Malmené depuis la crise de la Covid-19 puis le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie, le multilatéralisme est encore plus bousculé depuis la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. La solidarité et la coopération internationales, en matière économique et politique, sont remises en cause, les alliances traditionnelles se défont, d’autres, fragiles, émergent. Dans ce contexte, qu’en est-il de la gouvernance internationale du développement durable, et plus particulièrement de l’esprit universel qui a présidé à l’adoption des conventions de Rio en 1992 ? Lucien Chabason, conseiller à la direction de l'Iddri et expert des politiques environnementales françaises et internationales, répond à 3 questions sur les motivations et les conséquences potentielles des décisions récentes de l’administration états-unienne en la matière.
Question #1 : l’un des premiers actes de Donald Trump a été de retirer, de nouveau, les États-Unis de l’Accord de Paris. Et début mars, le représentant des États-Unis aux Nations unies a dénoncé l'Agenda 2030 pour le développement durable, au prétexte que les ODD ne seraient pas alignés avec les intérêts américains. Qu’est-ce que cela veut dire pour l’agenda de coopération internationale pour le développement durable ?
Trois conventions internationales pour le développement durable ont été adoptées à Rio en 19921. Les deux conventions les plus en vue du point de vue politique sont la Convention climat (CCNUCC) et la Convention sur la diversité biologique (CDB). Les États-Unis ne sont pas Partie à la CDB, même si, en tant qu’observateurs, ils sont assez actifs en son sein. Ils avaient signé la CCNUCC, puis l’Accord de Paris sur le climat, ont quitté ce dernier en 2017, y sont revenus avec Joe Biden, puis ont annoncé leur retrait en janvier dernier lorsque Donald Trump est revenu à la Maison blanche. En revanche, ils ont signé et ratifié la Convention sur la désertification (CNULCD).
La Convention climat, accompagnée par l’Accord de Paris, est celle qui leur a posé le plus de problèmes, comme en témoigne l'Executive Order (« décret ») que le Président Trump a signé récemment2 : on y voit une attaque très marquée, notamment dans le domaine financier. Les États-Unis ont contribué au Fonds vert pour le climat (FVC) lorsqu’il a été créé en 2010 dans le cadre de la CCNUCC3, puis ont cessé d’y contribuer quand Trump est arrivé au pouvoir pour la première fois en 2017 ; et l’annonce faite par Joe Biden en 2023 d’une très importante contribution4 ne sera pas honorée. Or, la problématique du financement est très haut dans l'agenda de la CCNUCC ; il y a donc non seulement le retrait de l’Accord de Paris, mais également une hypothèque sur le financement du FVC et d’autres fonds multilatéraux tel que le Fonds « pertes et dommages » récemment créé5, et dont les États-Unis viennent de se retirer6.
Il y a toujours eu des questionnements politiques aux États-Unis relatifs à l’entrée du pays dans les grandes conventions internationales, pas seulement environnementales. Par exemple, en 1918, les États-Unis ont proposé la création de la Société des Nations (SDN, ancêtre des Nations unies), mais n’y ont pas adhéré, pas plus qu’à d'autres textes, comme la Convention sur le droit de la mer (1982). Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le souci de ne pas lier le destin et la latitude d'action des États-Unis au droit international, l’idée étant de garder les mains libres en toute circonstance ; cette tendance isolationniste est toujours à l’œuvre. Deuxième raison, le Sénat : c'est l'instance qui doit ratifier les conventions, aux deux tiers des voix, ce qui est exigeant. Or le Sénat est par principe réticent, car il se veut le gardien de la liberté des États, veillant à ce qu’ils ne soient pas entravés par le niveau fédéral lui-même lié par le droit international. D'autant plus que les questions environnementales relèvent souvent de la compétence des États, qui seraient donc indirectement affectés par la ratification des traités. Néanmoins, dans d'autres domaines, les États-Unis ont été plus actifs, notamment en matière de désarmement nucléaire ou d'interdiction des armes chimiques.
Même méfiance vis-à-vis des organisations internationales. Il y a quelques années, les États-Unis s'étaient retirés de l'Unesco, pour des raisons politiques. Récemment, ils ont quitté l’Organisation mondiale de la santé (OMS), avec des attaques très vives, considérant que celle-ci a été insuffisamment active dans la recherche des origines chinoises de la Covid-19 et inefficace au début de la pandémie. S’y ajoutent d’autres accusations (corruption, exploitation abusive des fonds des États-Unis, coût trop élevé par rapport à la contribution de la Chine, etc.), qui confinent au règlement de compte. Les États-Unis ont également décidé de ne pas assister à la dernière réunion du Giec7.
