Après de longs mois de travail, les 150 citoyennes et citoyens de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) organisée en France ont rendu leur rapport en juin 2020, proposant 149 mesures constituant un programme d’action pour permettre à la France de tenir son engagement de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre de 40 % en 2030 (par rapport à 1990) dans un esprit de justice sociale. Au moment où le gouvernement va transmettre au Parlement un projet de loi inspiré par ces propositions, il est essentiel que le débat public qui s’engage permette de rendre justice aux messages politiques de la CCC . C’est à cette condition que cette expérimentation hors normes permettra de faire progresser la qualité de la décision publique, la cohérence entre les engagements ambitieux à long terme et les mesures prises à court terme, mais aussi de consolider les processus démocratiques plutôt que de les affaiblir. Pour cela, il convient de revenir sur les objectifs et les caractéristiques clés du processus et du résultat de cette expérience délibérative exceptionnelle dans le contexte français.

Dans quel objectif lancer un processus délibératif de cette ampleur ?

Si le mandat de la CCC était clair, son statut para-institutionnel, décidé de manière exceptionnelle par le Président de la République face à la crise des Gilets Jaunes et à l’urgence climatique, a été source de controverses1 . En particulier, ce dispositif visait-il à contourner le Parlement pour produire lui-même la loi, dans une vision où une assemblée de citoyens tirés au hasard serait investie de la même légitimité qu’une assemblée élue ? Cela constituerait une évolution extrêmement profonde des institutions de notre système politique, qu’un Président de la République n’a pas le mandat de décider seul, et qui mériterait un débat public très approfondi. Si de nombreux parlementaires et spécialistes des institutions politiques se sont émus de ce risque de contournement, il semble que la CCC soit aujourd’hui davantage perçue par les parlementaires eux-mêmes2 et dans les déclarations du Président de la République3 comme un complément au Parlement, mais sans se substituer à lui.

Dans cette vision d’un processus délibératif qui vient compléter les institutions de la démocratie représentative, proche de celle ayant présidé à l’assemblée citoyenne irlandaise souvent présentée comme un modèle du genre, les objectifs d’un tel dispositif sont de trois ordres.

D’abord, un objectif cognitif, visant à compléter la connaissance experte des problèmes et des solutions proposées par l’expertise d’usage et la connaissance « profane » des situations vécues par les personnes qui vont devoir mettre en œuvre les décisions publiques ou qui vont être touchées par leur mise en œuvre. Dans cet objectif, le dispositif délibératif est d’autant mieux conçu qu’il est capable de faire entendre l’intelligence de situations individuelles très diverses, notamment de personnes qui se disent ou dont on sait qu’elles sont difficilement représentées par les élus et les experts. Le nombre de 150 et la grande attention donnée à assurer la plus grande diversité de situations géographiques, économiques et socioculturelles des membres de la convention étaient ainsi essentiels, même s’il ne s’agit évidemment pas d’une représentativité statistique (non pertinente dans ce cadre puisqu’il ne s’agissait pas d’un sondage).

Ensuite, un objectif performatif. En assurant que les personnes qui vont devoir mettre en œuvre une décision ont été associées dès l’amont au cadrage du problème et des solutions, on peut se donner les moyens d’assurer leur adhésion à la décision collective qui va être prise. Si un tel objectif peut sembler atteignable à l’échelle d’un quartier ou d’une commune, il ne pouvait être assigné à une convention de 150 personnes à l’échelle d’un pays de 67 millions d’habitants, même si l’intention générale de la convention était effectivement de mieux associer l’ensemble de la population française à la décision sur l’action pour le climat4 .

Mais l’objectif le plus important et néanmoins le plus difficile à saisir est un objectif d’ordre normatif. Même s’il ne s’agit pas de faire la loi à la place du Parlement, un processus délibératif produit des messages d’une grande force politique, liée à l’intelligence collective d’un groupe de citoyennes et de citoyens dont la mission est de s’entendre sur la définition et la formulation des choix politiques clés auxquels la société est confrontée, et de proposer leur réponse collective face à de tels choix5 . C’est grâce à un tel travail de préparation du débat public que l’assemblée citoyenne irlandaise a pu préparer la société à se saisir paisiblement de décisions controversées et potentiellement polarisantes, comme sur le mariage de personnes de même sexe ou l’avortement. Les référendums de démocratie directe sont souvent critiqués pour la trop grande polarisation qu’ils occasionnent et l’impréparation du débat public pour trancher une question de grande importance sociétale : la mise en place de processus délibératifs de grande ampleur comme la CCC peut viser à préparer le débat public en amont d’un processus référendaire.

