: PUF, 1991); Michelle Dobré et Salvador Juan, Consommer autrement. La réforme écologique des modes de vie (Paris: L’Harmattan, 2009).
  • 2Christophe Studeny, L’invention de la vitesse (Paris : Gallimard, 1995).
  • 3Flipo, L’Impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie; Fabrice Flipo, Le numérique, une catastrophe écologique (Montreuil: L’Echappée, 2021).
  • 4Exemple : https://mediateur.radiofrance.com/infos/les-petits-gestes-peuvent-ils-sauver-la-planete
  • 5Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe (Paris: Gallimard, 1972) ; Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement (Paris: Les Editions de Minuit, 1979) ; Paul Watzlawick, La réalité de la réalité : confusion, désinformation, communication (Paris: Points, 2014).