L’article 4.1 de l’Accord de Paris sur le climat (AdP) fixe l’objectif de parvenir à « l’équilibre mondial entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions par les puits de gaz à effet de serre dans la seconde moitié de ce siècle »1 . Les études scientifiques citées dans le Rapport spécial du GIEC de 2018 sur le « Réchauffement mondial à 1,5°C »2 ont confirmé que l’objectif d’une limitation du réchauffement « bien au-dessous de 2 °C » défini dans l’AdP exige d’atteindre zéro émission nette de dioxyde de carbone entre 2050 et 2070. Tel est le défi posé par la « neutralité carbone ». L’introduction d’un objectif d’émissions à long terme aussi explicite est l’une des innovations les plus remarquables de l’AdP. Cinq ans après, cette vision est-elle en train de se réaliser ? L’objectif de neutralité carbone a-t-il produit les bénéfices escomptés en termes d’ambition et d’action ?

Ce billet de blog appartient à une série produite par l’Iddri sur les effets de l’Accord de Paris sur le climat, à l’occasion du 5e anniversaire de son adoption.

Que signifie la neutralité carbone ?

Par définition mondial, l’objectif de neutralité carbone ne signifie pas que tous les pays doivent y parvenir sur leur territoire à la même échéance et en utilisant des stratégies identiques. Mais la science considère que l’atteinte de cet objectif collectif ambitieux serait impossible sans l’implication de tous les acteurs majeurs. Ainsi, l’objectif mondial de neutralité carbone se traduit par l’obligation pour chaque pays (et acteurs majeurs de l’économie politique) de tenir compte de ce référent critique pour la conception de leurs plans d’action nationaux. La détermination de l’ampleur du défi est donc claire, imposant des réductions drastiques des émissions de gaz à effet de serre (GES) produites par les combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel), particulièrement dans les secteurs de la production et de la consommation d'énergie, ainsi que le déploiement de solutions pour extraire le carbone de l'atmosphère à travers la maximisation des puits de carbone naturels (notamment la reforestation et l’utilisation durable des terres) et des technologies possiblement innovantes. Pour cela, des transitions rapides et profondes de toutes les composantes clés du système économique sont nécessaires : énergie, industrie, infrastructures, transport et utilisation des terres.  

Cette vision normative des transformations à venir modifie les règles du jeu et, a minima, les débats politiques nationaux. Les nombreux processus nationaux qui ont été menés au cours des cinq dernières années témoignent du caractère politique de cette assimilation, en particulier dans le cadre de la mise au point de données probantes destinées à orienter les plans de développement à long terme, comme les stratégies de développement à faibles émissions à long terme (LT-LEDS en anglais). L’objectif de neutralité carbone oblige les pays (et les acteurs non étatiques) à faire face à l’ampleur du défi imposé par l’objectif de limitation de la hausse des températures à long terme et à identifier la séquence pertinente de transformations systémiques physiques et socio-économiques nécessaires. De ce fait, cette vision codifiée représente un outil déterminant pour faciliter la traduction de l’ambition à long terme en actions à court terme et pour intégrer la discussion multilatérale dans les politiques nationales.

Que s’est-il passé depuis la COP21 ?

Cinq ans après la COP 21 et l’adoption de l’AdP, on constate la multiplication rapide des engagements pour la neutralité carbone au sein de nombreux secteurs et de diverses parties prenantes. La Coalition pour la neutralité carbone (CNC)3 , qui rassemble aujourd’hui 29 pays, 102 villes, 10 régions, 93 entreprises et 12 investisseurs, a démarré ce processus. En novembre 2020, plus de 110 pays4 se sont engagés sur un objectif de zéro émission nette. Au total, ils représentent près de la moitié du PIB mondial et des émissions mondiales de CO2, et incluent en particulier l’ensemble des pays du G7 et la majorité des pays du G20. La neutralité carbone est devenue également une référence pour un nombre grandissant d’acteurs non étatiques. Par exemple, 1 100 entreprises ont adopté les objectifs de neutralité carbone et ont rejoint la Campagne Objectif Zéro5 de la COP 26 au Royaume-Uni aux côtés d’autres acteurs non étatiques.

Il est étonnant de constater la vitesse à laquelle ce concept de neutralité carbone, rarement évoqué en dehors d’un cercle d’experts avant 2015, est devenu couramment utilisé et bien compris par les leaders et la société.

Et surtout, les trois principaux émetteurs de GES (UE, Chine, États-Unis) ont désormais clairement fait de la neutralité carbone leur objectif. L'Union européenne a décidé de devenir neutre sur le plan climatique à l’horizon 2050 et a inscrit cet objectif comme l’un des piliers du Pacte vert européen, approuvé par le Conseil et le Parlement. Cette année, lors de l’Assemblée générale de l’ONU organisée en visioconférence, le président chinois Xi Jinping a annoncé que la Chine parviendra à la « neutralité carbone avant 2060 ». Enfin, Joe Biden, nouveau président américain élu, a annoncé pendant sa campagne son intention de revenir dans l’AdP dès le premier jour de sa présidence et a pris un engagement déterminé pour la neutralité carbone d’ici à 2050.

Le signal politique d’un mouvement plus général

Les engagements en matière de neutralité carbone de l’UE, des États-Unis et de la Chine sont essentiels pour parvenir à l’objectif collectif, ne serait-ce que par le volume de leurs émissions. Mais surtout, ils illustrent l’évolution du processus politique selon laquelle la fixation d’un objectif de « neutralité carbone » peut jouer un rôle de cristallisation tant sur le plan national qu’international.