Pour ce dernier objectif, le plus fondamental, il faudrait non seulement tenir compte des 149 mesures proposées par la convention, mais aussi et surtout de l’exposé des motifs, que les citoyennes et citoyens ont pris la peine de rédiger avec la plus grande attention, et qui précise leur vision des choix politiques auxquels nous sommes confrontés, mais également le contenu des délibérations extrêmement riches qu’ils ont menées pendant 9 mois et 7 week-ends de travail. C’est dans cet objectif qu’il est essentiel que le « mini-public »6 que constitue la convention elle-même s’ouvre sur le débat public à l’échelle nationale, pour que leurs délibérations diffusent et éclairent la compréhension par l’ensemble des citoyens des problèmes, des enjeux et des solutions. C’est pour cela que le Comité de gouvernance de la convention a organisé les conditions de la transparence la plus grande possible (« ils délibèrent à ciel ouvert », dit Cyril Dion), l’accès des médias, l’observation par des chercheurs, et que les citoyens eux-mêmes se sont organisés, en cours de processus et après son achèvement, pour en parler dans leurs territoires et sur les réseaux sociaux.

Dans cette perspective, l’engagement du Président de la République à transmettre « sans filtre » l’ensemble des propositions issues de la convention, soit par référendum, soit au Parlement, se comprend comme un engagement très fort de redevabilité et de prise au sérieux, dans un pays où les expériences délibératives purement consultatives ont fini par faire craindre qu’elles ne constituent qu’un « simulacre » (cf. Cyril Dion). C’est parce qu’il y a eu cet engagement, exprimé puis renouvelé par le Président de la République, que les 150 citoyens ont été autant saisis, avec un profond et compréhensible sentiment d’inquiétude pour certains et un incroyable engagement pour toutes et tous, par le sens de la responsabilité de la décision politique lié aux conséquences de leurs délibérations. Mais ce n’est pas parce que la CCC ne fait pas loi qu’elle perd de son importance : il faut cependant, pour que cet engagement tienne, que les conditions du débat parlementaire, du débat public, et de la redevabilité du gouvernement face aux messages politiques clés de la convention soit assurée. Et c’est cela qui est actuellement extrêmement fragile.  


Quels sont les messages politiques clés de la convention citoyenne ? Renverser la charge de la preuve pour leur rendre justice

Le contenu des délibérations de la CCC est extrêmement riche, et mérite d’être analysé en détails7 , parce qu’il est indispensable que gouvernement, parlementaires, experts et société civile assurent ensemble que ce contenu, mûrement réfléchi par les citoyens, puisse irriguer les processus parlementaires et les débats publics, tant sur la politique climatique de la France que sur les décisions qui sont prises dans le cadre du plan de relance ou des positions françaises à Bruxelles, par exemple sur la réforme de la Politique agricole commune ou la politique commerciale.

En effet, l’ensemble des 149 propositions constitue un programme d’action très complet et très cohérent qui peut et doit faire référence, et par rapport auquel il est possible d’évaluer de manière détaillée si les politiques publiques, les décisions administratives et les programmes de financement et d’investissement sont cohérents avec le déclenchement, dans un esprit de justice sociale, de la transition nécessaire pour passer d’un rythme trop faible de réduction des émissions de gaz à effet de serre françaises8 à une véritable accélération, indispensable pour tenir les engagements de la France à 2030.

Derrière ces 149 mesures, il faut en effet entendre quatre messages politiques clés, auquel le débat public peine à rendre justice. Le premier est que les citoyens confirment qu’il est indispensable que l’action politique à court terme soit mise en cohérence avec les résultats de la science sur le changement climatique, et donc avec un objectif ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France en 2030 : alors qu’ils auraient pu remettre en cause le mandat qui leur avait été donné, les citoyens ont confirmé l’urgence d’agir. Ils ont par ailleurs assorti ce premier message d’une deuxième affirmation très forte, trop souvent passée sous silence : la protection des écosystèmes ne peut être séparée de l’action pour le climat, au risque de saper les bases écologiques de régulation du cycle du carbone. C’est aussi à cette aune qu’il faut mesurer l’importance qu’ils accordent à la proposition concernant le crime d’écocide, visant à donner à la protection du climat et de la biodiversité le plus haut degré de priorité possible.