Question #2 : l'esprit de Rio est-il mort à cause de toutes ces attaques ? Celles-ci sont-elles idéologiques ?
Il y a d’abord un argument de politique interne : l’héritage de Barack Obama, tout ce dans quoi il s'était engagé, est considéré par Donald Trump comme mauvais par principe. Mais, en effet, tout ceci a clairement un caractère idéologique. Certes, les États-Unis avancent des arguments financiers, et prétendent qu’ils contribuent excessivement, par comparaison par exemple aux Européens ou aux pays émergents comme la Chine. Mais c’est la vision politique née de Rio et confirmée par l’adoption des ODD dans l'Agenda 2030 en 2015 qui est visée, et notamment son principe relatif à l’inclusivité, qui couvre un ensemble d’activités humaines : économie, environnement, droits humains, respect des minorités, parité, genre, participation de la société civile, réduction des inégalités, lutte contre la pauvreté. L'approche par les droits, inspirée de la Déclaration de Rio, est également de facto remise en question. Au fond, il s’agit d’une critique de la philosophie progressiste et universaliste issue des Lumières occidentales. Les organisations et les conventions œuvrant explicitement pour l'inclusivité sont attaquées en priorité, mais celles qui se cantonnent à des questions techniques, comme l'Organisation maritime internationale ou l'Organisation pour l'aviation civile, pourraient demeurer à l'abri.
Question #3 : y a-t-il un risque de contagion à d'autres pays ?
Non, je ne crois pas. Mais je vois d’autres dangers : ce qui risque d'être affecté, c'est l'aide au développement dans la mesure où elle contribue à la mise en œuvre des grands accords de protection de la planète. Déjà plusieurs pays (États-Unis et Royaume-Uni notamment, soit deux des plus importants pays donateurs) la réduisent8. Dans ce contexte, et en raison de l’ampleur des coupes, on doute que les fonds multilatéraux principalement alimentés par les pays de l’OCDE et destinés à aider les pays en développement dans leur engagement dans les accords multilatéraux environnementaux puissent être épargnés, avec de potentielles conséquences politiques dans le fonctionnement des conventions. Au-delà des conventions, ces abattements sont de nature à affaiblir un peu plus la mise en œuvre des ODD avec les risques de ressentiment et de doute qui peuvent s’ensuivre quant à la fiabilité des engagements internationaux, aussi solennels qu’ils soient.
En revanche, il me paraît impensable que d'autres pays, à l’exception de certains alignés sur les positions des États- Unis, quittent également les grandes organisations internationales ou les conventions. Au contraire, je vois des pays comme la Chine essayer de prendre une place grandissante au sein de ces organisations, car elles savent que ce sont des plateformes d'information et d’influence.
Par ailleurs, je vois aussi l’action de trois grands pays qui peuvent se conjuguer, à partir de philosophies différentes, pour affaiblir ou cantonner la dimension supranationale du multilatéralisme et les principes de la Déclaration de Rio. Cette coalition de fait, ce sont les États-Unis, la Russie et la Chine. La Russie a une vision purement technique du droit de l'environnement, qui écarte le principe d'inclusivité ; elle invoque régulièrement le principe de non-ingérence, comme on l'avait vu lors de la négociation du défunt projet de Pacte mondial pour l'environnement. La Chine est réticente à l’inclusion de l'approche par les droits dans les conventions environnementales et met en avant sa vision des voies diversifiées du développement. Ces trois pays peuvent « s’allier » pour tenir les ONG en lisière et veiller à ce que le multilatéralisme se réduise à une coopération volontaire entre pays ; position qui néanmoins exclut les interventions comme celles de l’Agence internationale de l’énergie atomique, destinées à garantir la redevabilité des pays et ce au nom de la souveraineté nationale.
Cette approche « rétrograde » va-t-elle s’inscrire dans la durée, ou les besoins réels d’une coopération internationale effective reviendront-ils en force ? Les pandémies à venir9, et l’absence prévisible de traité permettant de les prévenir, pourraient sonner comme un rappel à cette réalité : nous partageons avec le vivant une planète unique dont l’habitabilité est menacée, et nous devons la gérer comme un bien commun. Ce n’est pas de l’idéalisme, mais un sentiment aigu du réel, qui doit guider les humains dans la gestion de leurs intérêts communs.