Le choix opéré par la Chine d’une échéance différente des autres annonces similaires, soit 2060 au lieu de 2050, reflète l’appropriation nationale de l’objectif mondial de neutralité, et la prise en compte de la situation spécifique du pays. Par rapport aux pays industrialisés occidentaux, la contribution historique de la Chine au changement climatique et son développement économique sont beaucoup plus récents ; ceci constitue un argument pour décaler de dix ans l’atteinte de l’objectif de zéro émission nette. Le contenu et le moment de l’annonce, juste avant l’élection présidentielle américaine, signifient que la Chine est déterminée à adopter la neutralité dans son propre intérêt, et non sous la pression de ses pairs. Même si la Chine est un cas particulier au sein des pays en développement, l’annonce de son engagement signale que la neutralité carbone constitue l’avenir de tous les pays, pas seulement celui des économies industrialisées, ce qui renforce indirectement l’universalité de l’Adp. De nombreux engagements de neutralité par d’autres pays en développement tels que le Chili, le Costa Rica, l’Afrique du Sud, Fidji ou les îles Marshall y contribuent encore davantage.

Dans de nombreux pays, l’objectif de neutralité carbone s’appuie sur une analyse détaillée des trajectoires à suivre et des transformations correspondantes. La Commission européenne a publié un document spécifique exposant sa vision et explorant les trajectoires de transition pour parvenir à l’objectif de neutralité carbone pour tous les secteurs clés. Ce document sert notamment de base pour établir la « stratégie de développement à faibles émissions de GES à long terme pour le milieu du siècle » présentée à la CCNUCC6 en réponse à l’art. 4.19 de l’Accord de Paris. De même, l’annonce de la Chine s’est appuyée sur une évaluation détaillée7 des trajectoires de transition réalisée par de grands instituts de recherche chinois. Ces études crédibilisent l’annonce de l’objectif de neutralité carbone et préparent sa traduction en plans d’action concrets. De nombreux pays qui se sont engagés à parvenir à la neutralité carbone ont présenté leur trajectoire ou sont en train d’en préparer une. Ce sera la prochaine étape pour d’autres pays, comme les États-Unis, où, pour assurer la crédibilité de cet objectif, la nouvelle Administration devra présenter une trajectoire détaillée avec des jalons pertinents pour l’atteindre.

Un engagement en faveur de la neutralité carbone va souvent aussi de pair avec la modification de l’objectif à plus court terme potentiellement intégré dans une contribution déterminée au niveau national (CDN) renforcée. L’engagement de la Chine a été annoncé en même temps qu’un objectif un peu plus ambitieux pour 2030 comparé à la CDN actuelle (pic des émissions « avant 2030 »), ce qui démontre que la cohérence entre des objectifs correspondant à différents horizons temporels constitue un élément essentiel de la crédibilité. On observe cela aussi avec le processus de l’UE dans lequel l’objectif de neutralité carbone sert de référence pour les discussions en cours sur le renforcement de l’objectif d’émissions à l’horizon 2030, que la Commission propose de passer à - 55 %8 .

Que signifie ce changement en faveur de la neutralité carbone pour les prochaines étapes ?

Il a fallu cinq ans pour que le projet politique mondial commun de la neutralité carbone atteigne une masse critique au sein des diverses parties prenantes la société. L’objectif de neutralité carbone a désormais prouvé sa pertinence en tant qu’attracteur politique, capable à la fois d’assurer l’ancrage de l’ambition nationale sur des références scientifiques et de déclencher un « effet domino » vers plus d'ambition au niveau mondial. Ainsi, les pays qui s’engagent pour la neutralité carbone envoient des messages non seulement par rapport à leur ambition nationale, mais également sur leurs hypothèses de progrès des innovations mondiales, créant par là même les conditions favorables pour que d’autres prennent des engagements similaires. Cela a particulièrement été le cas avec le Japon et la Corée du sud, qui ont fait des annonces identiques sur la neutralité carbone à la suite de la Chine.

Au-delà de ce rôle d’attracteur politique sur le plan international, de nombreux engagements en faveur de la neutralité carbone ont abouti après d’intenses processus nationaux. Ces processus, en particulier dans le cadre des « stratégies de développement à faibles émissions de GES à long terme » mentionnées dans l'article 4.19 de l’AdP, peuvent expliquer en partie le décalage de cinq ans entre l’adoption de l’Accord et l’explosion récente des annonces en faveur de la neutralité carbone. C’était sans doute le prix à payer pour que la neutralité carbone contribue à accroître l'ambition des plans nationaux concrets. C’est la raison pour laquelle elle peut devenir un levier pour soutenir un alignement progressif des soumissions des CDN des pays sur l’objectif de limitation de la hausse mondiale des températures.

Cinq ans après le succès retentissant de l'atteinte d’un accord ambitieux lors de la COP 21 à Paris, le temps est venu d’évaluer la valeur ajoutée apportée par le nouveau cadre multilatéral sur le climat.  En devenant la référence pour l’ambition, la neutralité carbone a joué un rôle prépondérant pour prolonger « l’esprit de Paris », caractérisé par des cycles de cinq ans soutenant le renforcement progressif de l’ambition et une accélération de la transition. La neutralité carbone va également jouer un rôle majeur dans les années à venir. En facilitant notamment l’alignement des visions entre les différents acteurs de la transition, elle devrait aider à concrétiser l’émergence d’un calendrier de coopération structuré visant l’objectif commun au cours de la période précédant le Bilan mondial de 2023. Cette prochaine étape clé dans le calendrier climatique international après la COP 26, codifiée dans l’AdP pour dresser le bilan des progrès et des actions collectives, sera aussi le bon moment pour montrer que « l’esprit de Paris » peut se traduire en plans d'action concrets à la hauteur du défi.