À l’ouverture du Salon international de l’agriculture, le Président de la République a annoncé vouloir avancer sur les « prix plancher » en France. Cette annonce surprise divise tant la classe politique que la profession agricole. Cependant, comme tout instrument politique, un prix plancher ne prend son sens qu’au regard de la vision politique qu’il doit contribuer à faire advenir. Or, en l’absence d’un projet bien défini pour l’avenir du système agricole et alimentaire français, les débats autour de l’introduction de prix plancher révèlent avant tout les divergences de vision entre les différentes parties prenantes.

Prix plancher : de quoi parle-t-on et est-ce possible ?

Commençons par dissiper un malentendu : le terme de « prix plancher » pourrait faire croire au retour des prix minimum garantis tels qu’ils ont existé aux débuts de la politique agricole commune (PAC). Or, dans le contexte actuel, il n’est question ni de revenir à une détermination annuelle de prix minimum d’achat pour chacune des productions, ni d’assurer le rachat desdites productions par la puissance publique si elles ne trouvaient pas preneur sur le marché.

L’intention contemporaine est toute autre : il s’agit de renforcer la prise en compte des coûts de production dans le prix de vente des productions agricoles. Ces coûts de production seraient calculés sur la base d’indicateurs définis pour chaque filière concernée par le dispositif, actualisés à une certaine fréquence ; et la référence aux coûts de production constituerait une part non négligeable (par exemple, 50 %) du prix d’achat. 

Ce mécanisme n’est pas nouveau en France : les lois Egalim successives ont déjà légiféré en ce sens pour les filières volontaires. Cependant, plusieurs failles ont permis le contournement du dispositif (par exemple, le fait que les formules de prix sont négociées entre les producteurs et le reste de la filière au sein de laquelle le rapport de force est défavorable aux premiers). D’où le fait que le Président de la République ait proposé une loi Egalim 4 pour le compléter et le renforcer. 

Sur cette base, le fait d’aller un cran plus loin ne semble pas remettre pas en cause la compatibilité du dispositif avec les normes juridiques encadrant la fixation des prix en agriculture. Notons que l’Espagne, autre pays soumis au droit de la concurrence européen, a pour sa part introduit une loi relative aux prix minimum depuis 2022. Enfin, toujours sur cet aspect juridique, le règlement européen relatif à l’organisation commune des marchés (OCM) introduit des dérogations au droit de la concurrence pour le secteur agricole. En clair, la faisabilité juridique du mécanisme ne semble pas constituer un obstacle rédhibitoire.

Agir sur les prix plancher à l’échelle française, une idée dangereuse ?

L’introduction des prix plancher à l’échelle française conduirait-elle à un renchérissement du prix final pour les consommateurs ? En ce cas, ces derniers ne risquent-ils pas de se reporter vers des produits importés, moins chers, provoquant alors un appel d’air favorable à l’augmentation des volumes importés ? Si le risque existe bel et bien, il faut en expliciter les ressorts.

D’une part, le prix final payé par le consommateur ne dépend que partiellement du prix d’achat des matières premières agricoles. Celles-ci ne représentent au global que 13 % de la valeur des biens alimentaires consommés en France (y compris en restauration hors domicile), avec une variabilité importante selon les filières. Une part importante de la valeur revient à l’aval de la chaîne, sous la forme de coûts de transport, de transformation, de packaging ou encore de recherche et développement, et sous la forme des marges des industriels comme des distributeurs. Un changement des prix d’achat des matières premières ne se répercute donc pas mécaniquement sur le prix à la consommation ; c'est bien la question du partage de la valeur et des asymétries de pouvoir entre acteurs des filières agricoles qui est posée.

D’autre part, tout effort en faveur de la transition juste du système alimentaire suppose, pour être pleinement effective et éviter les effets pervers, une forme de simultanéité entre les niveaux d’action : échelles au moins nationale et européenne ; maillons de la production, du milieu de chaîne et de la consommation. Dans cette perspective, introduire des prix plancher en France supposerait de porter en même temps le dossier au niveau européen. Cela ne signifie pas pour autant qu’il serait absurde de le faire avancer au niveau national. De la même manière, l’introduction des prix plancher gagnerait à être travaillée en parallèle d’avancées sur des sujets tels que la répartition de la valeur au sein des filières, ou l’affichage de l’origine des matières premières, afin de minimiser les risques prémentionnés de hausse des prix à la consommation ou de report vers des denrées importées.

Quel rôle pour la régulation des marchés ?

