La crise des « Gilets jaunes » a porté sur le devant de la scène la question de la justice sociale et du partage équitable des efforts nécessaires pour mener la transition écologique. Le principe de signal prix de la taxe carbone, censé faire changer les comportements, a été fortement rejeté par une partie de la population. Au-delà de la nécessaire analyse des limites de cet outil, cette opposition suscite des interrogations plus générales : comment imaginer une transition des modes de vie et de consommation dans une société inégale ? Alors que le discours sur les éco-gestes ou la consommation responsable a tendance à considérer une société homogène et un individu moyen, qu’implique l’hétérogénéité observée dans la société ?

Pour apporter des éléments de réponse à cette interrogation, nous considérons, parmi d’autres, deux moteurs de changement possibles : l’action de signaux prix ; et les changements en termes de normes sociales, par pénétration progressive des valeurs écologiques.

Les impacts de la fiscalité carbone ?

Le premier moteur de changement qui pourrait jouer un rôle dans la mise en œuvre de la transition écologique fonctionnerait sur la base d’une modification des prix de tous les biens et services en proportion de leurs impacts écologiques : par exemple, la taxe carbone sur les énergies et les malus sur les véhicules. Pour que les changements de modes de vie et d’habitudes d’achat aient un impact écologique suffisant, il faudrait que, progressivement, un grand nombre de biens et de services soient concernés. Une moindre taxation des biens et services durables ne garantirait toutefois pas qu’ils soient à des coûts inférieurs que leurs homologues moins durables, au moins dans un premier temps. D’une part, si ce sont des biens de « niche », ils ne pourront profiter de rendements d’échelle qui en feront baisser le prix. D’autre part, il est probable que les normes environnementales renchérissent le coût de production. Ce constat pose problème dans une société inégalitaire, comme nous avons pu le voir avec la taxe carbone en France, car les ménages les plus modestes paient, en proportion de leurs revenus, une part plus élevée de taxes et sont plus contraints dans leur choix de consommation. Les ménages les plus aisés peuvent quant à eux facilement s’acquitter d’un surcoût lié à une augmentation des taxes pour préserver leurs pratiques de consommation : par exemple, en France, un tiers des acheteurs de véhicules neufs choisissent un SUV (sport utility vehicule), et ce malgré une plus grande taxation sur ces véhicules (malus et taxe carbone). Pour réellement influencer ces acheteurs, il faudrait atteindre des niveaux de taxation difficilement acceptables politiquement. Au final, une façon de chercher à concilier cette approche par la taxation avec les enjeux d’inégalités serait de mettre en œuvre une politique forte et durable de réduction des inégalités, via par exemple une redistribution des revenus de la taxe carbone vers les ménages les plus modestes, comme de nombreux travaux récents l’ont proposé1 .

Consommation et normes sociales

Un second moteur de changement pourrait être la pénétration progressive des valeurs écologiques. L’information, le marketing et le soutien aux changements de normes sociales sur ce qui est valorisé et dévalorisé socialement (ex. mouvement flygskam en Suède pour inciter à ne pas prendre l’avion) feraient progressivement changer les modes de consommation et de vie. C’est ce que l’on peut commencer à percevoir dans certains groupes sociaux, notamment urbains, autour de la consommation de viande ou de l’usage de la voiture individuelle. Toutefois, l’intégration de ces nouvelles normes de consommation est inégale suivant les groupes sociaux. Par exemple, si le tabagisme baisse globalement en France, les fumeurs sont deux fois plus fréquents chez les ouvriers que chez les cadres, et cet écart s’accroît2 . Dans l’alimentation3 , on observe que pour les catégories de population les plus aisées, les impératifs diététiques et la minceur sont des principes très intériorisées, le « bien manger » renvoyant alors à une alimentation saine et équilibrée. Les classes sociales populaires privilégient quant à elle des normes d’abondance et de plaisir dans leur alimentation, le « bien manger » se concevant alors comme la capacité à pouvoir s’offrir ce que propose la société de consommation. Rappelons que la consommation remplit une fonction sociale d’intégration pour les ménages modestes4 dans une société de classe moyenne où l’aspiration à un certain standard5 de consommation est la norme. Pour les ménages qui n’ont pas les moyens de s’offrir aujourd’hui ce standard de consommation, un discours sur une consommation durable, associée à une logique de privation (ex. privation de viande, privation de confort avec l’usage du vélo, sobriété du chauffage), est probablement inadéquat et inaudible.

De l’autre côté, si les ménages davantage dotés en capital culturel (diplômé du supérieur) ont une plus grande sensibilité environnementale, l’adoption de petits gestes ne permet pas de compenser d’autres pratiques très émettrices, créant dans cette partie de la population un décalage entre valeur et empreinte climatique6 . Et la consommation des catégories de population les plus aisées a un impact écologique bien plus important que le reste de la population : voyage en avion, maison plus spacieuse, piscine, renouvellement fréquent des appareils électroniques et multi-équipement, voiture puissante et lourde, résidence secondaire, etc. C’est ce qui explique que les 10 % les plus riches de la planète représentent environ 45 % des émissions de CO27 . D’une certaine manière, le fait d’être aisé se définit aujourd’hui par ce mode de vie et de consommation.

Au-delà de « l’individu moyen »

Ces observations doivent nous inciter à mettre la question des inégalités au premier plan dans les réflexions sur les changements sociétaux associés à la transition écologique, et pour ce faire, à délaisser la simplification d’un « individu moyen ». Un récit mobilisateur de transition écologique devra sans conteste proposer une réflexion sur le rôle social de la consommation et une vision sur la solidarité et le partage d’efforts entre les individus plus et moins dotés de notre société. Plusieurs signaux vont dans le bon sens : en reconnaissant la lutte contre les inégalités comme un défi universel, les Nations unies ont en 2015 retenu la réduction des inégalités au sein et entre pays comme l’un des 17 Objectifs de développement durable, aux côtés d’autres objectifs sociaux et environnementaux. Plus récemment, l’Europe, dans son nouveau programme stratégique, a fait de la réduction des inégalités l’une des briques nécessaires pour parvenir à atteindre l’objectif d’une Europe neutre en carbone. Il reste maintenant à traduire ces objectifs dans des politiques publiques concrètes : la France, avec la mise en œuvre de sa Convention citoyenne sur la transition écologique, pourrait avoir très prochainement des éléments pour le faire.

Enfin, ce regard sur la demande et la consommation devra se doubler d’une réflexion sur le rôle de l’offre et des producteurs, et notamment sur l’impact de la publicité : ce sera l’objet d’un futur billet de blog.