Le troisième message clé est que, face à des situations de blocage où les acteurs économiques ou les citoyens ne sont pas en mesure d’opérer les changements qui seraient nécessaires à une réduction substantielle des émissions de gaz à effet de serre, la seule solution consiste à mettre en place un paquet très cohérent de mesures qui, toutes prises ensemble, permettront de déclencher la transition nécessaire de manière socialement acceptable, en jouant à la fois sur les registres de l’accompagnement, de l’incitation et de la réglementation. Le caractère systémique de cet ensemble de mesures, par opposition à un catalogue dans lequel on pourrait piocher, est visible dans tous les secteurs considérés, les unes étant des conditions nécessaires ou facilitantes pour que les autres puissent être appliquées et être efficaces et justes.

Le quatrième message politiquement important est un corollaire de cette affirmation du caractère systémique des mesures proposées par les citoyens, mais il faut admettre qu’il provient plutôt d’une interprétation qu’une véritable expression formelle des citoyens, en tous cas dans leur rapport final9 : si les citoyens n’abordent pas la taxe carbone dans ce rapport, et s’ils lui préfèrent cet ensemble très touffu de mesures de divers registres, on peut comprendre que c’est parce qu’ils estiment qu’un tel instrument fiscal peut être extrêmement injuste dans son application, s’il n’est pas précédé par la mise en œuvre de l’ensemble des mesures qui permettent de déverrouiller un système qui sinon risque de rester bloqué, et d’offrir des alternatives aux acteurs individuels pour pouvoir changer.

À partir de ces messages clés, quelle doit être la nature du débat qui peut et devrait avoir lieu autour des 149 mesures ? Plutôt que de demander aux citoyens de justifier leurs mesures et de faire la preuve que chacune est individuellement la meilleure mesure possible pour atteindre l’intention explicitée par les citoyens pour chacune d’entre elles10 , il est essentiel de renverser la charge de la preuve. Pour la plupart d’entre elles, il parait risqué de vouloir se passer d’une de ces mesures sans mettre en danger l’ensemble de l’édifice, c’est-à-dire sans mettre en danger la possibilité de débloquer la transition tout en recherchant la justice sociale ni mettre en danger l’atteinte des -40 % qui a été la boussole des citoyens.

Par conséquent, plutôt que d’accepter que le processus de préparation du projet de loi ou de délibération au parlement ne consiste surtout à renégocier à la baisse l’ambition de chaque mesure une par une, ou de demander sa suppression au titre de son manque d’efficacité ou de son impact social ou économique très important11 , le débat devrait avoir pour règle qu’il ne soit possible de demander qu’une mesure soit retirée qu’à la condition qu’une mesure alternative soit proposée et fasse la preuve qu’elle est autant ou plus efficace en matière de réduction de gaz à effet de serre et de respect de la justice sociale ; le retrait d’une mesure devrait également justifié de manière transparente, afin de renforcer la confiance des citoyens.

Il est encore temps que le débat public et surtout que le débat parlementaire s’engagent sur ces principes, pour éviter à la fois que la CCC ne soit perçue comme pur simulacre de démocratie délibérative et que le Parlement ne paraisse dessaisi de sa légitimité politique. C’est bien l’exposé des motifs rédigé par la convention qui peut et doit faire foi en ultime recours, s’il apparaissait un questionnement d’interprétation de la traduction légistique proposée, pour juger de la fidélité à cette intention d’une alternative à la mesure citoyenne et, surtout, pour transmettre au pays entier la délibération des 150 : cette riche profession de foi, seule, peut permettre de reprendre le débat en bénéficiant de leurs travaux et de leurs propositions. Au risque, sinon, de repartir à zéro. Il faut aussi déjà anticiper, néanmoins, que sur un certain nombre des 149 mesures, le résultat de la délibération parlementaire pourra aboutir à un résultat moins ambitieux que ce que les citoyens avaient proposé. Il faut à cet égard que la société civile, les experts mais aussi les instances légitimes d’évaluation comme le Haut Conseil pour le climat, se préparent à questionner la cohérence entre un tel arbitrage politique et l’engagement d’accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour atteindre -40 % en 2030. Si toutes les conditions de la transition et de l’accélération de l’action ne sont pas mises en place dès maintenant, à quelle temporalité des mesures complémentaires pourraient-elles être prises ? Parce que le changement climatique, lui, n’attend pas.