Les décideurs politiques qui se soucient effectivement du revenu des agriculteurs ne disposent pas d’un large panel d’instruments. Un slogan de la Coordination rurale, largement repris par des agriculteurs d’autres mouvances syndicales et par des politiques de tout bord, résume bien l’alternative : « des prix, pas des primes ». La puissance publique peut essentiellement soutenir le revenu agricole soit en ayant recours à de l’argent public, par le biais de subventions, d’indemnisations, d’allègements de fiscalité, etc. (« des primes ») ; soit en contraignant le marché à offrir des prix décents aux agriculteurs, c’est-à-dire en piochant dans la boîte des outils d’encadrement des marchés (« des prix »).

Si les prix plancher relèvent de cette boîte, bien d’autres dispositifs en sont aussi issus : des plus consensuels, comme l’encadrement des marges ou des seuils de revente à perte pour la grande distribution (dont l’importance a été rappelée par l’adoption de la directive sur les pratiques déloyales dans les filières agroalimentaires en 2018) ; comme des plus intrusifs, tels les quotas limitant la production maximale de chaque exploitation. En tout état de cause, les syndicats agricoles français s’accordent à dire qu’ils ne veulent pas d’une agriculture maintenue en vie uniquement par le biais de primes. Il semble donc légitime de soulever (à nouveau) la question des modalités de régulation des marchés agricoles, dans un contexte où l’agriculture française et européenne est loin d’évoluer en situation de concurrence pure et parfaite, sans aucune intervention publique (dans la mesure où nous faisons par exemple le choix de maintenir des exploitations dans des territoires défavorisés ou d’aider celles qui n’ont pas la résilience requise pour surmonter seules un aléa climatique ou sanitaire).

Un outil aux effets potentiels variables selon les filières 

Dans certaines filières, comme pour la vache allaitante, les prix payés aux producteurs sont régulièrement inférieurs aux coûts de production, une situation aujourd’hui majoritairement compensée par l’existence d’aides couplées à la production. Pour certains, la faiblesse structurelle des revenus démontre la trop faible compétitivité du secteur par rapport à l’état du marché et à nos concurrents ; d’autres avancent au contraire l’intérêt de maintenir ces modes de production pour les services écosystémiques qu’ils rendent à la société. Pour ces derniers, le prix plancher apparaît comme l’un des leviers activables pour soutenir des modes de production fournissant des services environnementaux insuffisamment rémunérés, et ce en évitant le risque de captation des subventions par l’aval.

En ce qui concerne les filières qui, à ce jour, peuvent compter sur des prix de vente suffisants, mais qui sont soumises à des variations de prix importantes, avec des prix bas tombant en-deçà de la couverture des coûts de production (par exemple, la filière porcine – mais c’est devenu vrai de la quasi-totalité des filières), le dispositif des prix plancher pourrait jouer un rôle de filet de sécurité. Selon le mode de calcul retenu et le poids donné aux coûts de production dans la formation des prix, les agriculteurs pourraient y perdre dans les périodes où le marché est porteur, mais ils minimiseraient les pertes en période de marché en berne.

Il existe enfin un autre cas de figure dans lequel les prix plancher pourraient constituer un atout, à savoir celui des filières dont les coûts de production sont assez hétérogènes selon la zone géographique (par exemple, la filière grandes cultures, entre les terres fertiles du grand bassin parisien et celles plus difficiles des zones intermédiaires ou du sud). Dans cette situation, le prix plancher pourrait contribuer au maintien d’une relative diversité des bassins de production au sein d’une même filière et donc, indirectement, à la lutte contre la spécialisation des territoires ou la mise en friche de terres agricoles.

D’un débat sur un outil à un débat sur une vision 

Les prix plancher ne constituent évidemment pas une mesure auto-suffisante nécessairement adaptée à toutes les productions. Cependant, ils présentent le potentiel pour apporter une partie de solution pour les filières qui feraient le choix de se tourner vers eux. Et contrairement à la redistribution de subventions sur la base d’une enveloppe limitée, l’expérimentation des prix plancher par des filières ne constituerait pas une privation de moyens pour les autres. À ce titre, poursuivre le travail de renforcement de la prise en compte des coûts de production dans le prix payé aux agriculteurs semble nécessaire.

Néanmoins, faire valoir les potentiels intérêts de la mise en place de prix plancher n’implique pas de refuser de poser la question de la concurrence et de la compétitivité – enjeux souvent mentionnés par les parties défavorables à leur introduction. Au contraire, discuter de la pertinence de prix plancher a pour effet de mettre en évidence la nécessité de définir le système agricole et alimentaire jugé souhaitable. Ce débat interroge une logique basée majoritairement sur la compétitivité prix et les marges de manœuvre économiques des agriculteurs, comme des filières, pour progresser sur des enjeux pas ou peu pris en charge par le marché : l’adaptation au changement climatique, la gestion des territoires et de biodiversité. Les prix plancher renforcent l’importance de ce que la crise agricole des derniers mois avait déjà révélé : le besoin de faire émerger une vision partagée, au sein de la profession agricole et avec le reste de la société, du cap à donner aux acteurs du système alimentaire.