Les besoins de financement pour le développement durable des pays du Sud constituent la priorité majeure de l’agenda international en 2023. Dans ce cadre, les territoires à haut couvert forestier et faible risque de déforestation doivent recevoir une attention particulière, par leur rôle essentiel de « réserves vitales » de biodiversité et de carbone. Mais ils pourraient être jugés de faible importance politique, le risque de déforestation à court terme n’est pas toujours avéré, et les montants nécessaires pour assurer la conservation de la biodiversité et un modèle de développement non extractif paraissant a priori moins massifs que pour les infrastructures de la transition écologique. Les pays concernés ont cependant réussi à attirer l’attention sur leur rôle de pivot stratégique dans les alliances de haute ambition environnementale dans les négociations tant sur le climat que sur la biodiversité, ou en annonçant une future OPEP des forêts tropicales (Indonésie, Brésil et République démocratique du Congo). Le One Forest Summit organisé les 1e et 2 mars prochains à Libreville (Gabon) constitue une étape importante pour faire avancer les réponses à cette question clé : comment offrir à ces territoires des perspectives d’investissement positif pour leur développement durable, compatible avec un haut niveau de protection de la biodiversité et du climat, de telle manière que soit conjuré un scénario de moyen terme de conversion au développement d’activités extractives, minières ou agricoles ? Pour comprendre ce qui est en jeu, l’Iddri a contribué à plusieurs analyses permettant de cadrer les réponses à cette question.

De quels investissements parle-t-on ?

Pour comprendre de quels investissements il est question, il est utile de replacer ces territoires de conservation de la biodiversité comme des atouts centraux au cœur de trajectoires de développement positives pour la biodiversité et pour le climat à l’échelle de régions rurales, mais aussi du développement économique à l’échelle nationale, et des chaînes de valeur internationales ; David Obura et Sébastien Treyer proposent à cet effet de s’appuyer sur la consolidation d’institutions de gestion en bien commun de ces ressources naturelles clés, en articulation avec les dynamiques de marché. Il s’agit donc bien d’investissements productifs, mais également de renforcement – ou de reconstruction – des capacités locales et nationales d’expertise, ainsi que des institutions de soutien aux peuples autochtones1 , voire des capacités de maintien de l’ordre. La logique est celle d’un co-investissement pour le développement durable de ces peuples et communautés locales, plutôt que d’un paiement pour une compensation en échange d’une mise sous cloche, type de deal qui ne résisterait pas aux assauts d’activités extractives plus ou moins légales. 

Le rôle des crédits carbone à co-bénéfices biodiversité en question

Le contenu des investissements risque néanmoins de passer au second plan, éclipsé par l’autre versant, au cœur de la discussion internationale : comment attirer de nouvelles ressources financières pour les financer ? Premier effet, l’envolée actuelle des prix sur les marchés volontaires de crédits carbone semble être une aubaine, mais ces crédits doivent être réservés à des augmentations de stocks de carbone et non à leur maintien, ou à rémunérer des efforts pour éviter la déforestation à court terme. La crédibilité de cette seconde catégorie a d’ailleurs fortement été mise en cause par des enquêtes récentes dans les médias, et les experts scientifiques sont plutôt sceptiques quant à la possibilité de garantir une méthodologie non manipulable ou de se prémunir contre le risque de non-permanence. 

Ces « crédits » carbone sont cependant de plus en plus largement reconnus comme des certificats à impact positif plutôt que des formes de compensation :  les entreprises sont incitées à en acquérir mais sans se prévaloir du fait qu’ils pourraient compenser des niveaux insuffisants de décarbonation de leurs activités2 . En outre, les acheteurs et les certificateurs de crédits carbone recherchent de plus en plus souvent non seulement leur crédibilité et leur intégrité environnementale, mais aussi l’assurance de co-bénéfices positifs pour la biodiversité et les communautés locales. Le One Forest Summit de début mars pourrait constituer un moment important de consolidation de ces tendances positives. Cependant, comme l’intégrité environnementale interdit de rémunérer par ces crédits le seul maintien d’un stock, cela n’offre que très peu de marge de manœuvre pour rémunérer le maintien des réserves vitales de biodiversité et de carbone, qui constitue pourtant un enjeu central pour ces territoires.

Quelles perspectives pour les certificats à impact positif pour la biodiversité ?

