La Politique agricole commune (PAC), qui représente près d’un tiers du budget de l’Union européenne (UE), est vue comme un levier majeur pour permettre au système alimentaire européen de relever les défis auxquels il est confronté, tant en matière environnementale que sociale, économique et géopolitique. Elle est aussi vue comme une politique irréformable – bien que perpétuellement modifiée – et fait, depuis une vingtaine d’années, l’objet de nombreuses critiques relatives à son manque d’ambition environnementale. Malgré différents aménagements, la dernière réforme de la PAC, entrée en vigueur au 1er janvier 2023 (jusqu’au 31 décembre 2027), n’échappe pas à ces critiques. De nombreux acteurs se penchent donc sur sa prochaine réforme. Ce billet de blog vient nourrir ces réflexions dans ce débat, en pointant une série de questions clés pour qui voudrait contribuer à une PAC effectivement plus vertueuse en 2027.

Le cadre institutionnel

La PAC est historiquement négociée entre un petit nombre d’acteurs : les ministères agricoles, réunis au sein du Conseil de l’UE (Conseil AGRIFISH), le service Agriculture de la Commission (DG AGRI) et, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la commission de l’Agriculture et du Développement rural (COMAGRI) issue du Parlement. 

La dernière réforme de la PAC a néanmoins partiellement rebattu les cartes. Au Parlement européen d’abord, la commission de l’Environnement, de la Santé publique et de la Sécurité alimentaire (COMENVI) a obtenu des compétences partagées sur les articles abordant les questions climatiques et environnementales, ce qui a perturbé les négociations au niveau des commissions et donné plus de pouvoir aux groupes politiques. Si la COMAGRI reste compétente sur l’ensemble des dossiers de la PAC, elle doit désormais collaborer avec ces différents acteurs.

De plus, au sein de la Commission européenne (CE), le monopole de la DG AGRI a été contrarié par la publication en décembre 2019 du Pacte vert et, quelques mois plus tard, de sa déclinaison agricole, la stratégie « De la ferme à la fourchette » : le vice-président de la CE,  Frans Timmermans, en charge de ce dossier, a ainsi pris part aux négociations sur la PAC, aux côtés du commissaire à l’Agriculture Janusz Wojciechowski.

Malgré l’ouverture à de nouveaux acteurs institutionnels, la dernière réforme de la PAC est considérée comme peu ambitieuse d’un point de vue environnemental. La prédominance du Conseil, et en son sein des préférences nationales – généralement alignées sur celles des syndicats agricoles majoritaires –, ainsi que le poids non négligeable de la DG AGRI et de la COMAGRI maintiennent le statu quo.

La dynamique d’ouverture décrite semble se poursuivre, mais suscite des résistances, comme en témoigne la récente lettre d’une quinzaine de ministres de l’Agriculture adressée au président du Conseil AGRIFISH. Peut-elle donner suffisamment de poids aux acteurs qui portent les enjeux sociaux et environnementaux dans les négociations ? Ou faut-il chercher à intervenir plus fondamentalement sur les règles de négociation de la PAC et ses objectifs, ce qui renvoie in fine à modifier les traités qui encadrent le fonctionnement de l’UE ?

Le cadre financier pluriannuel

Un quatrième acteur, souvent oublié lorsqu’on parle de la PAC, notamment parce qu’il n’a officiellement aucun pouvoir législatif, est le Conseil européen, qui réunit les chefs d’État et de gouvernement. Il a pourtant une importance considérable puisqu’il définit le budget de la PAC et sa répartition entre États membres lors de l’adoption du cadre financier pluriannuel (CFP)1 . Ces négociations sont aussi l’occasion pour les chefs d’État de s’accorder sur un certain nombre de principes de fonctionnement de la PAC sur lesquels les négociations sur la PAC elles-mêmes ne peuvent ensuite plus revenir. Les conclusions du Conseil européen sur le CFP sont adoptées à l’unanimité, ce qui donne un droit de véto à chaque État membre. À la différence des négociations sur le contenu de la PAC décrites précédemment qui se caractérisent par une grande insularité politique, les négociations du CFP sont un moment de «marchandage» intense entre différents secteurs d’intervention publique. Le Parlement européen a également un droit de véto sur ce texte, mais son pouvoir politique reste limité, a fortiori sur le volet agricole.

