Dans un rapport attendu de longue date, Mario Draghi pose un constat sans concession sur l’état de l’économie européenne et l’ampleur des défis posés au continent. Le nouveau cycle européen s’ouvre ainsi sur des questions essentielles et trop souvent évitées, notamment celle de l’articulation de la transition bas-carbone avec l’enjeu de compétitivité économique. L’Iddri décrypte et analyse dans ce billet de blog la portée de ce rapport et de ses propositions dans les discussions à venir sur la poursuite de la mise en œuvre du Pacte vert, dans un contexte particulièrement sensible de collusion entre les enjeux politiques, socio-économiques, sécuritaires, démocratiques et environnementaux.
Plusieurs fois repoussé, le rapport Draghi livre un constat détaillé et fort dont le but est de peser sur l’agenda politique de l’Europe. Il caractérise la perte de compétitivité de l’Europe et donne une voix articulée et étayée à ce que les milieux économiques laissaient entendre à Bruxelles et dans les capitales. Le trait est parfois grossi — notamment en ne reconnaissant pas l’hétérogénéité des régions dans cette course à la compétitivité ou des acteurs économiques concernés —, mais le rapport ouvre le débat et l’expose à la contre-argumentation, ce qui laisse présager des approches plus granulaires des questions de compétitivité prenant en compte activités et spécificités territoriales.
Si le rapport fournit une liste détaillée de plus de 170 mesures, sa valeur ajoutée réside principalement dans la mise à l’agenda de débats essentiels pour l’UE et pour la réussite de sa transition : politique de déploiement de l’innovation, conception d’une stratégie industrielle articulée avec la politique commerciale, infrastructures énergétiques et stratégie de financement. Après avoir adopté des objectifs ambitieux, c’est bien sur ces enjeux de mise en œuvre que se construira en grande partie la réussite ou l’échec de la transition européenne. Le rapport Draghi vient ainsi en complément du rapport Letta sorti en avril 2024 et qui avait déjà mis l’accent sur les besoins de renforcer l’intégration du marché unique en insistant sur des marchés clés (financier, énergétique et télécommunications notamment) pour permettre aux Européens de tirer pleinement les bénéfices associés à la taille de leur marché, vecteur important pour se créer des avantages comparatifs compte tenu des transformations à l’œuvre dans le domaine digital et la transition verte.
Les commentateurs se focalisent largement sur les enjeux de financement, qui ressortent comme des facteurs critiques de succès des rapports Letta et Draghi. Mais ces derniers ont également pour vertu d’alimenter le débat sur la compétitivité, qui doit permettre d'explorer des visions diverses, parfois divergentes — compétitivité par la réduction des coûts à court terme, ou compétitivité cherchant à nourrir les enjeux de long terme, équilibre à trouver avec les enjeux de sécurité et de résilience — et d’aboutir à des arbitrages cruciaux sur le commerce, l'énergie et le soutien à l’industrie, et une méthode renouvelée (Iddri, 2024) : faut-il favoriser l’accès à une énergie propre et moins chère pour certains secteurs ? Faut-il soutenir ou protéger d’une trop grande concurrence extérieure certains secteurs ou produits et dans quels autres domaines est-il au contraire préférable de réduire les barrières ? Dans quelle temporalité et sur quels critères (sécurité, apprentissage technologique, emploi ou vitesse de la transition) prendre ces décisions ?
Sans chercher à conclure un débat sur les concepts, le rapport Draghi propose une vision de l’enjeu de compétitivité axée sur l'augmentation de la productivité économique à travers l'innovation, la diffusion des technologies numériques et vertes, l'éducation et les compétences, la simplification administrative et la mise concurrence entre acteurs économiques ; il pointe également l’enjeu de sécurisation des chaînes de valeurs et ajoute des propositions d’action concrètes qui gagneront à être discutées et pour certaines sont déjà embarquées par les nouvelles institutions de l’UE.
Point positif, la part belle est ainsi donnée aux enjeux de long terme plutôt qu’à la compétitivité-prix de court terme. Et la nécessité pour l’Europe de bâtir des partenariats industriels avec des pays tiers est soulignée ; sur ce sujet, un travail diplomatique sérieux sera nécessaire pour bâtir un agenda (Iddri, 2024) et des priorités partagés au-delà des seuls intérêts économiques européens. Néanmoins, certaines dimensions de long terme, comme l’amélioration de l’environnement et de la santé comme facteurs d’attractivité (biodiversité, pollution, agriculture) ou l’économie circulaire, mériteraient d’être mieux reconnues dans un agenda visant à rendre l’économie européenne plus performante ; de même, le concept de sécurité devrait être élargi afin d’y intégrer la résilience (Iddri, 2024). D’autant que se posent de nouveaux enjeux environnementaux propres à la transition, comme l'extraction minière en profondeur ; de ce point de vue, ce rapport suscite déjà des inquiétudes liées à la justification qu’il semble apporter à la possible mise en valeur de ces minerais et aux attaques perçues contre le devoir de vigilance (Corporate Sustainability Due Dilligence Directive) des entreprises.
L’amélioration de la productivité économique proposée dans le rapport se fera-t-elle au service d’une Europe plus durable ? (Iddri via Sustainable Views, 2024)
Le rapport est clair sur l’ambition d’atteindre les objectifs climatiques de l’UE (Iddri, 2024). C’est un message important, tant le fait de donner un cadre et une direction claire aux entreprises peut sécuriser leurs investissements (Iddri, 2024) et donc leur compétitivité de long terme ; à l’inverse, les velléités de retour en arrière peuvent être un facteur déstabilisant. Mais le risque d’une révision (possiblement à la baisse) de ces objectifs est aussi évoqué si la productivité économique ne s'améliore pas ou si l'écart avec les États-Unis ne se réduit pas ; un avertissement à prendre au sérieux pour ne pas s'engager sur une pente glissante. Pour prendre l'exemple souvent discuté de l'automobile, l'enjeu aujourd'hui n'est pas de remettre sur la table le calendrier des réglementations adoptées ou de passer à une stratégie neutre technologiquement, ce qui augmenterait le niveau d'incertitude pour les industriels, mais de mettre en place les conditions nécessaires pour que l'industrie européenne rattrape son retard.
Enfin, peu d’éléments figurent dans le rapport sur la manière dont l’UE peut s’organiser pour décider et piloter sa politique industrielle, tant sur le plan transversal que pour décider quels secteurs sont prioritaires et quels acteurs mettre autour de la table. Ni sur la façon de résoudre les conflits distributifs entre citoyens et territoires d’Europe, dans un contexte où les arbitrages budgétaires vont être difficiles à opérer et ne semblent pas favoriser les politiques de cohésion et plus largement les enjeux sociaux. Or une réflexion doit être menée sur le contenu de la stratégie industrielle de l’UE et sur des politiques d’accompagnement qui permettent d’embarquer entreprises, syndicats, territoires et société civile. La mise en place de la nouvelle Commission et de ses portefeuilles aux prérogatives transversales, ainsi que la conception du plan industriel du Pacte vert (Clean Industrial Deal), doivent être l’occasion d'examiner dès maintenant si une vision est partagée à l'échelle européenne et d’identifier les décisions à prendre pour l'alignement des politiques européennes.