Si la question des modes de vie et de leur sobriété est depuis longtemps au cœur de la réflexion écologique, son intégration explicite dans le cadre de trajectoires nationales et internationales de décarbonation est relativement nouvelle. Quels défis méthodologiques et substantiels cette évolution pose-t-elle en termes de compréhension, représentation et projection de la transition écologique ?

L’évolution en cours. Des éléments narratifs et des hypothèses quantifiées relatifs aux changements de modes de vie et comportements sont progressivement introduits dans la discussion sur la décarbonation, aux côtés des transformations techniques et économiques des secteurs de production, champ plus classique d’investigation des solutions. Par exemple, l’exercice Net Zero mené par la European Climate Foundation1 au niveau européen donne une place importante aux changements de la demande, mis sur un pied d’égalité avec les efforts d’efficacité. La contribution de ce levier « demande » est clairement identifié, et des hypothèses explicites sont adoptées pour les changements de pratiques alimentaires et de mobilité. Au niveau international, le Rapport spécial 1.5°C du Giec2 présente une famille de scénarios intégrant assez fortement des changements de comportement et de modes de vie, tout en étant compatibles avec l’objectif fixé par l’Accord de Paris sur le climat.

Pourquoi cette évolution ? Nous pouvons interpréter cette évolution comme une réaction à plusieurs pressions : le temps avance et les progrès des 30 dernières années en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre ont été trop limités, renforçant la contrainte d’action dans les décennies à venir. En outre, les progrès des connaissances scientifiques sur les impacts du réchauffement climatique ont conduit à la nécessité d’un renforcement de l'ambition des objectifs climatiques dans le temps. Progressivement, l'ampleur de la transformation à réaliser devient plus claire : l’objectif fixé est celui de la neutralité carbone ; parallèlement, le budget carbone disponible a été progressivement réduit, mettant trop de pression sur les leviers traditionnels de décarbonation et sur les modélisateurs chargés d’identifier les trajectoires de réduction d’émissions adéquates.

En quoi réside le paradoxe ? D’un côté, les modélisateurs et prospectivistes, souvent économistes ou ingénieurs, peuvent voir les changement dans la demande de biens et services (consommation de viande, température de chauffage, nombre de kilomètres parcourus, etc.) comme des outils providentiels pour atteindre les objectifs de réduction : ils ne sont en effet pas associés directement à des coûts de mise en œuvre lorsqu’ils sont représentés dans les modèles, et ils peuvent sembler plus malléables (on peut faire l’hypothèse de leur mise en place rapide, à l’inverse du déploiement d’infrastructures lourdes).

De l’autre, les chercheurs en sciences sociales et humaines, s’ils peuvent se féliciter de cet intérêt croissant pour une dimension qui leur semble centrale dans la transition écologique, ont tendance à adopter un point de vue opposé. Leurs recherches montrent en général que mieux intégrer le facteur humain de la transition revient à révéler un ensemble d’obstacles en termes de comportements et de modes de vie se dressant devant les politiques de décarbonation. On pense par exemple aux changements de pratiques vers une mobilité ou un habitat durables3 . Dans cette perspective, les scénarios classiques de décarbonation seraient trop optimistes et ne prendraient pas en compte des difficultés non identifiées ou non modélisées (réticence à l’achat d’un véhicule électrique, comportement de chauffage, etc.) et qui, de fait, s’ajouteraient aux défis techniques et économiques, et contribueraient à les reformuler.

Comment sortir de ce paradoxe ? L’étude menée par l’Iddri montre que ce paradoxe n’est que le reflet de notre connaissance incomplète de ce que représente réellement la transition, dans toutes ses dimensions. Une meilleure prise en compte des dimensions sociales et sociétales de la transition dans les exercices de prospective ne devrait apporter ni optimisme ni pessimisme additionnel quant à notre capacité réelle à réduire nos émissions, mais devrait plutôt contribuer à modifier les projections simplifiées qui y sont associées. Intégrer la dimension modes de vie ne constitue ni une baguette magique ni un frein, mais revient à ajouter une dimension supplémentaire dans la complexité des changements nécessaires pour la transition. Et cela devrait nous inciter non pas à ajouter une brique aux scénarios existants, mais à imaginer de nouveaux scénarios de transition, de nouveaux possibles, comme l’a par exemple fait le scénario TYFA d’un futur agroécologique pour l’Europe, en intégrant changement de régime alimentaire et changement du modèle agricole.

Notre étude montre que cette nouvelle dimension est indispensable à la prospective et aux débats politiques qui s’appuient sur elle, et identifie des obstacles et des pistes de travail pour progresser vers des prospectives intégrant mieux les savoirs des sciences humaines sociales dans un champ traditionnellement dominé par les connaissances techniques et économiques. Apporter des solutions aux enjeux de dialogue entre disciplines et de méthodologie de prospective s’avère ainsi crucial pour avancer en ce sens. À ce titre, la nomination récente d’une sociologue au Haut Conseil pour le climat4 est assurément une bonne nouvelle pour renforcer ce travail commun et surmonter ce paradoxe. Le travail ne fait que commencer.