La création d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’Union européenne est l’une des mesures prévues dans le cadre du Pacte vert. L’industrie européenne devant s’acquitter d’un paiement pour ses émissions de carbone dans le cadre du système d'échange de quotas d'émissions de l’UE (SEQE-UE), se trouve pénalisée face à des concurrents internationaux ne subissant pas la même contrainte ; une mesure dite d’ajustement permettrait de rétablir une juste concurrence et à moyen terme d’éviter les fuites de carbone des pays tiers vers l’UE. Toutefois, le dossier demeure politiquement sensible sur la scène internationale, dans les négociations commerciales et environnementales, où l’UE doit répondre à une double critique de protectionnisme et d’action unilatérale. Dans ce contexte, l’UE doit évaluer scrupuleusement les impacts prévisibles, mais aussi involontaires, de l’approche proposée, favoriser le dialogue et l’écoute, et faire converger autour d’une même attente les promesses domestiques et internationales.

Les différents registres de légitimité invoqués par l’Union européenne

Les réserves, voire les oppositions, que ce dossier avait générées parmi les États membres il y a une dizaine d’années semblent en partie dissipées. Dans le débat européen, l’introduction de régulations commerciales à visée environnementale apparaît aujourd’hui non seulement utile, mais également légitime et réaliste ; et ce projet reçoit un large soutien dans les milieux économiques (entreprises, experts du commerce), environnementalistes et politiques. Par ailleurs, la production intellectuelle sur le sujet et ses dimensions techniques est abondante et bien documentée. En outre, l’Union européenne ne peut retarder plus longtemps une révision annoncée des mécanismes actuels de « protection » des industries vulnérables, nécessaire pour confirmer le renforcement de son ambition climatique et la réforme du SEQE-UE.

Dans ce cadre, différents types d’arguments justifient, du point de vue européen, l’instauration du MACF. Une première série d’arguments cible explicitement les partenaires commerciaux de l’UE qui ne joueraient pas le jeu en matière d’environnement, et qui, notamment « n’en feraient pas assez » dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat. Cette approche offensive est accompagnée par un narratif plus consensuel, qui construit la légitimité d’un ajustement aux frontières sur le leadership climat européen, l’avance de la région dans la mise en œuvre de politiques ambitieuses (et notamment de tarification du carbone) et la nécessité de réguler les échanges pour ne pas ruiner ces efforts (au détriment de tous). L’argument n’impose pas de jugement de valeur sur les politiques carbone des pays concernés, mais reconnaît que, dans le cadre de l’Accord de Paris, la diversité des situations, des ambitions et des instruments politiques mobilisés introduit de facto des distorsions de concurrence, qu’il s’agit de rééquilibrer. À l’ancien narratif focalisé sur les pays tiers se substitue un discours centré sur l’UE, son projet environnemental et ses conditions de réussite ; mais la question des impacts sur ses partenaires est y totalement éludée.

En multipliant les registres de légitimité, l’UE rend les compromis de design plus complexes et fragilise simultanément son dossier sur la plan technique (compatibilité avec l’Organisation mondiale du commerce) et diplomatique. C’est pourquoi elle doit clarifier ses intentions – et surtout ce qu’elle ne souhaite pas faire. C’est à elle que revient la charge de la preuve, et elle doit démontrer, plutôt qu’affirmer, que son initiative sera bénéfique à ceux de ses partenaires quis’engagent sur le chemin de la neutralité carbone. L’accueil politique dépendra aussi des narratifs que l’UE et ses États membres auront su imposer dans le débat global, et de l’écoute dont ils auront su faire preuve (et qui pourra influencer les compromis de design) vis-à-vis des pays vulnérables afin d’éviter un sentiment de « fait accompli ». L’enjeu dépasse alors le seul dossier de l’ajustement carbone pour englober l’ensemble de la politique commerciale de l’UE, sa politique de développement, ainsi que son rôle dans l’Accord de Paris sur le climat.

Un dialogue nécessaire, l’Union européenne dos au mur

L’Europe et ses États membres doivent donc se mobiliser et engager un dialogue plus ouvert avec leurs partenaires, autour de quatre thèmes.

La vulnérabilité des partenaires commerciaux de l’Europe. Rhétoriquement, les mesures d’ajustement visent d’abord les grands pays émergents, au premier rang desquels la Chine. En pratique, les études montrent que de nombreux pays intermédiaires ou moins développés, notamment sur le continent africain, figureraient également parmi les économies les plus à risque, en raison de leur spécialisation ou de leurs moindres capacités administratives. C’est également le cas de pays proches (Turquie, Égypte, etc.) pour lesquels l’Europe assure une stabilité à certaines capacités industrielles en périodes contra-cycliques. Inversement, les échanges de l’UE avec les grands émergents sont plus diversifiés et leur capacité d’adaptation plus grande. Il faut distinguer ici la vulnérabilité de fait et la capacité politique de faire de celle-ci un motif de ralliement. Un pays peu « impacté » peut se transformer en porte-parole ; de l’intérêt donc de prendre langue avec un large ensemble de pays.

Le périmètre du mécanisme d’ajustement. Faut-il le réduire à quelques commodités comme l’acier, l’aluminium et le ciment ? Ou progressivement l’étendre à l’ensemble des importations de l’Union, y compris les produits agricoles ? En tarifant l’ensemble de ses importations, l’UE multipliera les motifs de conflit et facilitera la tâche à ceux qui, déjà, parlent de « protectionnisme vert » ; un mécanisme restreint à quelques commodités sera plus facile à vendre qu’un système généralisé d’aide à l’export Les risques de surenchère au sein de l’UE ne doivent pas être sous-estimés car ils brouillent également le message international.

L’attractivité potentielle d’un mécanisme d’ajustement pour les partenaires qui développent une tarification domestique du carbone. Faire d’un mécanisme d’ajustement un outil de régulation commerciale non seulement aux frontières, mais au sein de clubs « pro-actifs » (où, conformément à l’Accord de Paris, le prix du carbone peut varier), permettrait de déployer cette approche dans une perspective politique différente et moins stigmatisante.

La perspective plus large dans laquelle les pays, ou régions, perçoivent le projet de mécanisme d’ajustement. Le Pacte vert accorde peu de place à la dimension internationale, et le nouvel instrument de voisinage, de développement et de coopération internationale (NDICI) s’inscrit par ses priorités et ses budgets dans la continuité historique. En y associant fortement le mécanisme d’échange aux frontières, l’UE brouille les cartes et semble vouloir mener sa transition dans le repli, au lieu de proposer à ses partenaires un ensemble de mesures (en matière de commerce, de développement et de coopération, ou d’investissement) alignées avec l’ambition domestique du Pacte vert. Le MACF lui-même peut être accompagné de mesures d’appui à l’investissement, ou de développement de capacités, mais elles n’auront de valeur que portées par un cadre plus large.