C’est pour cette raison qu’une deuxième innovation a été explorée par diverses organisations (IIED, 2022 ; WEF, 2022a ; WEF, 2022b) : les « crédits biodiversité », qu’il faudrait plutôt nommer « certificats à impact positif pour la biodiversité », car la compensation (offsetting) des impacts doit être organisée au plus près des écosystèmes endommagés, et en nature, sans monétarisation. L’analogie avec les crédits carbones volontaires, qui doivent aussi être considérés comme des certificats à impact positif, reste cependant valable. Des entreprises viendraient donc faire certifier qu’en regard de leurs engagements biodiversité et de leurs efforts de réduction de leur impact, elles ont aussi, en complément et non en compensation, appuyé des investissements positifs pour la biodiversité dans les pays du Sud. 

Les récents rapports mentionnés ci-dessus vont faire l’objet d’une synthèse et de recommandations consensuelles lors du One Forest Summit dans le cadre d’un rapport coordonné par le Fonds pour l’environnement mondial. Les points de convergence entre ces rapports sont les suivants : des métriques peuvent être mises en œuvre pour mesurer l’ampleur de l’effort pour la biodiversité, et il est essentiel de contrôler l’intégrité environnementale des projets qui seront certifiés, ainsi que le juste partage des bénéfices avec les populations locales. Ils pointent également la nécessité de contrôler l’intégrité et la crédibilité de la demande de crédits : peut-on garantir que les entreprises qui achètent ces certificats ont bien par ailleurs mis en place une démarche ambitieuse et sérieuse de réduction de leur impact sur la biodiversité ? La demande d’entreprises des pays du Nord pour de tels certificats semble exister, mais les exigences et contraintes mentionnées ici sont fortes, et il sera indispensable que les gouvernements des pays du Nord mettent en place le cadre incitatif pour que l’ensemble des entreprises prennent au sérieux leur impact ou leur dépendance à la biodiversité. C’est ce que prévoit la cible 15 du Cadre mondial pour la biodiversité pour l’après-2020 auquel ont souscrit tous les pays lors de la COP 15. Mais cela sera-t-il suffisant pour créer une demande forte et stable pour de tels certificats biodiversité ?

L’importance des politiques publiques et le rôle des États 

Le développement de ces instruments liés aux crédits carbone volontaires ou leur équivalent en matière de biodiversité doit donc être exploré, soutenu et encadré, mais ils ne pourront pas représenter la solution à eux seuls. D’autant qu’ils pourraient se focaliser sur l’échelle du projet, alors que les investissements nécessaires doivent être pensées à l’échelle de programmes d’investissement régionaux ou nationaux. D’autres propositions méritent d’être explorées, même si elles sont moins débattues actuellement. En particulier, le recours à des garanties souveraines en appui aux fonds fiduciaires de conservation de la biodiversité, permettant à ces instruments financiers centrés sur les aires protégées d’attirer des investisseurs privés dans un territoire bien plus large, dépassant la seule zone périphérique des parcs, pour mettre en place une dynamique de développement d’une agroécologie respectueuse de la biodiversité. Il peut aussi s’agir de formes de fiscalité, nationale ou internationale, permettant de taxer de manière différenciée les chaînes de valeur selon qu’elles préservent la biodiversité forestière ou qu’elles la détruisent. De telles mesures peuvent s’articuler avec des programmes nationaux de paiements pour services environnementaux, qui mêlent subventions publiques et financements privés au service d’investissements dans des filières respectueuses de l’environnement. Le rôle des politiques publiques nationales, dans les pays forestiers comme dans les pays du Nord, sera déterminant pour mobiliser ces financements – nationaux ou internationaux – nouveaux pour les réserves vitales de biodiversité et de carbone.

De l’importance des investissements productifs non extractivistes

Et surtout, la mobilisation de financements nouveaux passe aussi par la constitution de véritables programmes d’investissements au service du développement durable dans les territoires forestiers à haute valeur de biodiversité et de carbone, pour donner une perspective de long terme, une visibilité à ces investissements pour les opérateurs financiers et économiques, au-delà du paradoxe qui consiste à dire qu’il faut investir pour mieux conserver, qu’il faut des investissements productifs mais pas extractivistes. Les exemples de projets avec les peuples autochtones ne manquent pas, mais on peut aussi s’inspirer des programmes d’investissement visant à lutter contre la dégradation des terres. Ceux-ci pouvaient en effet apparaître tout autant paradoxaux, puisqu’ils cherchent à développer des activités économiques dans les territoires agricoles ou agroforestiers, au service des populations locales, qui leur donnent une véritable perspective de prospérité mais en garantissant la viabilité écologique de cet avenir en protégeant le capital naturel très fragile que constitue le sol. C’est ce type d’investissements qu’il faut appuyer, qui garantissent un avenir de coexistence en harmonie avec la nature pour les populations autochtones et les populations locales.