Les consommateurs, moteurs de la transition alimentaire ? L’idée s’est largement installée dans le débat, nourrie par la forte croissance de la consommation de produits bio et la défiance de plus en plus grande des consommateurs à l’égard de l’agriculture dite « conventionnelle  ». Ces signaux sont-ils pour autant univoques ? Les changements en cours sont-ils suffisants pour transformer structurellement et durablement notre système alimentaire ? À partir d’une enquête menée auprès d’une quarantaine de consommateurs, répartis selon leurs catégories socio-professionnelles, nous montrons que les facteurs qui motivent les choix de consommation et la perception de différents modes d’alimentation, en particulier ceux dits « durables », varient fortement au sein de la population. Ces résultats illustrent la nécessité de ne pas faire reposer la transition alimentaire sur la seule évolution de la demande – qui résulterait mécaniquement en un changement de l’offre –, mais au contraire d’accompagner simultanément la transformation de l’offre, de la demande et des conditions de leurs rencontres.

Quelle alimentation « durable » ? 

En premier lieu, l’enquête montre que le concept d’ « alimentation durable  » est loin de s’ancrer dans l’imaginaire et le quotidien de tous les consommateurs. Et lorsqu’il l’est, c’est un concept empreint, selon les personnes interrogées, de significations divergentes, qui ne recoupent que très partiellement les critères de définition couramment utilisés dans les débats d’experts1 . Par exemple, en réponse à la question  « Que définiriez-vous comme une alimentation ou un panier durable ?  », plusieurs groupes sont restés focalisés sur la problématique des emballages en plastique comme principal critère de durabilité. Pour d’autres consommateurs (issus notamment des catégories socio-professionnelles moins favorisées), l’idée d’alimentation  « durable  » s’est avérée étrangère à leurs préoccupations. Ces résultent révèlent à la fois le caractère peu opérant de ce concept, mais aussi – surtout ? – le fait que la question de la durabilité des choix alimentaires ne traverse pas la société de manière homogène, ce malgré la (relativement) forte médiatisation dont il a pourtant fait l’objet au cours des 12 derniers mois dans les grands médias généralistes (voir 2  ou 3 ). 

La santé comme priorité 

Les groupes de consommateurs ont en revanche rappelé la diversité des facteurs motivant leurs choix de consommation alimentaire : modes de vie, contraintes économiques, poids des habitudes, valeurs sociales (équité, écologie), etc. Et ceux-ci ne convergent pas nécessairement vers des pratiques associées à la durabilité telle que les experts la conçoivent. Le principal déterminant mis en avant reste le bénéfice pour la santé : qualité de l’aliment, et composition du panier.

Par ailleurs, les consommateurs font quotidiennement face à une abondance, voire une cacophonie d’informations et de messages contradictoires sur ce qui serait la « bonne  » conduite alimentaire à adopter ; ce qui reflète à la fois les divergences de vue entre experts et les nombreuses tentatives du secteur privé pour donner à voir leurs efforts en la matière. Cela peut engendrer une certaine frustration et ainsi freiner l’évolution des modes de consommation vers une alimentation plus durable.

L’agriculture bio : questions environnementales, questions sociales

Si le caractère environnementalement durable de l’alimentation biologique fait débat au sein de la communauté experte au regard des enjeux climatiques, elle n’est pas moins débattue par les consommateurs. Ainsi, un grand nombre de consommateurs reconnaissent et apprécient une certaine « démocratisation » du bio (rendu plus accessible financièrement dans les supermarchés). Certains témoignent en contrepoint d’un manque de confiance plus ou moins marqué ou de réticences vis-à-vis du label. Dès lors, les consommateurs achètent des produits issus de l’agriculture biologique (AB) surtout « pour se donner bonne conscience ». Le facteur santé, principal argument poussant le consommateur vers l’achat de produits issus de l’AB, apparaît ainsi potentiellement fragile, ce qui pourrait fragiliser à terme la poursuite de la forte croissance qu’a connu le marché bio ces dernières années4 .

Ce phénomène pourrait même être amplifié par les formes de rejet marqué observées dans le cadre de notre enquête à l’égard de la figure du consommateur 100 % bio ; ce rejet exprime une fragmentation des formes de consommation entre diverses « communautés » de consommateurs aux préoccupations hétérogènes5 , et montre que les changements de pratiques sont loin d’être univoques. 

La transition du système alimentaire, au-delà des consommateurs

Si les pratiques des consommateurs évoluent, exprimant des attentes sociétales de plus en plus fortes quant à la qualité de notre alimentation6  et contribuant de fait à la transition alimentaire – progression constante des secteurs du commerce équitable et de l’AB7  et 8 –, les éléments rassemblés ici montrent que s’en remettre aux seules logiques de marché et laisser les consommateurs porter le poids de cette transition pourrait s’avérer problématique. L’hétérogénéité des attentes et la diversité des facteurs orientant les pratiques effectives de consommation pourraient en effet ne conduire qu’à des changements marginaux des régimes alimentaires « moyens », insuffisants par rapport aux enjeux auxquels il faut faire face. Dans cette perspective, il ne s’agit plus seulement d’enjoindre le consommateur à changer ses habitudes alimentaires. C’est à une réflexion plus large qu’il faut s’atteler, afin d’identifier l’ensemble des leviers (incitatifs, réglementaires, fiscaux…) qui, en transformant véritablement les pratiques de l’ensemble des acteurs du système alimentaire, feront que les choix de consommation les plus vertueux – environnementalement, socialement et pour la santé – deviennent simples, évidents et accessibles pour le consommateur. 

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