Ces négociations ont des conséquences importantes pour la PAC : elles déterminent simultanément l’enveloppe globale, la répartition entre les États membres, la répartition entre ce qu’on appelle les « aides directes » (premier pilier) et le second pilier, utilisé pour financer le développement rural et des mesures agro-environnementales, ainsi qu’une série de principes de fonctionnement tels que le caractère optionnel ou obligatoire du plafonnement des aides.

La négociation du CFP apparaît donc comme un moment charnière dans l’élaboration de la PAC, a fortiori dans un contexte où le budget de la PAC est de plus en plus mis en concurrence par la montée d’autres préoccupations à l’échelle européenne (défense, innovation, politique industrielle, politique migratoire). Garder une PAC forte (budgétairement parlant) supposera de faire la démonstration de sa valeur ajoutée en termes social, environnemental et économique au-delà du seul secteur agricole. 

Les alliances

Les États membres restent les principaux acteurs de ces négociations : leur poids est déterminant à chaque étape, et ce y compris au sein des institutions communautaires que sont la Commission et le Parlement – les appartenances nationales des commissaires et des députés européens jouant un rôle important lors des négociations interinstitutionnelles. Le niveau d’alignement entre États membres, et le type de sujets sur lesquels cet alignement se fait, est un facteur central des compromis adoptés lors des négociations de la PAC et du CFP. Dans le cadre des négociations sur la PAC, une logique d’alliances ad hoc (sur des thématiques telles que la conditionnalité sociale, les éco-régimes, la redistributivité des aides, etc.) s’est substituée aux grands blocs historiques (schématiquement : États favorables à la PAC versus ceux qui y sont défavorables). Les négociations du CFP restent en revanche dominées par des alliances relativement stables (schématiquement : les États frugaux, qui souhaitent un budget plus faible, orienté vers de nouveaux secteurs versus les États favorables à un CFP généreux, notamment envers les politiques traditionnelles que sont la PAC et la politique de cohésion).

Compte tenu de la dispersion actuelle des intérêts et visions portés par les 27 États membres de l’UE, sur quels sujets un alignement serait-il faisable ? Quels États membres pourraient adhérer à l’idée d’une politique alimentaire commune (et plus seulement agricole), au cœur de la stratégie «De la fourche à la fourchette» ? La question se pose d’autant plus qu’une proposition législative sur les «systèmes alimentaires durables» doit être publiée d’ici à fin 2023 par la Commission et pourrait venir encadrer les prochaines discussions sur la PAC.

Chocs externes et pressions internes

Un dernier élément à prendre en compte lorsqu’on pense aux réformes de la PAC est celui des pressions internes comme externes qui favorisent le statu quo ou au contraire impulsent des changements. Les chocs externes, qu’ont été les négociations internationales ayant eu lieu dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) puis de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ont permis l’adoption de deux réformes jugées majeures dans l’histoire de la PAC : celles de 1992 et 2003. Les pressions internes peuvent également être à l’origine de changements : élargissement de l’UE, pression budgétaire, préoccupations sanitaires et environnementales des citoyens. Toutefois ces facteurs n’ont pas suffi, jusqu’à présent, à entraîner une transformation structurelle de la PAC ; les changements sont incrémentaux et peu ambitieux, comme on le voit dans le cas des questions environnementales.

Dans quelle mesure la crise ukrainienne, les chocs climatiques à répétition ou les recompositions géopolitiques en cours constituent-ils des « chocs » susceptibles de conduire les acteurs à se départir d’un biais « pro statu quo » ? Inversement, les pressions internes, à l’image du Pacte vert notamment, peuvent-elles entraîner des modifications substantielles lors des prochaines négociations de la PAC ?

Autant de dimensions qui seront cruciales à considérer pour la prochaine réforme de la PAC, sur laquelle la Commission devrait commencer à travailler dès cette année. 

  • 1 Le cadre financier pluriannuel fixe, pour une période d’au moins 5 ans, le montant des plafonds annuels de dépense de l’UE. Le budget de l’UE est financé à hauteur de 70% par les contributions nationales, calculées à partir du poids économique des États membres, auxquelles s’ajoutent d’autres fonds : une partie des recettes de la TVA, une taxe sur la plastique non recyclé, la contribution du Royaume-Uni et diverses taxes additionnelles peu conséquentes (environ 2% du budget de l’UE). Pour faire face à l’impact économique de la pandémie de coronavirus, un plan de relance de 750 milliards d’euros, composé d’emprunts contractés par l’UE, a été adossé au CFP 2021-2027, fixé à 1074,3 milliards d’euros.